— Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas, Isabelle ?

— Plus que vous ne l’imaginez, ma mère ! François est mon cher petit frère et je pense comme Madame la Princesse que, dernier des Montmorency, il ne sera pas le plus mauvais, et de loin ! Je suis certaine qu’il portera notre grand nom avec honneur, peut-être aussi très haut… et très loin !

— Quelle fougue ! s’écria Mme de Bouteville en riant. Dieu vous aurait-il accordé le don de voyance ?

— J’en serais fort aise, mais, avec votre permission, je me borne à répéter ce qu’en dit Madame la Princesse ! Les maîtres qu’elle lui a donnés vantent son sérieux et son application à apprendre, mais, dès qu’ils ont le dos tourné, il ne pense qu’à rire, plaisanter, ferrailler… et faire sa cour aux dames qui s’en montrent ravies5 .

On s’en tint là. Elisabeth de Bouteville préférant garder pour elle l’inquiétude que lui inspirait justement cette extrême affection dont sa cousine faisait preuve envers son petit François. Elle pouvait lui valoir l’inimitié, sinon la haine du jeune prince de Conti, le troisième enfant du couple princier.

Celui-là était né malingre, contrefait et maladif plus encore que ne l’était François. Sa mère ne s’en était guère occupée, Monsieur le Prince l’avait d’ailleurs ôté d’entre les mains des femmes dès que l’on eut l’assurance qu’il atteindrait l’âge d’homme, sauf accident, et pourrait vivre normalement… Destiné à l’Eglise, il entra d’abord au collège de Clermont à Paris avant d’aller chercher un air plus sain à Bourges, toujours chez lesdits Jésuites, pour y entreprendre de solides études qui pourraient en faire une lumière de leur maison. Ce qui ne fut pas exactement le cas. Mais on n’en était pas là !

La préférence marquée de la princesse Charlotte pour le « petit Bouteville » lui valut naturellement plus d’une remarque acerbe de son gracieux époux :

— Vous êtes entichée de ce nabot, ma parole ! Et n’en feriez pas plus s’il était le fruit de vos amours avec quelque galant !

— Vous avez raison : j’en ferais beaucoup moins ! Cet enfant est le dernier à porter l’illustre nom de nos ancêtres ! Que vous le vouliez ou non, c’est un Montmorency, un vrai, et je m’y connais  !

— Il y a bien là matière à en être si fière ! Que vous le vouliez ou non, c’est et ce sera toujours un nabot !

— Outre que votre vocabulaire me paraît fort réduit, vous n’y connaissez rien ! François est bossu, nul ne le contestera, mais avec tant de grâce, de gaieté, de désinvolture et d’élégance qu’on a tôt fait d’oublier ce défaut de la nature. En outre il est charmant, plein d’esprit et de générosité – un mot dont vous semblez ignorer la signification ! Par moments, il me rappelle mon frère adoré, Henri, que votre cher Cardinal a envoyé au bourreau de Lyon comme il avait envoyé à celui de Paris, cinq ans auparavant, le père de François…

— Il vous plaît de faire table rase du Roi ! C’est lui, pourtant, et non M. le Cardinal, qui a signé les arrêts de mort de vos deux héros et a refusé leur grâce…

— … à toute la Cour et à plus de la moitié du royaume ! Je n’ai jamais prétendu aimer Sa Majesté mais je la respecte. Ce n’est pas le cas de votre Richelieu auquel vous tenez tant, vous, un prince royal, à nous allier ! Et tout cela parce que vous guignez sa fortune !

— Et pourquoi pas ? N’est-ce pas la faute de votre famille si nous avons perdu Chantilly et Ecouen, ces deux merveilles ? Sans compter….

— Ne comptez pas plus avant ! Ces merveilles, comme vous dites, n’ont jamais été vôtres, mais les biens de nos connétables. Alors ne pleurez pas dessus ! Rien ne laisse augurer qu’il en donnera l’héritage à sa nièce ! Sa parentèle ne comprend pas uniquement cette… nabote !

— Elle n’a pas le dos tordu que je sache !

— Cette naine, si vous préférez ! Elle a la tête en moins que n’importe quelle fille de son âge ! La belle duchesse d’Enghien que vous allez nous donner là ! Il est vrai qu’on la dit de petite santé et qu’elle aura peut-être le bon esprit de rendre veuf son époux… puisque vous tenez tellement à lui infliger cette humiliation, alors…

— … qu’il peut prétendre à n’importe quelle princesse royale ? Ne rabâchez pas ! ricana Condé. Vous perdriez votre temps puisque tout est décidé !

Tout était décidé en effet. Le mariage devait avoir lieu au Palais-Cardinal6 avec un éclat inimaginable. Richelieu était décidé à en faire le point d’orgue d’une carrière exceptionnelle qui ne durerait plus très longtemps, sa santé détruite ne lui laissant espérer qu’un nombre restreint d’années. C’était la gloire de sa famille que l’on allait célébrer en unissant sa nièce au futur prince de Condé avec une grande magnificence.

