— Mon époux est un lâche, tout comme Monsieur ! Et il aime l’or par-dessus tout. Comment ai-je pu épouser cela quand j’aurais pu… j’aurais dû être Reine de France !

Mme de Bouteville retint un sourire. Cette chère Charlotte n’oubliait pas – et surtout ne permettrait jamais que l’on oublie – qu’à quinze ans elle avait suscité, chez le Roi Henri IV, une passion à ce point dévastatrice qu’il s’apprêtait à porter la guerre aux Pays-Bas afin d’en ramener sa bien-aimée que l’affreux Condé – le mari ! – avait emmenée de force pour la confier aux soins de l’infante Isabelle Claire Eugénie et à son mari, l’archiduc Albert, gouverneurs du pays pour le Roi d’Espagne. Un abominable scandale, une histoire délirante qui se laissait d’autant moins effacer qu’il avait fallu le couteau de Ravaillac pour y mettre fin2 … Finalement, Elisabeth de Bouteville se risqua à poser la question que, en dépit de leur amitié, elle n’avait encore jamais osée :

— Il vous aimait à la folie à ce que l’on m’a appris, mais vous ? L’aimiez-vous au moins un peu ?

— Moi ? Mais je l’adorais !

— Il avait cinquante-six ans et vous quinze ! Comment est-ce possible ?

— On voit que vous ne l’avez pas connu ! Cinquante-six ans, dites-vous ? Mais il était plus jeune, plus vaillant, plus gai, plus amoureux et plus tendre que n’importe quel jeune homme de sa Cour ou de celle d’à présent ! Le seul reproche que j’aie pu concevoir à son égard est de m’avoir contrainte à épouser Monsieur le Prince qui lui est son contraire, mais, le sachant adonné plutôt aux garçons, il espérait que notre mariage serait blanc ! Erreur fatale ! Il est mort… et je suis princesse de Condé !

— Et vous avez trois enfants que vous ne regrettez pas, je pense ?

— Bien sûr que non ! Ma fille Anne-Geneviève a la beauté d’un ange… encore que je ne sois pas certaine qu’elle en soit un malgré sa piété. Mon fils Enghien3 est franchement laid… Mais il est des laideurs qui subjuguent et son œil est celui d’un aigle. Il sera, je pense, un grand homme de guerre. Il est digne d’une princesse et son père veut le marier à la nièce d’un ministre qui a sur les mains le sang de votre époux et celui de mon frère chéri ! Grâce à lui et à notre « bon Roi », le seul Montmorency mâle qui demeure est votre jeune François auquel l’héritage a été refusé, à commencer par le titre ducal !

Mme de Bouteville préféra garder le silence. En dépit du temps écoulé – un peu plus de quatorze ans ! –, tout rappel du jour maudit de l’exécution réveillait une douleur endormie parfois, jamais éteinte. Venait s’y ajouter, cinq ans après la catastrophe qui l’avait frappée si cruellement : le frère chéri de Mme de Condé, le jeune et follement séduisant duc Henri de Montmorency, avait suivi le même chemin sanglant, mais cette fois pour trahison. Le duc – qui haïssait le cardinal de Richelieu – s’était laissé entraîner par Monsieur – duc d’Orléans et frère du Roi ! – dans une guerre ouverte contre le pouvoir royal.

Défait devant Castelnaudary et atteint de dix-sept blessures, il n’en avait pas moins été exécuté à Toulouse en 1632 – cinq ans après Bouteville ! –, tandis que Monsieur, fidèle à son habitude, abandonnait ses complices et se faisait payer sa « repentance ».

Cette mort avait resserré encore les liens entre Charlotte de Condé et la jeune veuve de l’impénitent duelliste. Se chargeant de leur avenir, Charlotte avait pris chez elle ses trois enfants : Marie Louise, Isabelle, alors âgée de quelques mois, et François, né après la mort de son père.

Ce faisant, elle entendait réparer une injustice tout en suivant l’élan de son cœur : outre le fait que les Bouteville étaient des Montmorency pauvres, l’exécution leur avait ôté, au bénéfice de la Couronne, la majeure partie de leurs biens, à commencer par leur hôtel parisien de la rue des Prouvaires, ne leur laissant guère que leur petit château et village de Précy-sur-Oise ainsi que quelques terres. Quant au testament du duc Henri4 , il avait été considéré comme nul tandis que les magnifiques châteaux de Chantilly, Ecouen et autres propriétés étaient confisqués à Charlotte de Condé…

Pour celle-ci, cette spoliation légale était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Son beau Chantilly où elle se plaisait tant ! Mal entretenu sans doute en raison de la ladrerie proverbiale de son père, cependant fort riche, elle y avait vécu, entre la profonde forêt, les étangs et les jardins, les douces heures de l’enfance, même après la mort de sa mère, par la grâce de sa tante Diane, duchesse d’Angoulême, qui s’était efforcée de protéger ses amours tellement inattendues avec le Béarnais et d’adoucir les débuts de son désastreux mariage avec Condé… Ce Condé qui, à présent, poussait la veulerie jusqu’à se traîner, lui prince du sang de France, aux pieds d’un ministre tout-puissant et d’autant plus détesté pour qu’il accorde à son fils – son espérance à elle – la main d’une gamine insignifiante parce qu’elle était sa nièce !

