— Il n'en a pas pour longtemps ! dit Sara. Il n'y a rien à faire à ce stade.

— Mais Arnaud ?...

— Tu vas voir ! Je te préviens, la dentellière est là, elle aussi...

mais morte !

En effet, en entrant dans la chambre de son époux, le corps d'Azalais fut la première chose que Catherine aperçut. Complètement nue, un bubon gonflant son aine droite et les lèvres retroussées dans un rictus de souffrance, la fille gisait dans la masse noire de ses cheveux dénoués en travers des deux marches qui surélevaient le lit seigneurial sur lequel Arnaud était étendu, inconscient...

Vivement, Catherine s'élança vers lui, se pencha tandis que son cœur cognait lourdement dans sa poitrine et que ses yeux s'emplissaient de larmes... Tout d'abord elle ne le reconnut pas car son visage tourné de côté ne laissait voir que sa joue blessée. Une profonde balafre la labourait, depuis le coin de l'œil qu'elle tirait un peu vers le bas jusqu'à la commissure de la lèvre. Elle ressortait, blanchâtre, sur la peau très rouge. Mais Arnaud bougea la tête et la blessure disparut aux yeux de Catherine...

Vêtu seulement de ses chausses noires et d'une chemise complètement ouverte mais qu'une sueur âcre collait à la peau, Arnaud était étendu les bras en croix sur le lit souillé de vomissements. Sa respiration était haletante et de temps en temps, il toussait légèrement puis retombait au pouvoir de la fièvre violente qui le tenait.

Relevant les yeux, Catherine rencontra le regard de Sara qui debout auprès du lit avait saisi le poignet du malade et lui tâtait le pouls avec le sérieux d'un médecin confirmé.

— Alors ?

La zingara haussa les épaules.

— Je ne peux rien dire. Le pouls est rapide et il a une fièvre de cheval. D'ailleurs, il délire.

En effet des mots sans suite, prononcés d'une voix pâteuse qui les rendaient totalement incompréhensibles sortaient de la bouche d'Arnaud.

— Que faut-il faire ?...

— D'abord le sortir de cette chambre. On ne peut pas nettoyer !

tout est sali, pollué. Il faudra tout brûler !

— Portons-le chez moi ! Si personne n'y est entré cela doit être propre. Tu as la clef...

Mais Sara hocha la tête.

— C'est trop près d'ici. Le mieux serait de l'installer dans la cuisine où nous aurons tout sous la main. On ira chez toi prendre des matelas, des couvertures, des draps... Il faut qu'il soit tenu au propre le plus possible et les étuves sont près de la cuisine. Appelons Josse !

Il accourut aussitôt et, tandis que Sara descendait aux cuisines pour préparer l'installation, il alla avec Catherine prendre chez elle ce qui pouvait être utile. L'appartement de la jeune femme avait, en effet, été respecté et toutes ses affaires s'y trouvaient rangées, dans un ordre parfait. Pendant ce temps aux cuisines Sara s'activait.

Les deux longues salles basses où se préparait la nourriture de tout le château étaient dans un désordre extraordinaire mais aucune trace de la maladie ne les souillait. Les serviteurs qui logeaient en ville pour la plupart avaient dû s'enfuir à temps...

Empoignant un balai, Sara commença par faire la chasse aux détritus qui encombraient les dalles afin que le sol fût propre pour y déposer les matelas qui allaient venir. Puis elle prit du bois dans le bûcher voisin, alluma un grand feu et mit une vaste marmite d'eau à chauffer pour laver tout ce qu'il serait possible de laver. Dans une plus petite elle mit aussi de l'eau destinée à faire une tisane qu'elle voulait faire avaler au malade.

Jamais elle n'avait travaillé avec cette rapidité et quand Catherine et Josse, traînant après eux la petite Mauresque qui les suivait comme un automate, arrivèrent courbés sous le poids des draps, des couvertures et d'une foule de serviettes, il était déjà possible de commencer l'installation.

Il faisait une chaleur de four dans cette cuisine et Catherine, pour respirer, dut arracher son masque, crachant les baies de genièvre qui lui brûlaient le palais.

Puis elle se mit à préparer le lit avec une ardeur sauvage et à continuer le nettoyage de la salle tandis que Sara et Josse remontaient chercher Arnaud. Cette activité dévorante l'empêchait de penser et elle s'appliquait à centrer uniquement son esprit sur son travail car il ne fallait pas permettre au désespoir de s'emparer d'elle. Il lui fallait en quelque sorte s'échauffer à la manière des guerriers avant le combat...

Quand Josse et Sara apportèrent Arnaud roulé dans une couverture, ils le déposèrent d'abord à même le sol afin de le débarrasser de ses vêtements et de le laver. Son linge était en effet d'une curieuse teinte jaune et dégageait une odeur de sueur très forte et très pénible. On le déshabilla complètement mais lorsque Sara lui tira ses chausses collantes elle montra sous la peau de l'aine gauche une enflure rouge.

— Le bubon ! Il commence à pousser...

