En réalité il ne risquait pas grand-chose car Alexandra possédait un goût très sûr aussi bien pour s’habiller que pour choisir son décor. Affamée de savoir, elle avait déjà étudié une foule de choses un peu hétéroclites comme le français et l’italien, la botanique, le jardinage, le bouddhisme et les religions ouralo-altaïques, l’ethnologie, les astres et la meilleure façon de tirer les cartes mais aussi l’histoire de l’art et la décoration à travers les siècles. Éprouvant une véritable passion pour la reine Marie-Antoinette, elle s’était surtout penchée sur le XVIIIe siècle français et elle entreprit de déverser son érudition sur les corps de métier soumis à ses ordres. Les rares antiquaires n’eurent pas de plus fidèle cliente et elle réussit même à se procurer, Dieu sait comment, une paire de flambeaux provenant d’un des Trianon, exploit dont elle tira une juste fierté et qui lui valut le respect de celles à qui elle les avait arrachés de haute lutte.
Bien entendu l’Europe l’attirait. Elle rêvait de visiter Versailles et Vienne mais elle découvrit très vite que son époux détestait voyager en dehors de l’Amérique du Nord. Ce haut magistrat qui travaillait énormément considérait sa fonction comme une sorte de sacerdoce. En outre, il se passionnait pour la criminologie autant que pour la politique. À ses yeux, les peuples latins ne comptaient guère que des gens peu recommandables – cela pour les Italiens, les Espagnols et les Français – qui, lorsqu’ils ne s’entre-tuaient pas pour leur religion, ne songeaient qu’à s’approprier les fortunes américaines. Les pires étant bien sûr les Français, rejetons douteux d’effroyables buveurs de sang ne connaissant plus ni foi ni loi depuis qu’ils avaient massacré leur noblesse au nom d’une liberté dont ils étaient venus chercher l’idée auprès des grands esprits américains. L’Allemagne était peut-être un peu plus recommandable, encore que l’on y entendît un peu trop de claquements de bottes. Les Pays-Bas étaient d’une ennuyeuse platitude, quant à la Suisse, si elle possédait de belles montagnes, celles des Rocheuses ou de l’Alberta canadien ne lui étaient inférieures en rien. Bien au contraire…
Seule l’Angleterre planait sur ce désastre et tout ce que la jeune Mrs Carrington réussit à obtenir de lui fut un court séjour à Londres où Jonathan désirait visiter Scotland Yard et rencontrer quelques confrères. La seule consolation de la jeune femme fut de rapporter quelques bijoux anciens et une collection de ravissantes porcelaines tendres de Wedgwood car, en dépit de ce qu’elle espérait secrètement, il lui fut impossible d’amener son mari à passer la Manche. Il en rejeta la responsabilité, avec autant de gentillesse que de secrète hypocrisie, sur un procès important dont les ramifications s’étendaient jusqu’à Mexico mais qui, à présent, le rappelait d’urgence à New York. Quant à laisser Alexandra s’y rendre seule, il ne pouvait en être question.
Cette méfiance méprisante que l’attorney général montrait envers tout ce qui n’était pas américain ou anglais surprenait sa jeune femme. Elle n’arrivait pas à comprendre comment un homme aussi cultivé, une « aussi belle intelligence capable d’embrasser d’importants problèmes humains ou politiques, pouvait se montrer si rigide et si aveugle sur ce point.
— Vous appréciez cependant l’art et la littérature de ces pays, remarqua-t-elle un jour. Comment se fait-il que vous ne souhaitiez pas mieux connaître ces berceaux de vieilles civilisations ?
— Parce que j’ai déjà sillonné toute l’Europe lorsque j’étais plus jeune et n’en ai pas retiré de vraies joies. À quelques rares exceptions près, les gens y sont superficiels, paresseux, pervers et trop amis du plaisir. Et puis, songez-y : nos musées rivalisent déjà avec ceux de l’Europe et leurs meilleurs artistes viennent se faire entendre ici. Pourquoi voulez-vous que j’aille perdre là-bas un temps qui m’est si précieux ?
— Pour me faire plaisir et voir de belles choses…
— Seule la première partie de votre phrase est valable, ma chérie, fit-il avec l’un de ses rares et d’autant plus charmants sourires. Pour moi, je vois évoluer chaque jour dans notre maison la plus parfaite des œuvres d’art. Vous étanchez plus que largement ma soif de beauté.
Que répondre à cela sans être blessante ? Alexandra eut beau assurer que toute sa famille appréciait les visites outre-Atlantique, deux longues années s’écoulèrent avant qu’elle ne réussît à arracher à Jonathan la promesse de l’emmener au moins en France et en Autriche. Non sans peine, mais il n’est pas encore né, du moins sur la terre américaine, celui qui saura dire obstinément non à sa femme.
En ce qui concernait Alexandra, ce refus qu’on lui opposait sous les prétextes les plus divers finit par l’exaspérer et elle en vint à poser un ultimatum à son époux : ou bien il l’accompagnait dans le voyage dont elle rêvait ou bien elle le ferait sans lui. Pas seule, bien sûr, mais chaperonnée par l’un des membres de sa famille : il y avait toujours à Philadelphie un ou une Forbes prêt à s’embarquer sur le premier bateau venu.
