Tournant le dos à son époux, elle fit un pas, deux pas... Elle allait s'élancer vers l'abbé qui déjà, péniblement, descendait de son chariot pour lui tendre les bras quand un mot brutal la cloua au sol :

— Non ! Elle restera ici !

La foule gronda tandis que l'abbé indigné s'écriait :

— Vous n'avez pas le droit ! Dieu vous regarde !

— J'ai tous les droits ! Elle me les a tous donnés !

Quant à Dieu... eh bien ! qu'il regarde ! Allons, vous autres, faites-moi avancer ! Menez-moi auprès d'elle, ordonna-t-il à ceux qui le soutenaient.

Mais Josse n'obéit pas.

— Que voulez-vous faire, messire ? Si elle doit souffrir encore par vous, allez-y tout seul !

Il allait lâcher le grand corps qu'il sentait trembler contre lui mais celui-ci s'accrocha irrésistiblement à son épaule tandis que Montsalvy grondait :

— J'ai dit de me mener là-bas !

— Obéissez, dit l'abbé. Nous verrons bien !

Alors ils s'approchèrent. Lentement, un pas après l'autre, Josse et Fatima firent avancer leur fardeau. Massée contre le portail ouvert, la foule retenait son souffle. Pétrifiée, Catherine n'osait plus faire un pas mais son cœur cognait lourdement dans sa poitrine menaçant d'éclater. Qu'allait-il lui faire encore ? Quelle avanie publique allait-il lui infliger ? Elle le regardait venir avec une angoisse où se mêlait pourtant une obscure et tenace pitié à le voir se traîner si péniblement...

Parvenu à deux pas d'elle, Montsalvy donna un autre ordre :

— Mettez-moi à genoux ! dit-il gravement.

Le regard de Josse s'effara.

— Vous voulez ?...

— J'ai dit : à genoux ! Là... dans la poussière, à ses pieds ! Je le veux !

Dans le silence énorme, ils obéirent et Catherine éperdue vit soudain devant elle un grand pénitent, pieds nus et en chemise, auquel il ne manquait que la corde au cou... Mais cette corde, Arnaud de Montsalvy allait se la passer lui-même, moralement. Restant accroché à Josse et à Fatima pour ne pas s'effondrer face contre terre, il rassembla ce qu'il pouvait de force pour crier :

Vous tous qui m'écoutez, je veux que vous soyez témoins de ma honte et de mon repentir ! Je veux que vous m'entendiez tous demander pardon à votre dame, la meilleure et la plus grande dame qui ait jamais régné sur la terre ! Catherine, je t'ai honnie, je t'ai trahie de toutes les façons, je t'ai injuriée, vilipendée, je t'ai fait souffrir au-delà de ce qu'un être humain peut endurer ! Emporté par les démons de mon orgueil j'ai voulu t'arracher ta maison, tes enfants, ta vie même et pourtant quand la main du Seigneur s'est appesantie sur moi en grande justice, toi tu as offert ta vie pour essayer de sauver la mienne, tu es venue à moi au péril de la plus horrible des morts, tu as tout abandonné et tu es venue !... Je sais ce que tu as souffert car, vois-tu... depuis trois jours où j'ai repris conscience, je t'ai regardée vivre, je t'ai écoutée... Oh ! Comme je t'ai écoutée dire le cruel chemin qui t'a ramenée ici ! Et je me suis détesté, maudit.

— Non !... Ne dis pas cela !...

— Laisse-moi achever... j'ai peu de forces ! Je ne savais plus que faire de moi ! Peut-être... s'ils n'étaient pas venus, ceux-là, aurais-je gardé le silence, continué à jouer l'inconscience jusqu'à ce que redevenu assez fort je puisse m'en aller, discrètement, m'enfuir lâchement loin de toi. Et c'est ce que je vais faire, à présent. Je t'ai fait trop de mal et j'ai creusé entre nous un abîme qui ne peut plus se combler. Alors, c'est moi qui vais te rendre ta liberté... Je partirai tandis que tu resteras ici, avec tes enfants, tes vassaux, tous ceux qui t'aiment tant ! Montsalvy n'aura plus de seigneur jusqu'à ce que Michel soit en âge de me succéder mais il aura une dame, haute et noble, pure et bonne, qui saura le guider. Moi je n'ai plus besoin que d'un monastère pour y vivre ma pénitence tant qu'il plaira à Dieu de me laisser sur cette terre. Mais toi, Catherine, toi, douce dame de Montsalvy, avant que nous ne nous séparions pour toujours, dis-moi que tu me pardonnes, dis-moi...

C'en était trop ! Incapable d'entendre plus longtemps cette voix lasse, humble et triste qui priait à ses pieds, Catherine éclatant en sanglots venait elle aussi de se jeter à genoux.

— Mais tais-toi ! tais-toi donc ! Pourquoi me dis-tu tout cela ? Qu-'ai-je à faire de pardonner... de régner... d'être seule. Il n'y a qu'une chose, une seule que je veuille entendre de toi ; je veux savoir ce que je suis pour toi ? Je veux savoir si tu m'aimes encore ?...