Tandis qu'on le lavait à grande eau, Montsalvy ouvrit les yeux et Catherine put voir que l'iris en était très brillant et tout le reste strié de veinules rouges. Son cœur se serra : le mal semblait faire des progrès rapides, et elle n'ignorait pas avec quelle rapidité foudroyante il pouvait frapper. C'était déjà un miracle de retrouver Arnaud vivant, alors que presque tous les autres étaient déjà morts. Sans doute son extraordinaire solidité de constitution et sa vitalité y étaient- elles pour beaucoup mais Sara lui enleva ses illusions à ce sujet.

— Il devait être ivre mort ! C'est peut-être ce qui a retardé le processus de la maladie...

Lavé, vêtu d'une chemise propre, Arnaud fut couché sur le matelas préparé par sa femme et aussitôt vomit plusieurs fois coup sur coup et avec violence. Il sortit de cette crise baigné de sueur et totalement épuisé mais il fallut recommencer à le nettoyer.

Quand ce fut finit il se mit à râler et recommença à s'agiter emporté par le délire mais, cette fois, Catherine crut comprendre qu'il avait soif.

Donne-lui de cette tisane, dit Sara en apportant une petite écuelle pleine d'un liquide d'un vert brunâtre qui fumait. Je crois qu'elle n'est plus trop chaude...

Appuyant la tête brûlante de son époux contre son épaule, Catherine le fit boire, luttant contre l'émotion qu'elle éprouvait à le tenir contre elle, comme autrefois. Pourtant c'était seulement une enveloppe charnelle privée de conscience qu'elle étreignait, un corps dont le cœur ne lui appartenait plus et, à cette idée, des larmes coulèrent de ses yeux jusque sur la joue du malade qui buvait docilement.

Quand elle le recoucha, tout doucement, il entrouvrit les yeux et sa bouche enflée parut chercher l'air. Puis un mot, un seul s'exhala, intelligible...

— Ca... therine !...

Ce fut tout ce qu'elle put comprendre. D'autres mots suivirent, incompréhensibles mais un peu de courage était revenu au cœur désolé de la jeune femme. L'avait-il vraiment reconnue ou bien faisait- elle partie des fantômes qui peuplaient son affreux délire ?

Elle resta là un long moment, assise sur le coin du matelas, à le regarder se battre contre la mort.

Pendant ce temps, Sara préparait un repas. Heureusement le château était bien approvisionné et les soudards d'Arnaud n'avaient pas tout dévoré. Il y avait du seigle et du blé, du lard et des jambons dans le saloir. Un saut au poulailler apprit à la zingara que la catastrophe n'empêchait nullement les poules de pondre. Elle les en récompensa en se hâtant de les nourrir. Josse de son côté continuait à brûler les morts, entretenant dans la cour un feu d'enfer dont les fumées épaisses, noires et nauséabondes obscurcissaient le ciel. À

Catherine revenaient les soins de son malade et, durant des heures, elle dut recommencer à le laver, à l'abreuver, à le changer. Le mal lui semblait empirer d'instant en instant.

Quand la nuit vint, les trois compagnons étaient épuisés de fatigue et Arnaud allait plus mal. Sa langue enflée emplissait toute sa bouche, ses yeux étaient jaunes et sa peau sèche et brûlante. Néanmoins il fallait le tenir aussi au chaud que possible et Catherine n'arrêtait pas de remonter les couvertures autour de lui, d'enduire ses lèvres craquelées avec de la pommade et d'essayer de le nourrir avec du bouillon et des œufs battus dedans comme le lui indiquait Sara. Mais le bubon de l'aine gonflait de plus en plus et atteignait à présent la grosseur d'un œuf. Sara montra à Catherine comment confectionner un cataplasme avec de la moutarde, de la farine, du miel et du vinaigre qu'il fallait appliquer sur la grosseur.

— Sa seule chance de survie c'est que ce bubon mûrisse vite et crève. Alors, peut-être, on pourra le sauver...

Mais Catherine ne croyait pas que ce fût encore possible.

— Il va mourir, balbutia-t-elle à travers les larmes qu'elle ne pouvait plus arrêter, je sais qu'il va mourir...

— S'il doit te faire souffrir encore, cela vaudra sûrement mieux !

gronda Sara. Il ne mérite pas le mal que tu te donnes, le danger que tu cours, que nous courons tous... En attendant, tu vas t'étendre sur un matelas et tu vas dormir.

— Non. Je veux le veiller. Il faut s'en occuper continuellement.

— « Je » vais veiller, tout au moins les premières heures. Ensuite ce sera Josse, puis toi. Je te promets de te réveiller si... si quelque chose se passait...

En fait personne ne dormit vraiment cette nuit-là, sinon par à-coups.

La souffrance rendait le malade à peu près fou et sans cesse il fallait le remettre dans son lit, le faire boire, le nettoyer. En outre, la chaleur nocturne aggravée par le bûcher de la cour et par le feu qu'il fallait bien entretenir dans la cheminée était insupportable. Pour avoir un peu de fraîcheur, Catherine, traînant un matelas au-dehors le plus loin possible du brasier, réussit à y dormir deux heures. Josse sommeilla auprès d'un de ses feux car, pour en finir plus vite, il en avait allumé un autre dans la vaste cheminée de la salle des gardes. Là aussi des corps brûlaient. Heureusement le bois et les broussailles très secs ne manquaient pas et peu à peu les morts vénéneux se fondaient en inoffensives cendres.