— Le sang des Bourbons mêlé à celui de l’ancien évêque de Luçon, le plus « crotté » de France !

Elle venait de penser tout haut et s’en aperçut quand sa cousine murmura :

— Mais enfin pourquoi ? Que peut-il attendre du Cardinal ?

— Sa fortune, voyons ! Le Roi a fait ce Richelieu fabuleusement riche tandis qu’il nous dépouillait, vous et moi ! Il pense – sans doute parce qu’on le lui a laissé entendre ! – que ce contrat de mariage fera héritière cette fille de peu !

— N’êtes-vous pas un peu trop sévère ? J’ai cru entendre que c’était une Maillé-Brézé ?

— Oui. Et alors ?

— Si, au cours des siècles, cette famille a perdu de son éclat, elle n’en est pas moins de très ancienne et très bonne noblesse selon mon père qui était féru d’histoire, singulièrement des croisades, et en parlait souvent ! Au temps du royaume franc de Jérusalem, les Maillé y furent en belle place ! Après la mort de son épouse, Jacques de Maillé entra au Temple dont il devint maréchal. Sa vaillance était célèbre, même chez l’ennemi, et, quand il trouva la mort à la bataille de Tibériade, les gens du sultan Saladin tinrent à honneur de conserver… plusieurs fragments de son corps pour en faire des reliques dans l’espoir de s’assurer un peu de sa vaillance !

— Comment savez-vous cela ? s’étonna Madame la Princesse éberluée.

— C’était l’une de ses histoires préférées et il aimait à la raconter. Quant aux Brézé…

— Ma foi, je vous en fais grâce, coupa Mme de Condé en riant. Si leur histoire est du même acabit, vous me donnerez des cauchemars ! Surtout si l’on y ajoute la mère folle !

— Mais vous ne m’avez pas appris quelle réponse a reçu Monsieur le Prince ?

— On a condescendu à l’accepter ! Sinon je ne serais pas si fort en colère. Nous approchons de Noël. Le mariage aura lieu certainement en février. Une rude épreuve ! Quand j’y pense…

— Essayez de ne pas y penser !

— C’est difficile ! Si nous allions passer un moment chez Mme de Rambouillet ? proposat-elle soudain en se levant. On y respire un air plus plaisant que partout ailleurs. Qu’en dites-vous ?

— Non, merci ! L’air que l’on y « respire » est trop éthéré pour moi !

— Ma fille doit y être déjà. Aussi vais-je emmener votre Isabelle et votre délicieux François…

Ladite Isabelle – qui écoutait derrière la porte depuis dix bonnes minutes – jugea qu’il était grand temps pour elle de disparaître. Ramassant ses robes, elle fila vers l’extrémité de la galerie sans faire plus de bruit qu’un chat. Elle n’avait pas d’a priori contre l’hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre où la marquise de Rambouillet tenait le salon le plus aimable et le plus gai de Paris, mais elle avait besoin d’un peu de solitude afin d’examiner ce qu’elle venait d’entendre et qui l’intéressait au plus haut point. Pour cela, une seule solution : les jardins, où elle était sûre que l’on n’irait pas la chercher en décembre et alors que la nuit commençait à tomber.

Passant chez elle le temps de prendre une épaisse mante à capuchon, elle sortit sans rencontrer personne et s’enfonça dans les ombres des vastes jardins afin de gagner un coin qu’elle aimait particulièrement. C’était, abritée par un buisson d’acacias, une fontaine à laquelle s’appuyait un séraphin joufflu alimentant un gracieux bassin auprès duquel un banc de pierre s’offrait à la rêverie. Comme c’était assez à l’écart des splendeurs de l’hôtel de Condé, le petit bonhomme immobile ne recevait guère de visites et Isabelle l’avait adopté comme confident. Bien qu’il ne remplît pas les mêmes fonctions – l’un versait de l’eau et l’autre soufflait dans une trompette ! –, il lui rappelait certain angelot frisé officiant dans l’église de Précy près du cher château de son enfance où elle avait ses meilleurs souvenirs, même si la vie quotidienne y était bien moins fastueuse que dans les demeures des cousins Condé. Peut-être parce qu’il était plus facile d’y évoquer l’ombre guerrière d’un père qu’elle n’avait pas connu. Elle n’avait en effet même pas un an quand sa tête était tombée sur l’échafaud de la place de Grève. Ce qui ne l’empêchait pas d’adorer, au fond de son cœur, un fantôme bondissant au rire éclatant tout environné des éclairs arrachés aux épées tournoyantes.

Par le portrait conservé dans la chambre d’une épouse inconsolable, elle savait qu’il était beau, brun comme elle-même et le petit François, l’enfant posthume – alors que Marie Louise était blonde comme leur mère ! –, avec dans le regard une flamme insolente complétant la malice du sourire à belles dents blanches.

Les évocations pleines d’orgueil et de douleur de sa veuve avaient achevé de tisser la légende. Une légende qui avait placé à une singulière hauteur les aspirations d’Isabelle quand elle était entrée dans l’adolescence, cette étrange période où le corps abandonne ses lignes anguleuses pour ébaucher des courbes plus harmonieuses, où le cœur, tel un oiseau, essaie ses ailes sans trop savoir de quel côté prendre son vol. Celui qu’elle aimerait devrait être aussi séduisant que l’avait été François de Montmorency-Bouteville, le père bien-aimé !