— Vous êtes restée longtemps, fit-il d'un ton acerbe qui la fit sourire car il donnait la mesure exacte de son attente impatiente.

J'espère qu'à présent la justice va pouvoir suivre son cours.

— La justice ? Quelle justice ? La vôtre, baron ? je n'y crois guère.

J'ai appris de cet homme tout ce que j'en espérais, et plus encore. Je lui ai une vraie reconnaissance. Aussi autant vous dire tout de suite qu'il est désormais sous ma protection.

Sous une brusque poussée de bile, Vandenesse verdit.

— Ce qui veut dire ?

— Que je vous interdis d'y toucher et qu'en cas de... d'accident, vous auriez à en répondre non seulement devant moi mais devant le duc Philippe auquel, grâce à lui, je vais peut-être rendre un grand service.

Enfin, depuis une demi-heure, il fait partie de ma maison et, si Dieu lui accorde guérison, ce que j'espère, il ne quittera Châteauvillain que pour rejoindre Montsalvy.

Le baron éclata d'un rire qui évoquait tout ce que l'on voulait sauf la gaieté.

— À Montsalvy ? chez vous ?... Le loup dans la bergerie autant dire ! Le beau serviteur que vous aurez là ! Et votre époux...

— Mon époux connaît les hommes infiniment mieux que vous ne l'imaginez, sire baron. Je serais fort étonnée s'il n'acceptait pas celui-là. Quant à Montsalvy, notre fief, il n'a, croyez-moi, rien d'une bergerie peuplée d'agneaux bêlants... Le Boiteux y trouvera sa place...

A présent, souffrez que je vous donne le bonjour. Vous me pardonnerez de ne pas vous tenir compagnie plus longtemps mais j'ai à faire mes préparatifs de départ.

— Vous partez ? Où allez-vous ?

Catherine serra ses mains l'une contre l'autre dans le geste qui lui était familier lorsqu'elle souhaitait se maîtriser. Elle mourait d'envie d'envoyer au diable cet obsédant bonhomme auquel, dans son for intérieur, elle reprochait de n'avoir pas su dégager Châteauvillain assiégé. Il l'avait préservé, évidemment, et c'était déjà quelque chose mais avec un peu plus d'énergie et les forces dont il disposait, il aurait peut- être pu obtenir un meilleur résultat. Cependant, comme il était assez bien en cour alors qu'elle-même ignorait à quelles couleurs elle était habillée dans les souvenirs du duc Philippe, son ancien amant, ce n'était peut-être pas le moment de s'attirer une recrudescence d'inimitié.

Pardonnez-moi de ne pas vous l'apprendre, dit- elle enfin sans que la douceur de sa voix trahît l'effort... Lorsque je suis arrivée ici, j'étais investie d'une mission. J'ai été empêchée de l'accomplir jusqu'à ce jour mais, puisque la voie est désormais libre, il serait inadmissible de la différer plus longtemps.

— Une mission ? Vous auriez des secrets ?...

— Justement : ils ne sont pas miens !

— En ce cas... et quelle que soit cette mission, vous aurez besoin d'aide. Le pays est loin d'être sûr. Il reste des garnisons anglaises, des routiers. Je ne poserai pas de questions mais je vais avec vous !

La jeune femme se sentit rougir jusqu'à la racine de ses blonds cheveux. Au Diable l'importun ! Sa fatuité lui interdisait-elle de comprendre qu'elle en avait assez de lui, de sa présence, de ses regards appuyés, de ses galanteries sournoises ? Elle allait peut-être se laisser aller à la colère et dire des choses désagréables lorsque Gauthier, qui était demeuré en arrière pour donner encore quelques soins au blessé, sortit de la chambre, des linges sur le bras et un bassin à la main.

— N'est-il pas un peu tôt, messire, pour abandonner une forteresse que vous étiez venu assister ? Le Damoiseau est parti mais il peut revenir.

— S'il devait revenir, il n'aurait pas brûlé ses cantonnements. Non, j'en suis certain, il ne reviendra pas et Châteauvillain n'a plus rien à craindre. Au surplus, je ne suis pas le capitaine de sa garnison. Je dois rejoindre mon maître...

Le long visage de l'écuyer s'orna d'un sourire beaucoup trop amène pour être sincère cependant que son sourcil gauche, naturellement plus haut que l'autre, remontait encore d'un bon doigt, lui composant une figure parfaitement hypocrite.

En ce cas, nous aurions mauvaise grâce à refuser, fît-il d'une voix si onctueuse que ce fut au tour de Catherine de relever légèrement les sourcils. Je crois être l'interprète de dame Catherine en affirmant que nous serions extrêmement heureux de voyager sous votre protection puisque nous allons prendre la même direction. Celle du nord, n'est-ce pas ? Mais... serez-vous prêt à partir après-demain ? Le délai vous paraîtra peut-être un peu court pour remettre en marche une compagnie aussi importante que la vôtre ?

— Nullement, mon ami, nullement... affirma le baron d'un air protecteur. Je serai prêt car je vais dès à présent veiller à faire plier bagages...

— Avez-vous perdu l'esprit ? chuchota Catherine indignée dès que le baron, calmé et ravi, eut disparu à l'angle du couloir. Me faire voyager avec ce pompeux imbécile que je ne peux souffrir ? Et pourquoi donc après-demain alors que nous savons, vous et moi...

