Or, à son extrême surprise, le sien, faisant preuve en la circonstance d’un goût contestable, s’était mis à battre de façon désordonnée quand, près de trois ans plus tôt, le jeune Louis de Bourbon-Condé, duc d’Enghien, avait rejoint enfin l’hôtel familial et le cercle brillant dont sa mère était l’astre central.

On ne l’y voyait pas souvent… Condé, parce qu’il ne quittait pratiquement pas son gouvernement du Berry, avait installé son fils au château de Montrond où il lui faisait donner une éducation solide, appuyée sur les classiques et assez surprenante de la part d’un homme qui, par sa culture, son caractère comme son aspect physique – cheveux gris, gras et rares à l’instar de sa moustache et sa personne fort peu soignée ! –, ne le signalait guère à l’admiration des foules. Pas davantage par son courage, ses qualités de chef de guerre ou une amabilité que sa mine perpétuellement renfrognée ne permettaient pas d’espérer. Il semblait n’aimer personne sinon l’or dont il n’était jamais rassasié, et surtout pas sa femme à laquelle il ne pardonnait pas sa retentissante aventure avec le Béarnais. En outre, tourné vers le commerce des hommes, il n’avait paru découvrir son éclatante beauté qu’une fois bouclé à la Bastille où l’avait mené – et où elle l’avait rejoint – l’une de ses perpétuelles agitations. Mais, là, il en avait usé et abusé. Entre quelques fausses couches, Charlotte avait donné le jour à trois enfants : une fille, Anne-Geneviève, qui serait aussi belle que sa mère, un premier fils, Louis, laid, mais qui aurait de la prestance et un certain charme, enfin un second fils, Armand, titré prince de Conti, à la fois laid et contrefait  ! Après quoi la pauvre princesse avait eu le droit de respirer mais elle avait pris son époux en horreur. Quoi de pire, en effet, que le devoir conjugal accompli non seulement sans amour mais en plus avec répulsion ! Et assaisonné de jalousie, par-dessus le marché ! Ce cauchemar avait duré trois ans !

Or donc, ses livres de classe dûment refermés, Louis d’Enghien regagna Paris, au regret de monsieur son père, pour s’en venir prendre sous la houlette de sa mère le ton convenant à un prince, l’air de la Cour et de la haute société tout en fréquentant le Manège royal, jadis fondé par M. de Pluvinel et repris par M. de Benjamin où tout ce qui concernait les armes et l’art équestre atteignait une quasi-perfection. En ce qui concernait l’art de fréquenter les salons, sa mère était tout indiquée : le sien était presque aussi célèbre que celui de Mme de Rambouillet, et les charmantes amies de sa fille ajoutaient à son charme. C’est alors qu’Isabelle le vit pour la première fois… et ne l’oublia plus.

Il n’avait pourtant rien du héros de ses rêves avec son visage osseux auquel un immense nez en lame de couteau prolongeant un front vaste mais fuyant conférait une ressemblance avec un loup. Sous la masse de cheveux bruns désordonnés, comme la moustache et la barbe naissantes, la peau du visage semblait collée à l’ossature. En outre, si sa taille était bien prise et ses gestes pleins d’élégance, il n’était pas très grand. Une honnête moyenne – à dix-sept ans, il pouvait grandir encore ! –, mais Isabelle oublia tout cela en rencontrant son regard ! Il possédait des yeux magnifiques, d’un bleu profond que traversaient les éclairs d’une vive intelligence et, même si la denture projetait les lèvres en avant, le sourire pouvait être charmant.

Malheureusement pour l’adolescente, il ne fit que l’effleurer du regard. Elle n’avait alors que douze ans, ne brillait pas par ses ajustements – n’était-elle pas la cousine pauvre ? – et le qualificatif de petit pruneau lui eût convenu tout à fait ! – , mais la tendresse enthousiaste qu’il avait témoignée à sa sœur avait serré le cœur d’Isabelle. Il est vrai que, à dix-huit ans, Anne-Geneviève était d’une beauté saisissante avec son teint de fleur, ses cheveux blonds tellement soyeux que la lumière s’y reflétait en nuances différentes, ses larges prunelles couleur turquoise, sa taille fine et cette grâce un peu languide qu’elle mettait dans tous ses gestes et qui faisaient pâmer d’émoi les poètes de l’hôtel de Rambouillet. Elle tenait beaucoup de sa mère qui, à quarante-six ans, était toujours l’une des plus belles dames du royaume, traînant encore bien des cœurs après elle, à commencer par celui du séduisant cardinal de La Valette, qui trouvait le moyen d’être à la fois son amant depuis belle lurette et le meilleur ami du cardinal de Richelieu qu’elle haïssait.

La tendre complicité qui unit alors Enghien à sa trop séduisante sœur suscita chez la petite Bouteville une jalousie d’autant plus amère que la belle Anne l’avait percée à jour et le lui avait fait savoir en se moquant. Ce qu’Isabelle ne lui pardonna pas.

« Un jour, se promit-elle, je le lui ferai payer ! » Ensuite elle convainquit sa mère de la ramener dans leur cher Précy où aucune ombre insolente ne viendrait piétiner ses rêves.

