— Que l’image est donc heureuse ! fit Alexandra en riant. Une bonne fois pour toutes, oncle Stanley, cessez de vous tourmenter ! Vous oubliez que j’ai déjà rencontré beaucoup d’étrangers. D’abord lorsque j’étais en Chine avec mes parents et ensuite dans la société new-yorkaise. Ils ne me font pas peur.

— Je sais que vous n’avez peur de rien mais certains sont séduisants…

— Pas pour moi ! dit-elle gravement. J’aime mon mari et, surtout, je suis américaine.

Même pour un fils de Philadelphie, la réponse avait de quoi surprendre. Mr Forbes leva un sourcil et ôta son cigare pour considérer la fille de son frère avec une sorte d’admiration :

— Est-ce que cela constituerait un certificat de vertu ?

— À mes yeux oui et surtout pour celles qui sont bien nées. Nous sommes avant tout loyales, franches et nous avons un grand sens de l’honneur. En outre, nous sommes fières de notre pays et nos hommes sont les meilleurs du monde : les plus intelligents et les plus courageux. C’est une chose dont je suis sûre et le Français, l’Anglais, l’Italien ou l’Espagnol le plus séduisant ne me fera jamais revenir sur cette opinion.

— Je le souhaite sincèrement pour votre mari. Néanmoins j’en connais qui, même bien nées, ne pensent pas comme vous. Je pense à Consuelo Vanderbilt, à Anna Gould…

— Pour Consuelo, le cœur n’y est pour rien : elle voulait être duchesse et planter sur sa tête les trois plumes d’autruche blanches pour aller faire la révérence à la cour de Saint-James. Il n’empêche que le duc de Marlborough est moitié moins grand qu’elle… Quant à Anna, lorsque je l’ai rencontrée à Newport l’été dernier, elle songeait sérieusement au divorce.

— Possible, mais c’est tout de même par amour qu’elle a épousé ce Castellane. Leur mariage a fait la fortune des fleuristes. Un vrai conte de fées !

— Cela ne veut pas dire qu’elle ait eu raison. D’ailleurs le « beau Boni » qui est venu la rechercher ne m’a pas plu du tout.

Une lueur de malice s’alluma sous les gros sourcils roux de Stanley Forbes :

— Un autre pourrait vous plaire ?

La jeune femme eut un haut-le-corps et gratifia l’impudent d’un regard noir :

— Oncle Stanley, je suis mariée et bien mariée. Si je vais en Europe, c’est pour m’amuser, acheter de jolies choses et visiter des sites exaltants pour l’esprit. Pas pour courir le guilledou. Bonne nuit !

Virant sur ses talons, elle se dirigea vers l’entrée des salons qu’elle traversa d’un pas rapide pour regagner le luxueux refuge où son époux et ses nombreux amis avaient entassé avant le départ bouquets de fleurs, paniers de fruits, confiseries et télégrammes. En dépit de cela elle se sentait mécontente de tout et de tous. On ne devrait jamais voyager avec un vieil oncle ! Le sien venait de lui gâcher le plaisir de ce premier soir en mer et lui rappeler fâcheusement les droits d’un époux dont le stupide entêtement avait permis cette conversation.

Si les choses s’étaient passées comme on en était convenus depuis des semaines, Alexandra Carrington aurait effectué sa promenade marine au bras de Jonathan avant de retrouver l’intimité de leur appartement pour y échanger leurs impressions. Lui se serait assis auprès de la coiffeuse comme il aimait à le faire lorsque tous deux rentraient du théâtre, d’un dîner ou d’une quelconque réception. Il regardait sa femme ôter ses bijoux et les peignes ornés de pierreries qui retenaient la masse de ses cheveux chatoyants, nuancés de divers tons d’or. Lorsqu’elle les libérait, ils ruisselaient le long de son cou mince et gracieux, de ses épaules dont elle n’ignorait pas la perfection satinée, et l’enveloppaient d’une parure vraiment royale en complet contraste avec ses yeux d’un noir profond, son teint d’une blancheur mate et ses belles lèvres pleines ouvrant sur des dents sans défaut.

Alexandra, qui élevait la coquetterie à la hauteur d’un sacerdoce, appréciait ces moments intimes où elle pouvait lire une tendre admiration dans le regard de son mari. Ils stimulaient sa fierté d’être la femme d’un homme que beaucoup lui enviaient, bien qu’il eût plus du double de son âge.

Leur mariage, trois ans plus tôt, avait été l’événement mondain de Philadelphie où Alexandra Forbes avait vu le jour. Attorney général de l’État de New York, Jonathan Lewis Carrington était aussi l’une des meilleures « têtes » du Parti Républicain et on le savait promis aux plus hautes fonctions. Il possédait de surcroît une grande fortune et, enfin, il n’avait rien de repoussant, au contraire : grand, maigre, bien que solidement bâti, son visage aux traits sévères, strictement rasé, s’éclairait d’un regard bleu-gris, froid et difficilement déchiffrable qui, dans l’exercice de sa profession comme en politique, était l’une de ses meilleures armes. Quant aux courtes mèches argentées qui striaient ses cheveux bruns, elles lui conféraient un charme supplémentaire selon Alexandra, qui le dépeignait en deux mots : c’était une « splendide créature ».

