C’est ainsi qu’Isabelle tomba, un soir, sur une scène d’une rare violence. Des gens de mauvaise mine venaient de s’en prendre au duc de Brancas que le duc de Beaufort – chéri des Parisiens et que l’on surnommait le Roi des Halles – avait provoqué en duel. Le malheureux allait être jeté au fleuve quand, du haut de son propre carrosse, la jeune femme se lança dans un discours passionné, rappelant à ces gens qu’ils avaient à présent un Roi peu disposé à laisser son bon peuple faire n’importe quoi, y mêlant un appel à la charité chrétienne et en terminant par une espèce de déclaration d’amour à ce « beau peuple » qu’elle avait toujours connu et qui « se devait de rester fidèle à sa grandeur et à toutes ces belles qualités que le monde entier lui reconnaissait »…

Sans doute parce qu’elle était ravissante, on l’écoutait bouche bée quand Beaufort, qui n’était pas loin, se matérialisa soudain auprès d’elle et clama :

— Faites à la volonté de Mme la duchesse de Châtillon, car elle parle d’or, et rendez-lui un peu de tout cet amour qu’elle vous porte… et dont je la remercie, souligna-t-il en baisant la main d’Isabelle. Je n’aurais pas mieux dit qu’elle. Et d’autre part, l’honneur me commande à moi de régler mes comptes en personne ! Remettez M. de Brancas dans sa voiture et acclamons la plus belle des duchesses !

— Vous allez vous susciter des ennemies, monsieur le duc, prédit Isabelle tandis que les vivats éclataient de partout.

Il lui sourit de toutes ses belles dents blanches. C’était en effet un homme superbe et qui ne rencontrait guère de cruelles.

— J’en ai déjà tellement, alors un peu plus un peu moins ! Où vous rendiez-vous ?

— Au Palais-Royal, où Mme de Brienne doit me rejoindre pour aller saluer la Reine !

— Alors n’oubliez pas de me mettre à ses pieds ! dit-il, devenu très grave. Je hais Mazarin, mais je la vénère ainsi que mon Roi !

Nemours reparut le soir même. Il était environ dix heures quand la cloche d’entrée se fit entendre. Encore sous le coup de son action d’éclat, Isabelle était restée au logis comme elle aimait à le faire parfois et elle s’y trouvait en la seule compagnie d’Agathe qui l’aidait à se préparer pour la nuit. La femme de chambre s’occupait à brosser la soyeuse chevelure quand un valet vint annoncer le visiteur. Elle allait dire que Mme la duchesse ne recevait plus à une heure aussi tardive, mais Isabelle, rose de joie, l’arrêta :

— Allez me le chercher ! Il est tout juste celui que je souhaitais voir ! Et veillez à ce que l’on monte une collation… avec du vin de Loire, qu’il aime particulièrement. Puis qu’on ne me dérange plus !

Le ton était sans réplique. Agathe se contenta de sourire, sortit chercher l’arrivant qu’elle introduisit dans la chambre avant de refermer la porte sur lui en esquissant une révérence… après quoi elle colla son oreille au panneau de bois afin d’entendre au moins les premières paroles échangées, mais elle n’entendit rien et se retira sur la pointe des pieds.

Il n’y avait en effet rien à entendre. Debout l’un en face de l’autre, Isabelle et Nemours se regardaient, mais ils n’avaient pas besoin de mots tant était ardente la passion que le regard de ce dernier exprimait. Puis Isabelle ouvrit les bras et se laissa emporter.

Ils s’aimèrent longtemps sans s’exprimer autrement que par les gémissements, les soupirs, les cris mêmes que l’amant éteignait sous ses lèvres. Pourtant leur dernière rencontre ne remontait pas si loin, mais il leur semblait qu’il y avait une éternité et que jamais ils ne pourraient assouvir la faim à la limite de la douleur qu’ils avaient l’un de l’autre. A peine apaisé, un baiser ou même un simple effleurement faisait renaître le désir et minuit était passé depuis… un certain temps quand ils s’abandonnèrent enfin sur le lit, haletants… Sans se donner la peine de voiler son corps, Isabelle alla prendre le plateau qu’Agathe avait dû placer dans le cabinet voisin et revint le poser sur les draps…

— Vous devez mourir de faim et de soif ! dit-elle en emplissant un verre d’un joli vin à peine doré qui pétillait légèrement.

Il l’avala d’un trait.

— C’est de vous que j’avais faim et soif au point de ne plus sentir qu’il me fallait reprendre des forces…

— Vous voilà comblé, j’espère.

— N’en croyez rien, vous le savez ! Il me suffit de vous regarder pour que tout mon être vous appelle ! Et pourtant je dois vous quitter !

— Pour cette nuit sans doute où vous devez rentrer chez vous, mais demain…

— Demain il y a fête chez Monsieur.

— Je le sais. Je suis invitée et ravie que vous y soyez aussi, mais ensuite…

— Ensuite je repars ! En réalité ce bal est donné en mon honneur et, entre deux danses, il est prévu que je reçoive des lettres importantes.

— Des lettres importantes ? Mais pour qui ?