Quelques jours avant les festivités, Isabelle et sa sœur étaient arrivées de Précy où elles avaient passé quelques mois auprès de leur mère dont la santé n’était pas alors des meilleures. De toute façon, et bien qu’invitée chaleureusement par Mme de Condé, Elisabeth de Bouteville aurait préféré se jeter par une fenêtre plutôt que d’assister à son rang, de par sa naissance, à une cérémonie qui allait unir l’un des siens à la famille d’un homme qu’elle considérait comme le bourreau de son époux adoré. Ce en quoi elle se trompait, car Richelieu, qui était favorable à une peine de prison, avait tenté d’incliner le Roi à la clémence envers le jeune fou. Mais Louis XIII, excédé de voir ses édits bafoués avec tant d’insolente obstination, n’avait rien voulu entendre.

Sachant combien restait vive la blessure de son amie, la Princesse n’avait pas insisté. En revanche, elle avait tenu à ce que les enfants fussent présents et en bonne place. Pour François, c’était tout facile : il ne la quittait que le temps imparti au repos et celui réservé à son instruction et à son éducation. Marie-Louise était une pâte molle qui avait besoin de se trouver un mari ; quant à Isabelle, volontiers frondeuse avant la lettre, la Princesse, qui l’aimait beaucoup, pensait que c’était là l’occasion rêvée de faire admirer à la Cour entière quelle ravissante jeune fille elle était en train de devenir. Bien qu’elles eussent quatre ou cinq ans de plus qu’elle, Isabelle était digne de rejoindre le bataillon frivole, chatoyant et parfumé des belles amies de sa fille Anne-Geneviève : Mlles d’Angennes – fille de la marquise de Rambouillet –, de Vertus, les deux sœurs du Vigean, du Fargis, etc. Sûre d’elle-même, de sa beauté, de son éclat, de son esprit et de son charme, Anne-Geneviève n’y voyait pas d’inconvénient, au contraire  : elles étaient les pierres précieuses d’un collier rehaussant la splendeur du motif central composé, lui, d’un joyau exceptionnel : elle-même. Et n’hésita pas à la complimenter :

— Il était temps que notre deuxième Montmorency se décide à choisir entre l’éventail et la rapière ! Vous étiez, ma chère, beaucoup plus proche de votre frère que de nous ! Mais soyez la bienvenue ! A ces noces ridicules, on nous regardera bien davantage que l’épousée !

— Est-ce très important ?

— Très ! Imaginez qu’elle soit belle et que mon frère se mette à l’aimer ? Ce serait insupportable ! Mais, grâce à Dieu, il n’en est rien ! D’ailleurs elle n’a que treize ans et elle est quasi naine !

— Elle grandira et peut alors changer !

— Oh, vous êtes insupportable, ma chère ! Je vous dis, moi, qu’il ne l’aime pas ! J’ajouterai même qu’il ne la touchera jamais !

— Mais, M. le Cardinal… ?

— … ne peut l’obliger à en faire une femme… même si au soir du mariage on les mettra dans le même lit ! Mon frère lui dira bonsoir bien poliment et lui tournera le dos…

— Elle se plaindra à son oncle ! prédit Mlle du Fargis.

— Qu’y pourra-t-il de plus ? Je le vois mal installer sa vénérable robe rouge dans la chambre des mariés pour imposer sa volonté dans une affaire aussi délicate ! Ce serait ridicule pour tout le monde ! Louis ne la touchera pas, vous dis-je, et cela pour la meilleure des raisons : Son Eminence va vers sa fin ! Elle est fort malade et cela se voit. Lui mort, Enghien, se prévalant d’une union forcée et blanche, n’aura aucune peine à se démarier !

— Pour épouser qui ? demandèrent trois voix à la fois.

Relevant bien haut sa belle tête blonde, Anne-Geneviève répondit avec superbe :

— La gloire, mesdemoiselles ! Celle qu’il cueillera sur tous les champs de bataille qui l’attendent !

— Mais… la descendance ?

— Il pourra alors choisir parmi les princesses les mieux nées ! Pourquoi pas une infante ?

Et sur cette fière et optimiste prédiction on partit pour le Palais-Cardinal cependant que le futur époux et sa famille se rendaient au Louvre où, chez le Roi, ce serait la signature du contrat, après quoi l’on se retrouverait chez Richelieu où il y aurait comédie dans le théâtre que le Cardinal a fait construire dans une aile de sa fastueuse demeure. Chacun s’attendait à s’y ennuyer ferme, car on devait donner une tragédie, Mirame, dont nul n’ignorait qu’elle était l’œuvre du maître de céans dont les talents de dramaturge n’atteignaient pas – et de loin ! – l’altitude de ses ambitions littéraires. Avoir fondé l’Académie française ne suffisait pas à le nantir d’une plume talentueuse ! Heureusement, il y aurait le souper dont on pouvait être certain qu’il serait aussi copieux que somptueux…

N’y étant jamais venue, Isabelle admira sans réserve le palais composé de deux corps de bâtiment reliés par des galeries, l’ensemble encadrant un jardin d’où l’hiver avait chassé les fleurs mais non l’harmonie des parterres dessinés au petit buis aussi élégamment qu’avec un pinceau, ni la beauté des sculptures qui l’habitaient. En outre, pour faire patienter ses invités, des violons renforçaient l’accueil plein de grâce de la duchesse d’Aiguillon, nièce préférée du Cardinal qui jouait chez lui le rôle de maîtresse de maison, sans oublier les plateaux chargés de rafraîchissements. On attendit ainsi, rassérénés, l’arrivée des héros de la fête.