Parmi ceux-là, il y avait eu, avec le titre de comtesse, des terres en Bourgogne, un château à Chenôve, près de Dijon mais ce grand domaine n'avait jamais représenté à ses yeux autre chose que de grands parchemins abondamment décorés de sceaux multicolores : elle n'y avait jamais mis les pieds.
De tout cela d'ailleurs il ne lui restait plus rien car, en épousant Arnaud de Montsalvy, elle avait définitivement tourné le dos à sa vie d'autrefois. Abandonné par elle, blessé dans son orgueil comme dans son amour, Philippe de Bourgogne n'avait plus eu aucune raison de laisser à la disposition de l'épouse d'un ennemi la moindre parcelle de bonne terre bourguignonne. Tout ce que Catherine savait de lui, à présent, c'était qu'il ne l'avait pas oubliée ; qu'il lui gardait peut-être une tendresse puisque les hostilités définitivement closes entre le roi Charles VII et lui par le traité d'Arras en 1435, il avait fait porter jusqu'à Montsalvy, à la Noël précédente, un merveilleux portrait de Catherine, sous la forme d'une Annonciation peinte par son ami d'autrefois, Jean Van Eyck. Mais ce pouvait être aussi bien une marque de tendresse constante qu'un présent d'adieu définitif, offert pour solde de tous comptes.
À présent, la jeune femme s'étonnait, tandis que les pas de son cheval retraçaient un chemin jadis familier sur les pavés inégaux de la rue, de ne pas éprouver plus d'émotion à l'évocation de ces souvenirs.
En devenant Catherine de Montsalvy, elle avait changé de peau, presque changé d'âme et tout ce qu'évoquait sa mémoire lui apparaissait à présent comme une belle histoire qui lui aurait été contée un jour, une fantastique aventure arrivée à une certaine Catherine qui n'était pas tout à fait elle. La dame de Brazey était bien morte...
Par contre l'enfant qu'elle avait été autrefois, la petite Catherine Legoix, reprenait vie et se rapprochait, peut-être parce que Landry l'avait ramenée en la tenant par la main comme il l'avait fait tant de fois jadis. Tout naturellement, sans même s'assurer d'une auberge, Catherine, à peine franchie la porte Guillaume, avait pris le chemin qui menait à la rue du Griffon et à la maison de son enfance parce que, avant toute chose, elle avait envie d'embrasser son oncle Mathieu, car, en dépit de ses relations de concubinage avec une aventurière de bas étage, la jeune femme lui gardait une tendresse à cause de tout ce qu'il avait représenté pour l'enfant puis pour la jeune fille d'autrefois.
En longeant le jardin du palais, un attendrissant verger jadis planté d'herbes potagères par la duchesse Marguerite de Flandre, grand-mère de Philippe et qui avait gardé son nom, le regard de Catherine atteignit la flèche de la Sainte-Chapelle ceinte à mi-hauteur d'une gigantesque couronne ducale. C'était là que se tenaient les chapitres de la Toison d'Or. Si la revenante trouvait du plaisir à contempler la chapelle, ce plaisir venait moins de ce superbe symbole de sa beauté que du son harmonieux des cloches qui, à cette heure, y sonnaient l'angélus.
C'était pour elle la plus douce des bienvenues... et elle en oubliait presque la dangereuse mission qui lui incombait : déjouer le répugnant complot tramé, pour une vile question d'intérêt, contre la vie d'un roi captif... Elle en oubliait aussi qu'elle n'allait peut-être pas trouver, chez son oncle, l'accueil chaleureux qu'elle eût été en droit d'espérer en d'autres temps.
Depuis qu'une certaine Amandine La Verne était entrée dans sa vie, il avait dû beaucoup changer, l'oncle Mathieu, car la femme semblait forte. N'avait- elle pas réussi à le tirer de sa douillette retraite dans sa maison des vignes de Marsannay, pour le ramener à sa boutique de la rue du Griffon ? N'avait-elle pas réussi à lui faire chasser sa propre sœur ? Le pronostic n'avait rien d'encourageant...
Aussi, en tournant le coin de la rue, Catherine sentit-elle les battements de son cœur s'accélérer...
C'était étonnant pourtant comme le temps pouvait s'abolir à la simple vue d'un décor familier ! La rue bordée d'échoppes était exactement la même qu'au soir où, avec sa mère, sa sœur Loyse, Sara et Barnabé le Coquillart elle était arrivée, fragile adolescente, chez son oncle Mathieu fuyant Paris en révolte...
Les derniers rayons du soleil se reflétaient en éclats vifs sur l'enseigne peinte et découpée du « Grand Saint Bonaventure ». La grande feuille de tôle bougeait doucement sur sa potence, au vent léger du soir et la robe décolorée du saint en prenait une sorte de jeunesse.
— On dirait qu'il se passe quelque chose dans cette rue, fit soudain derrière Catherine la voix enrouée de Bérenger.
De la robe du saint les yeux de la jeune femme redescendirent vers la terre pour constater qu'un attroupement s'y était formé tout juste sous l'enseigne : une poignée de commères, quelques gamins, deux vieillards appuyés sur de gros bâtons et un portefaix accouru de toute évidence du marché au blé voisin. Mais tous regardaient avec passion un événement qui semblait avoir pour théâtre l'intérieur de la boutique.