L’attention que, dès leur première rencontre à New York, dans un bal, le célibataire le plus convoité de l’État accorda à la radieuse miss Forbes, sonna l’alerte chez toutes les mères de filles à marier. Les langues s’en donnèrent aussitôt à cœur joie : on parla de la « Cendrillon de Philadelphie », ce qui était à la fois malveillant et entièrement faux car, sans être aussi spectaculaire que celle des Carrington, la fortune des Forbes n’était pas à dédaigner, pas plus que son origine.

Basée sur la construction navale et l’agriculture, c’était l’une des plus importantes de Pennsylvanie. Quant au clan Forbes, déjà connu en Aberdeenshire au XIIIe siècle – alors que les Carrington ne remontaient qu’au XVIIIe ! –, sa renommée se perdait dans les brumes d’Écosse et les neiges suédoises. Conclusion : Alexandra était mieux « née » que son prétendant même si les douairières de Park Avenue s’efforçaient de minimiser ce détail. En outre, elle possédait un titre supplémentaire au respect général : elle était une fille de la Liberté. Entendez par là qu’un de ses ancêtres avait, le 4 septembre 1776, apposé sa signature au bas de la Déclaration d’indépendance auprès de celles de George Washington, de Thomas Jefferson et de tous ceux qui levèrent alors l’étendard de la révolte contre l’Angleterre. Et Philadelphie avait été, dix années durant, la capitale des jeunes États-Unis, ce qui n’avait jamais été le cas de New York.

Parée d’une beauté remarquable, d’une intelligence certaine et d’une culture intéressante, Alexandra entendait n’accepter pour époux qu’un homme non seulement capable de satisfaire tous ses caprices mais encore apte à atteindre une situation de premier plan. Devenir un jour la première dame des États-Unis ne l’effrayait pas, au contraire, et elle se voyait très bien installée un jour à la Maison-Blanche.

Dès le premier regard échangé et bien qu’elle fût assaillie de soupirants la jeune fille jeta son dévolu sur ce haut magistrat. Elle lui trouvait davantage de charme et surtout plus de classe qu’aux jeunes sportsmen plus ou moins milliardaires qui faisaient la roue autour d’elle et aux intellectuels chevelus dont elle suivait les conférences et qui pétrissaient ses mains avec des paumes moites quand elle venait les féliciter. Celui-là était un homme qui pouvait devenir un monument historique. En outre, il suffit de peu d’instants à la fine mouche pour deviner qu’il était en son pouvoir.

Elle commença par jouer un peu cruellement avec lui mais elle avait assez de finesse pour ne pas aller trop loin et éviter de le faire fuir. Elle éprouva pour Carrington une grande admiration et, comme il arrive souvent chez les jeunes filles, elle décréta qu’elle l’aimait et se persuada que sa vie serait manquée si elle ne la liait pas à cet homme supérieur.

Lui, ébloui par cette blondeur, ce charme plein de vivacité et cette triomphante féminité, n’attendait qu’un encouragement et, en dépit des mises en garde de sa mère qui trouvait la jeune fille trop brillante et trop mondaine, malgré la réserve des Forbes qui le jugeaient un peu trop âgé, le mariage fut célébré le 20 octobre 1901, à Philadelphie, dans la belle demeure ancienne de Walnut Street où miss Forbes avait été élevée.

Celle-ci en éprouva un immense sentiment d’orgueil satisfait et de triomphe. Comblée de pierreries, de fourrures et d’une foule de choses aussi coûteuses qu’inutiles par un fiancé uniquement préoccupé de la parer et de la voir sourire, elle eut la gloire de voir le vice-président Théodore Roosevelt servir de garçon d’honneur à son fiancé dont il était l’ami le plus proche. Et si elle éprouva un pincement au cœur en quittant sa mère, sa tante Amity, ses oncles et surtout sa chère maison d’enfance, cela ne dura guère. New York n’étant pas bien loin de Philadelphie, elle pourrait revenir souvent. Enfin ne devenait-elle pas souveraine maîtresse d’une des plus belles demeures de la Cinquième Avenue, située en face de Central Park et qui, pour être moins imposante que les extravagants palais des Astor ou des Vanderbilt, n’en était pas moins fort enviable ?

Lorsque, au bras de son mari, elle en franchit le seuil flanqué de colonnes ioniennes, elle éprouva un frisson de joie : elle était désormais chez elle. Ce qui signifiait qu’elle allait pouvoir arranger à sa guise la vingtaine de pièces offertes à sa fantaisie. À l’exception, bien sûr, de l’appartement que se réservait Jonathan : chambre, fumoir et cabinet de travail voués définitivement au style anglais cher à la reine Victoria et hors duquel il estimait que sa pensée ne saurait s’épanouir.

— Tout le reste vous appartient, ma chérie, lui dit-il avec le courageux sourire de l’amour en lui faisant faire le tour du propriétaire. Vous pouvez en disposer à votre guise. Ce sera votre cadre et je veux qu’il vous plaise.