— Mon ange ! fit-il en riant. Il est à croire que, comme toutes les femmes, les folies de la Terre vous importent peu ! Des lettres pour Monsieur le Prince, voyons ! En fait, je ne fais que traverser Paris pour aller le rejoindre… Mais qu’avez-vous ?

Elle venait de glisser du lit, enfilait son peignoir, ses mules et, soudain glacée, s’accroupit près du feu qu’elle tisonna furieusement sans répondre. Il s’inquiéta :

— Vous n’êtes pas bien ? Vous voilà toute changée ?

— Des lettres pour Monsieur le Prince ? Et de qui ?

— De Monsieur, voyons ! Condé ayant décidé de reprendre le combat, il a besoin de tous ses amis. Quant à Monsieur lui-même, il se charge de Paris où des placards reparaissent, à ce que j’ai pu voir… Mais vous m’inquiétez ! Venez près de moi, Isabelle !

— Non ! Ainsi tout recommence et vous n’avez rien compris  ! Mais vous êtes idiots ou quoi ? Condé a besoin de tous ses amis ? Et pour quoi faire ? Pour consommer sa énième trahison en ravageant un peu plus le royaume ?

— Il le faut, mon cœur ! Mazarin…

— Au diable Mazarin ! riposta-t-elle. Même exilé, même ruiné vous continuez à le voir partout ! C’est Croquemitaine, ma parole ! Alors maintenant répondez à ma question : celui qui dort à cette heure au Palais-Royal sans s’imaginer un instant que vous vous acharnez à le dépouiller de son héritage avec l’aide de son ennemi, qu’est-il pour vous ?

— Mais… le Roi !

— A vous entendre, je me prends à en douter ! Ceux qui devraient être ses fidèles sujets préfèrent être les inféodés d’un traître ! Et le plus éclatant de tous puisque, après avoir fait mordre superbement la poussière à l’Espagne, il lui vend son épée contre les deniers de Judas !

Il sauta à bas du lit et voulut la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa si brusquement qu’il trébucha et retomba sur le lit cependant qu’elle poursuivait :

— La régence est de l’histoire ancienne, monsieur le duc de Nemours ! Et le règne de Louis XIV a commencé, mais vous trouvez plus commode de vous cacher la tête derrière le petit doigt ? Et ne me servez pas qu’il n’est encore qu’un enfant, parce que ce n’est plus la réalité ! Avez-vous seulement rencontré son regard ? Non, n’est-ce pas, sinon je doute que vous puissiez le soutenir !

— Vous êtes bien une femme ! sourit-il, indulgent. Il est jeune, beau, et il vous émeut mais…

— Et je vous croyais intelligent ! Alors répondez à cette question : que ferez-vous quand, menant vos Espagnols au combat, vous vous trouverez sur quelque route de France devant cet « enfant » et de ceux qui lui restent fidèles ? Vous braquerez votre pistolet dans sa direction ? Vous tirerez votre valeureuse rapière pour foncer sur lui en criant « Sus à l’ennemi » ? Parce que si vous le manquez, vous perdrez votre seule chance d’échapper au sort des régicides : les « préparatifs » préliminaires et quatre chevaux attelés à vos membres ! Et vous ne l’aurez pas volé ! Pendant que vous implorerez « grâce ! » à la face du Ciel, Monsieur, duc d’Orléans et prince des fourbes, comptera benoîtement l’argent qu’il aura réussi à extorquer en vendant l’un ou l’autre de ses bons amis… sinon tous ! Il est des plus habiles à ce jeu ! Allez-vous-en !

— Isabelle !

— Il n’y a plus d’Isabelle !

— Mais enfin, regardez-moi, au moins !

— Je sais ! Vous êtes très beau ! Mais ne comptez pas sur votre corps pour vous rendre le mien. Ne pensez-vous pas qu’il est temps d’aller vous reposer ? Ce soir vous vous rendez au bal ! Il vous faut montrer à votre avantage !

— Vous viendrez ?

— Pourquoi pas ? Votre femme y sera aussi, je présume2  ?

A une lueur qu’elle vit soudain s’allumer dans le regard bleu qui ne la quittait pas, elle sentit qu’il était prêt à se jeter sur elle et, sans plus attendre, courut dans la pièce voisine dont elle ferma la porte à clé avant de s’y adosser. Elle était au bord des larmes, mais sa détermination ne faiblissait pas… même s’il lui était dur de tourner aussi cette page-là ! Beaucoup plus dur qu’elle ne l’aurait supposé…

Le lendemain, Isabelle n’alla pas au bal de Monsieur.

Elle en était incapable, à la surprise de Mme de Brienne qui savait combien elle aimait danser, se parer pour attirer les hommages masculins. Comme elle s’en inquiétait, Isabelle répondit :

— Il ne me semble que, si j’y allais, je m’avancerais en pays inconnu !

— Vous connaissez tout le monde, cependant.

— Je le croyais. En fait il n’en est rien ! J’ai encore dans les oreilles le tonnerre des acclamations qui ont accueilli le Roi lors de sa majorité. Monsieur se pavanait dans le carrosse de la Reine mère. Mazarin exilé, le peuple était heureux, la France était heureuse, et voilà que la belle image de ce jour mémorable se fendille et s’effrite pour laisser apparaître une bien triste réalité : Monsieur s’est remis à conspirer…