Les mains jointes, elle sanglotait à présent en face de cet homme épuisé dont les yeux laissaient couler des larmes brûlantes qui brillaient, rouges contre la joue blessée.

— Je t'en supplie, réponds-moi ? Au nom du Dieu vivant, dis-moi la vérité, ta vérité ! M'aimes-tu encore ? Reste-t-il encore quelque chose de l'amour d'autrefois ?

Alors il tendit vers elle ses grandes mains amaigries qui tremblaient, les posa de chaque côté de son visage.

— Ma douce... mon incomparable ! T'aimer ? Mais je t'ai adorée toute ma vie et je ne cesserai jamais de t'aimer... Jamais ! Tant qu'il me restera une pensée, un souffle, je t'aimerai...

Au-dessus de ces deux êtres agenouillés une alouette passa, montant tout droit vers le ciel en chantant à perdre haleine le retour du soleil, tandis que les bras de Catherine, doucement, se refermaient autour de l'homme qu'elle était sûre, à présent, d'avoir conquis pour l'éternité. Ils allaient pouvoir reprendre ensemble le chemin qu'elle avait cru impossible, le chemin qui les mènerait à la sagesse, à la confiance, aux cheveux blancs aussi mais peut-être - pourquoi pas ? -

au simple bonheur quotidien... en admettant que les Montsalvy puissent être vraiment faits pour le simple bonheur quotidien !

Huit jours plus tard, Arnaud et Catherine serrés l'un contre l'autre regardaient brûler le logis de leur château. À travers les élégantes fenêtres lancéolées on pouvait voir les flammes bondir à l'assaut des plafonds et des murs, ronflant furieusement dans leur ardeur à effacer toute trace, non seulement de la peste mais encore, mais surtout, de l'esprit démoniaque qui, durant des mois, avait régné dans cette demeure.

Ainsi l'avait voulu le maître de Montsalvy :

— Il ne restera rien de ma folie ! Aucune boiserie, aucune tapisserie, aucun meuble souillé par des mains indignes ! Lorsqu'il n'y aura plus que les murs, alors nous reconstruirons mais, pour la vie que je veux mener désormais, pour ma femme et mes enfants, je veux tout recréer... tout refaire ! Alors seulement nous pourrons recommencer notre vie.

À présent, debout en face de cet autodafé, il le regardait s'accomplir avec un sentiment de délivrance, une joie nouvelle qui l'étonnait. Était-il donc si simple de faire table rase du passé ?

Contre son épaule, Catherine regardait aussi mais en dépit de son bonheur présent, un peu de regret pesait sur elle. Certes, son appartement avait été vidé de tout ce qu'il contenait, de tout ce que rien ni personne n'avait pu toucher, mais ce logis, ces meubles, ils avaient été son œuvre, son choix et elle ne les voyait pas partir en fumée sans un pincement au cœur.

Pour retrouver courage, elle appuya sa tête blonde contre le cou d'Arnaud qui, sentant peut-être ce regret, resserra son étreinte et posa un baiser sur son front.

— Il fallait que ce soit fait, ma douce ! Il y a des maux que l'on n'en finit pas de combattre, des fantômes qui chassent la paix du cœur si on écoute leur plainte. Je te rendrai tout ce que je t'enlève aujourd'hui. Mais surtout, je te rendrai tant d'amour que tu en viendras un jour à penser, quand nous serons vieux tous deux, que notre longue histoire, notre cruelle histoire ce n'était peut-être justement... qu'une histoire, un conte arrivé à d'autres, une légende née de l'imagination d'une aïeule !

Brusquement, la dame de Montsalvy se haussa sur la pointe des pieds pour mettre un baiser sur la joue blessée de son époux.

— Pourquoi dis-tu notre cruelle histoire ? Moi, je l'ai trouvée belle ! Et pourquoi en parles-tu au passé ? Sommes-nous si vieux ?

Es-tu bien sûr qu'elle soit finie ?...

Arnaud se mit à rire.

— Je l'espère ! Il faut qu'il en soit ainsi, même si parfois le regret des grands chemins te prend. Il le faut parce que les gens heureux n'ont pas d'histoire et qu'à présent je veux être heureux, entre toi et nos enfants. Je ne veux plus être qu'heureux !

Il l'entraîna, tournant avec décision le dos à l'incendie qui d'ailleurs s'apaisait. Derrière eux, il y avait les gens de Montsalvy, toute la ville massée comme un bouquet qui les accueillit d'une longue acclamation tandis que le premier vent d'automne se levait, balayant le haut plateau, emportant les premières feuilles qui bientôt prendraient toutes les teintes de l'or et de la pourpre avant de disparaître sous les neiges de l'hiver, cet hiver que les seigneurs de Montsalvy passeraient à la maison des hôtes du monastère tandis que l'on préparerait les plans du nouveau logis.

Au printemps, quand la terre enfanterait ses dons et que la nature réveillerait l'amour, tout refleurirait...


Saint-Mandé, 3 septembre 1978.