— Parce que cette nuit même nous aurons quitté le château ! fit Gauthier paisiblement. Pour peu que dame Ermengarde veuille bien jouer au baron la comédie que je lui indiquerai, nous aurons une bonne avance sur lui quand il s'apercevra de notre départ. Et comme il doit rejoindre le Duc, que le Duc est en Flandres et qu'il s'imagine que nous y allons aussi, il n'aura rien de plus pressé que de nous courir après dans la direction diamétralement opposée à la nôtre.

Catherine regarda son écuyer avec une surprise où entraient une nuance d'admiration et une autre d'agacement. Il était temps qu'elle redevienne elle-même car, si elle n'y prenait pas garde, ce gamin allait bientôt se mêler de lui dicter sa conduite minute par minute. Un peu vexée et poussée par un démon malin, elle ne lui offrit qu'un sourire réticent.

— Au fait pourquoi tenez-vous tant que cela à ce que nous refusions l'escorte du baron ? Que sa compagnie m'irrite est une chose mais une autre est qu'il a parfaitement raison quand il dit que la région n'est pas encore très sûre.

— Raison de plus pour continuer à garder Châteauvillain ! Et puis, si vous voulez le fond de ma pensée, dame Catherine - et je ne serais pas autrement surpris que ce soit aussi le fond de la vôtre, je n'ai pas une confiance illimitée dans le sire de Vandenesse. C'est peut-être à cause de vous mais j'ai souvent eu l'impression qu'il souhaitait voir le siège. S’éterniser et qu'en tout état de cause, il ne faisait pas grand-chose pour y mettre fin. Visiblement, vivre avec vous lui allait parfaitement...

La jeune femme garda le silence un instant, pesant dans son 'esprit chacune des paroles de son écuyer. Elles rejoignaient trop bien ses propres pensées pour qu'elle essayât de les réfuter... mais pour rien au monde elle n'en serait convenue de bonne grâce.

— Ce qu'il y a d'agaçant avec vous, Gauthier de Chazay, c'est que vous avez toujours raison ! Soupira-t-elle.

Ramassant la traîne de sa robe sur son bras, elle se dirigea d'un pas majestueux vers l'escalier...

CHAPITRE II

Sous le "Grand Saint Bonaventure"

Le surlendemain, alors que l'on approchait de la fin du jour, trois cavaliers remontaient lentement la Grande Rue Notre-Dame, à Dijon, la plus riche de la ville, celle où voisinaient, en un alignement assez fantaisiste, les maisons des commerçants les plus importants.

Depuis que, dans l'éclat orangé du soleil penchant vers son déclin, Catherine avait découvert, d'une hauteur, le hérissement des innombrables clochers de la ville, semblables aux mâts d'une escadre entassée dans un port, elle n'avait plus prononcé une seule parole et, laissant la bride sur le cou de son cheval, elle s'était laissé porter silencieusement vers les grandes tours d'entrée. Il y avait onze ans qu'elle n'avait foulé le sol de Dijon. L'heure appartenait aux souvenirs...

Onze ans !... Onze ans déjà que, par un jour d'automne semblable à celui-ci, elle avait quitté, pour la féerie de Bruges et l'amour du duc Philippe, une ville qui avait été son refuge et son amie avant de s'écarter d'elle et, sans lui devenir franchement hostile, de lui laisser entendre que sa place n'y était plus marquée.

C'était en 1425. Son étrange époux d'alors, le Grand Argentier de Bourgogne Garin de Brazey, venait d'être condamné à mourir de la main du bourreau pour sacrilège et rébellion contre le Duc après avoir tenté de tuer Catherine elle-même. Son magnifique hôtel de la rue de la Parcheminerie était jeté bas comme une masure de charbonnier, et ses trésors disséminés aux quatre vents.

Bien qu'elle n'eût rien à redouter de la colère d'un prince dont elle était la maîtresse depuis plusieurs mois et dont elle attendait même un enfant, la dame de Brazey avait préféré, par décence, quitter une ville où, en dépit de l'implantation bourgeoise de sa famille, elle ne pouvait plus rencontrer qu'une certaine méfiance. Par décence... mais aussi par ordre, car Philippe le Bon voulait auprès de lui, pour l'aimer tout à son aise, celle qui n'était pas pour lui la femme d'un condamné mais la créature qu'il aimait alors le plus au monde. À Dijon cet amour était devenu impossible car il eût fait scandale. Mais dans la lointaine Bruges, la perle de la Bourgogne flamande, il ne choquait personne et, durant quatre années, Catherine avait dominé, reine sans couronne, la cité des canaux, des dentelles et des pierres dorées.

Et puis, les liens qui l'attachaient à Philippe étaient tombés d'eux-mêmes. Leur enfant était mort alors même que le Duc s'apprêtait à épouser en troisièmes noces l'infante Isabelle de Portugal. En même temps Catherine apprenait que, dans Orléans assiégée par l'Anglais, l'homme qu'elle aimait sans espoir depuis tant d'années se battait, en grand danger de n'en jamais sortir vivant. Pour le rejoindre au moins dans la mort, elle avait tout quitté sans un regret, sans même un regard : son petit palais de Bruges, ses toilettes, les trésors que Philippe lui avait donnés, tous les biens qui la faisaient riche...