Mme de Bouteville était trop fine pour n’avoir pas deviné le tourment de sa cadette. Elle le lui avait fait comprendre par un beau jour où toutes deux se promenaient au bord de l’Oise dont elles aimaient l’eau limpide ombragée d’aulnes et de saules, plus claire et plus propre que la Seine encombrée de chalands et de barques, et où canards et martins-pêcheurs pouvaient s’ébattre en toute sérénité sans risquer le seau d’ordures déversé par les gens d’une barge…

Elles marchèrent en silence pendant un moment, se contentant de respirer l’air doux où flottaient des odeurs de tilleul. Mme de Bouteville avait glissé son bras sous celui de sa fille.

— Je suis très satisfaite, Isabelle, que vous ayez souhaité rentrer à la maison en ces jours où l’hôtel de Condé bouillonne de ces multiples fêtes que donne notre cousine à l’occasion de l’entrée dans le monde de son fils Louis !

— Vous n’aimez pas les fêtes, ma mère ?

— Pas vraiment ! Et là, elles ne cessent pas ! Jamais Anne-Geneviève n’a eu autant d’amies !

— Vous pensez que toutes espèrent se faire épouser ?

— On le dirait… et c’est franchement ridicule ! Comme les Soissons, les Condés sont princes du sang ! Seule une fille de très haute maison… et de préférence nantie d’une fortune considérable peut espérer devenir duchesse d’Enghien ! Monsieur le Prince surtout y tiendra la main ! Alors à quoi bon susciter des espérances impossibles ?

— Des bruits courent pourtant…

— Laissez-les courir ! D’ailleurs, il est trop tôt ! Après avoir appris le monde, votre cousin va devoir faire preuve de sa valeur aux armées ! Ensuite seulement il pourra être question de le marier !

Isabelle n’avait rien répondu. Pourtant un bruit avait couru alors touchant la nièce de M. le Cardinal. On avait même parlé de fiançailles secrètes, mais la rumeur s’était éteinte : elle incommodait par trop Madame la Princesse ! Sans compter sa fille ! Encore que l’idée de marier ce frère bien-aimé lui déplût furieusement, Anne-Geneviève avait assez le sens du devoir pour admettre qu’un Condé se devait de continuer la race mais, dans ce cas, seule une altesse royale catholique, archiduchesse ou infante pouvait être admise à remplir ce rôle de génitrice ! Et voilà que l’indésirable Maillé-Brézé revenait sur le tapis ! En fait, elle ne l’avait jamais quitté, le Cardinal ayant permis à quelques courants d’air de prendre leur vol. Il n’était pas mauvais que l’on soupçonnât qu’un prince du sang recherchait sa nièce, mais de cela les dames de l’hôtel de Condé n’en devaient rien savoir. Avant de songer à des épousailles, Enghien ne devait-il pas recevoir le baptême du feu et démontrer une vaillance dont on pouvait douter s’il se mettait à ressembler à son géniteur ?

Or, au contraire de celui-ci qui dans les dernières campagnes s’était fait battre devant Dole en 1636, puis à plate couture dix-huit mois plus tard à Fontarabie, Louis d’Enghien venait, au siège d’Arras, non seulement de se comporter vaillamment, mais encore de montrer ces rares qualités qui laissent entrevoir un vrai génie militaire encore en formation… et toutes les femmes en raffolèrent…

C’était à tout cela qu’Isabelle songeait près de sa fontaine perdue au fond des jardins par un soir de décembre. Elle n’allait revoir son héros que sur le point de prendre femme, alors qu’elle avait tant espéré de l’instant où il poserait sur elle son regard insolent. Tandis que son aînée Marie-Louise, déjà jolie à sa naissance, développait une beauté paisible et sans surprise, sa croissance à elle – à l’image de la chrysalide s’ouvrant lentement sur un papillon ! – faisait éclore peu à peu un corps de nymphe, un ravissant visage au teint légèrement doré sous une masse de cheveux bruns et brillants, un petit nez mutin, de longs yeux sombres pailletés d’or dont les coins se relevaient à l’instar des commissures des lèvres roses, un rien moqueuses, dont le sourire espiègle révélait les plus jolies dents du monde. A l’inverse des beautés languides dont Anne-Geneviève était la reine incontestée, la petite Isabelle semblait pétrie d’un vif-argent qui mettait parfois une larme aux yeux de sa mère :

— Vous êtes fille jusqu’au bout des ongles, soupirait celle-ci, et pourtant vous me faites souvent penser à votre père ! Votre frère aussi lui ressemble… ou plutôt lui ressemblerait s’il n’y avait cette malencontreuse bosse…

— Vous devriez essayer de l’oublier, ma mère. Cette protubérance est disgracieuse sans doute mais ne lui enlève rien d’un charme et d’une joie de vivre sur lesquels chacun semble s’accorder. Même Madame la Princesse, qui ne cesse de l’attirer auprès d’elle, proclame qu’elle en a fait son page et l’emmène partout, à commencer par la chambre bleue de Mme de Rambouillet où il est très apprécié ! Il est toujours si gai, si prévenant ! Et je suis persuadée qu’aux armées, quand lui en viendra l’âge, il saura s’imposer par sa bravoure et son habileté à l’épée. Et tout cela c’est à vous qu’il le devra, ma mère, à tous ces soins dont vous l’avez entouré après sa naissance quand tous ici étaient persuadés qu’il ne vivrait pas longtemps !