Comprenant qu’il causait une véritable peine à sa jeune femme et que le stade du caprice était dépassé, Carrington décida enfin que l’on partirait pour la France au mois de mars mais sur le Majestic, le paquebot vedette de la très britannique White Star.
Passant sur ce détail, Alexandra, enchantée, fit ses préparatifs, procéda à un tri sévère dans ses toilettes avec l’intention ferme d’en doubler ou d’en tripler le nombre chez les couturiers parisiens. Elle acheta le dernier Baedeker et y lut tout ce qu’elle put trouver sur les lieux qui l’intéressaient. Elle n’en continua pas moins à mener une vie mondaine des plus actives, ne manquant ni un bal, ni une soirée au Metropolitan Opera, ni un vernissage sans compter une multitude de thés, de conférences et de réceptions dans sa propre demeure.
Elle glana durant ce temps quelques conseils, quelques adresses intéressantes et opéra, dans ses carnets, le recensement des quelques amies installées en Europe. Pendant quelques semaines, elle vécut cette sorte d’anticipation joyeuse qui ressemble un peu à des fiançailles. En dépit des critiques sévères qu’elle portait à son encontre, elle brûlait d’envie de connaître la noblesse française, descendant de ceux qui avaient servi Marie-Antoinette…
Et puis ce fut la catastrophe.
Comme tous les couples de la haute société américaine, les Carrington consacraient peu de temps à leur intimité en dehors du petit déjeuner toujours pris en commun et de l’heure, souvent tardive, où, revenant de quelque soirée, à moins qu’ils n’eussent eux-mêmes reçu, ils se retrouvaient tête à tête, le plus souvent dans la chambre d’Alexandra où Jonathan, en buvant un dernier verre, s’accordait le plaisir de contempler sa ravissante épouse avant de lui souhaiter une bonne nuit.
Ce soir-là, ils revenaient d’un dîner chez les Monroe qui avait été fort gai et Mrs Carrington, très en verve, commentait les menus événements de la soirée. Elle s’était bien amusée et ne prêtait guère attention à la mine contrainte de son mari quand, soudain, elle s’avisa d’une circonstance insolite : au lieu de s’asseoir contre le miroir, Jonathan, les mains au fond des poches, tournait en rond autour d’un guéridon comme un vieux sage chinois autour d’une idée essentielle.
— Vous ne m’écoutez pas ? reprocha-t-elle doucement. Avez-vous donc un souci ? Je vous ai observé quand nous étions à table, vous écoutiez à peine Lily Monroe.
— C’est vrai, soupira-t-il. J’ai un grave souci et je ne sais comment m’y prendre pour vous le faire partager. Vous allez devoir faire preuve de beaucoup d’indulgence, ma chérie…
Le mot fit rire Alexandra.
— Mon indulgence ? Quel drôle de terme dans votre bouche ! Auriez-vous commis une grosse bêtise ? Cela ne vous ressemblerait pas.
— Il ne s’agit pas d’une bêtise et ce qui m’arrive est tout à fait indépendant de ma volonté. En deux mots : je dois me rendre à Washington dès demain. Le Président m’a fait savoir qu’il m’attend. Il s’agit d’une affaire grave.
La jeune femme fronça les sourcils. Elle n’aimait pas beaucoup le titre officiel donné à un homme que tous deux appelaient simplement Teddy, même depuis que, parvenu à la magistrature suprême, il s’était installé à la Maison-Blanche. Il y avait là un signe pompeux qui n’augurait rien de bon.
— Ce n’est pas la première fois qu’il vous convoque d’urgence. Avez-vous une idée de ce que vous veut le… président Roosevelt ?
— Très vague mais je ne crois pas me tromper : il me réserve une mission importante… Je suis désolé, ma chérie, ajouta-t-il très vite en voyant s’assombrir le délicat visage, mais je crois que vous allez devoir me rendre ma parole. Je suis à peu près certain que nous ne pourrons pas partir dans huit jours.
Alexandra se leva brusquement. Dans son visage que la colère pâlissait, ses yeux sombres étincelaient.
— Voilà donc ce que vous mitonniez ? En vérité je suis trop bête ! J’aurais dû m’attendre à quelque chose de ce genre ! Car toujours vous avez trouvé de bonnes excuses pour éviter ce voyage mais je dois dire que, cette fois, vous faites vraiment donner la grosse artillerie. Le Président ! Rien de moins !… Et cela pour reprendre votre parole ? Oh, c’est indigne… indigne !
Jamais Jonathan n’avait vu sa femme si fort en colère. Jamais non plus ils ne s’étaient véritablement disputés et il se sentit un peu désorienté. Il voulut s’approcher d’elle mais elle fila d’un trait à l’autre bout de la pièce.
— Essayez de me comprendre, ma chérie, implora-t-il. Je n’ai aucun moyen de me dérober. D’autre part votre colère n’est pas justifiée : il ne s’agit pas d’annuler notre voyage mais seulement de le retarder…
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