— Ce n'est pas dans la rue qu'il se passe quelque chose, dit Catherine, c'est chez mon oncle. Allons voir ! On dirait qu'on s'y dispute.
En effet, des éclats de voix passaient comme des rafales sur les têtes des spectateurs. Mais la dame de Montsalvy n'eut même pas le temps de mettre pied à terre : un homme aussi haut qu'une armoire et rouge comme une brique venait d'apparaître au seuil du magasin, repoussant devant lui à deux mains une grande femme maigre et toute vêtue de noir qu'il jeta littéralement à la rue.
Allez au Diable, espèce de diseuse de patenôtres ! hurla-t-il d'une voix dont le son éraillé attestait une fréquentation assidue de la bouteille. Et n'y revenez plus ! Sinon vous vous apercevrez qu'ici c'est moi qui commande et que celui qui m'en délogera n'est pas encore sorti du ventre de sa putain de mère !
La foule s'ouvrit avec un « oh ! » scandalisé. Catherine s'élança vers la femme qu'un bras secourable venait de sauver d'une chute dans la poussière.
— Madame... commença-t-elle.
Mais ses yeux s'agrandirent soudain et la phrase, demeurée en suspens, s'acheva en un soupir suffoqué.
— Loyse !... Doux Jésus !...
Il devait y avoir une bonne quinzaine d'années qu'elle n'avait revu sa sœur et, à se retrouver aussi soudainement en face d'elle, elle éprouvait un choc dont elle ne parvenait pas à démêler s'il lui était réellement très agréable ou non.
De son côté, et en dépit d'un empire sur elle-même parvenu presque au sommet d'une légende, l'abbesse des Bénédictines de Tart ne put s'empêcher de le ressentir elle aussi.
— Catherine ! s'écria-t-elle. Toi, ici ? Mais d'où viens-tu ?
— De Châteauvillain où notre mère est morte et où nous avons subi un siège. Mais toi, Loyse ? comment se...
L'aînée des ex-demoiselles Legoix fronça les sourcils avec un léger reniflement désapprobateur.
— Il ne faut plus m'appeler Loyse, dit-elle. Je suis la mère Agnès de Sainte-Radegonde.
Catherine réprima un sourire. Cela ressemblait bien à l'ancienne Loyse, toujours si durement repliée sur elle-même, de s'attacher aux apparences extérieures qui pouvaient lui servir de rempart !
D'ailleurs, physiquement, elle n'avait que très peu changé. Plus maigre sans doute et le teint passé du blanc pur à un ton d'ivoire délicat. Son nez qui avait toujours été un peu long tournait à la lame de couteau ; mais les yeux bien fendus avaient gardé leur joli bleu d'azur.
Tu ne voudrais tout de même pas que je t'appelle ma mère ? fit-elle avec une pointe d'ironie qui ne fut d'ailleurs pas perçue.
— Mes filles disent « mère Agnès ». Toi seule as le droit de m'appeler « ma sœur ».
— Cela va être commode ! marmotta Catherine entre ses dents tandis que Loyse considérait sans aménité excessive ses jeunes compagnons et demandait :
— Qui sont ces garçons ?
— Mon écuyer, Gauthier de Chazay, mon page Bérenger de Roquemaurel. À présent... ma sœur, m'expliqueras-tu quel est ce rustre qui, si j'ai bien vu, vient de te jeter à la porte de chez nous ?
La colère de Loyse, un instant calmée par les surprises du revoir, repartit de plus belle.
— Un suppôt de Satan ! Le maudit frère de la traînée dont notre malheureux fou d'oncle a fait sa compagne. Une gueuse immonde qui a nom...
— Je sais ! Est-ce... qu'il l'a épousée ?
— Je l'ignore car il est impossible de l'approcher. Pour savoir où nous en sommes et dans l'intention de lui faire visite, j'ai demandé à Monseigneur l'évêque une dispense et la permission de quitter quelques jours mon couvent. Mais ces gens montent une garde féroce et tu as pu voir par toi-même comment s'est achevée mon ambassade...
— En effet. Eh bien, voyons ce qu'il en sera de la mienne...
Suivie de ses deux compagnons dont les yeux brillaient d'un éclat égal à l'idée d'en découdre avec le dragon du logis, Catherine se dirigea vers le magasin. Avant d'en franchir le seuil elle avisa l'un des gamins qui continuaient à stationner dans la rue avec ce sûr instinct des badauds qui sentent si une pièce est terminée ou s'il y a encore un acte ou deux.
— Veux-tu gagner une pièce d'argent ?
— La belle question ! Qui ne voudrait, noble dame ?
Alors réponds d'abord à une question. Qui commande la garde du palais ? Est-ce toujours messire Jacques de Roussay ?
— Oui-da ! C'est bien lui.
Fouillant dans son escarcelle, Catherine en tira la pièce annoncée qu'elle mit dans la main de l'enfant.
— Trouve-le et ramène-le ici ! Dis-lui que Catherine t'envoie...
— Catherine qui ?
— Catherine suffira. Dis-lui de venir tout de suite chez maître Mathieu Gautherin et d'amener quelques archers. J'aurai sans doute besoin que l'on me prête main-forte.
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