Quand le jour revint, Catherine, titubante de fatigue, quitta son matelas et alla aider Sara à soigner Arnaud. Le malade était calme à présent, mais d'un calme plus inquiétant encore que son agitation de la nuit. Ses yeux dont le blanc était devenu jaune étaient profondément enfoncés sous l'orbite et son corps demeurait inerte, comme s'il était déjà mort... Néanmoins il fut encore secoué de quelques violentes nausées et, cette fois, Catherine épouvantée vit du sang couler de sa bouche et de son nez. Le bubon, lui, sur lequel on ne cessait de renouveler les cataplasmes, grossissait toujours, distendant presque monstrueusement la peau qui semblait s'amincir à vue d'œil.

— Nous n'y arriverons pas ! sanglotait Catherine, nous n'y arriverons jamais ! Par moments, il ne respire plus ! Il faut faire quelque chose... il le faut.

Elle piquait une crise de nerfs que Sara combattit aussitôt à l'aide de quelques gifles et d'un seau d'eau.

— Tu vas te reposer ! ordonna-t-elle quand la jeune femme revint à elle. Sinon toi aussi tu vas tomber malade et je te jure que si cela t'arrive, j'achève immédiatement ton époux !...

Josse rentrait à ce moment-là. Dès qu'il avait fait jour, il avait escaladé le châtelet d'entrée et à l'aide de sa trompe avait fait sortir un moine du monastère.

— Allez dire au frère Anthime que nous sommes encore vivants, que messire Arnaud aussi est encore vivant et que je veux du lait, vous entendez ? Du lait ! Je vais descendre un seau avec une corde.

Un moment plus tard il avait ce qu'il avait demandé et à présent il revenait avec son butin, heureux de cette petite victoire, en dépit de son visage ravagé de fatigue et de ses habits roussis d'un peu partout.

Sara fit boire du lait à Catherine et à la petite Mauresque. On l'avait oubliée durant la nuit affreuse et elle s'était tapie entre un coffre à farine et une jarre d'huile mais au matin, quand elle avait vu Sara empoigner son balai pour nettoyer sa cuisine, elle était sortie de sa cachette et, avec un sourire timide, le lui avait pris des mains.

Sara la considéra un instant avec stupeur, puis, relevant du revers de sa main une mèche de cheveux noirs, trempés de sueur qui tombait de son bonnet, elle lui sourit à son tour.

— Comment t'appelles-tu ?... Moi, c'est Sara, ajouta-t-elle en se désignant elle-même du doigt. « Sara !... »

— Moi... Fatima ! » Puis avec un effort visible : « Parler... petit peu !

— Merveilleux, s'écria Sara ! Viens que je te donne à manger et à boire, ma fille, après tu pourras travailler ; mais d'abord aide-moi à tirer ce matelas à côté, dans la pièce des étuves pour que dame Catherine y dorme !

Il fallut bien que Catherine en passât par où Sara le voulait.

D'ailleurs on la menaçait de l'enfermer. Elle but donc son lait puis rejoignit son matelas et s'y endormit d'un sommeil de bête harassée...

Elle fut réveillée par un fracas de fin du monde qui la jeta tremblante hors de sa couche, tâtonnant dans une obscurité presque totale. Elle crut qu'il faisait nuit et se traîna vers la porte donnant sur la cour qu'elle ouvrit au moment précis où un nouveau coup de tonnerre éclatait. Elle vit alors qu'il faisait encore jour mais que le ciel était couvert de gros nuages noirs d'où partaient des éclairs effrayants. Le feu brûlait toujours et elle aperçut Josse qui se précipitait en courant vers la cuisine au moment précis où la foudre s'abattait sur l'appentis d'une petite remise qui en un instant fut en flammes. Josse ressortit avec un seau d'eau mais à cet instant le ciel creva et de véritables trombes se déversèrent, si brutales et si violentes que les flammes du bûcher s'éteignirent, crachant une épaisse fumée noire.

Un élan jeta Catherine vers Josse.

— La pluie ! La pluie ! Enfin la pluie !... Doux Jésus ! Nous n'allons donc pas mourir étouffés ?...

En un rien de temps, ils furent tous deux trempés jusqu'aux os mais cette violente averse leur semblait si bonne qu'ils demeurèrent dessous avec ivresse, tendant les bras et criant de joie, tant et si bien qu'à leur tour Sara et Fatima vinrent les rejoindre.

— Nous ne sommes donc pas complètement maudits ? s'écria Sara en saisissant Catherine dans ses bras pour l'embrasser... Et si nous pouvons arrêter la peste... sauver ton époux, même s'il ne le mérite pas...

Un hurlement atroce lui coupa la parole et les précipita tous affolés et ruisselants dans la cuisine où un spectacle effrayant les attendait : Arnaud avait réussi à se lever. Dans un paroxysme de souffrance il avait arraché sa chemise, ses pansements et debout devant la cheminée, il titubait en poussant des râles d'agonie...

— Il va tomber dans le feu, hurla Catherine et elle se rua vers lui mais Sara l'empoigna au passage et la rejeta en arrière.

— Regarde ! Le bubon ! Il vient de crever !... C'est ça qui le rend fou. Va me chercher de la charpie, beaucoup de charpie et reviens avec tes gants.

Pendant ce temps, elle et Josse allèrent saisir Arnaud par-derrière et l'obligèrent à se recoucher. En effet, de son aine ouverte un liquide noir et épais coulait le long de sa cuisse en même temps qu'une épouvantable odeur emplissait la pièce. Le malade n'opposa pas de résistance. La douleur, qui lui avait fait fournir l'effort surhumain de se lever, et l'éclatement du bubon qui en avait résulté, semblaient l'avoir complètement épuisé. S'y ajoutait le sang qui coulait à présent, succédant aux sanies et au pus.

Catherine revenait, des gants aux mains, avec une brassée de charpie qu'elle tendit à Sara. Ses yeux n'étaient qu'une prière.

— Est-ce que... est-ce qu'à présent... il a une chance ?

Le visage trempé de Sara s'éclaira d'un vague sourire.

— À présent, oui... je crois... s'il ne perd pas trop de sang ! Mais encore une fois il est solide ! C'est vigoureux la mauvaise herbe !...

L'heure qui suivit se passa tout entière à éponger et à assainir la plaie tandis que Fatima épluchait des choux, des carottes et des pois pour faire un potage. Et quand la nuit tomba Arnaud, soigneusement pansé, gisait sur son lit propre ; ses infirmiers bénévoles avaient mis des vêtements secs et pouvaient enfin s'asseoir autour de la grande table de bois rude pour prendre un vrai repas, le premier, en écoutant avec ravissement les cataractes du ciel se déverser en crépitant sur les lauzes des toits.

Catherine, qui avait dormi la plus grande partie de la journée, exigea de prendre la première garde et personne ne la lui disputa. Tous devinaient qu'elle serait heureuse d'un moment de solitude avec l'homme qu'elle s'obstinait à aimer et, tandis qu'ils s'installaient, qui dans un coin de la cuisine, qui dans les étuves, elle vint s'asseoir sur un coin du matelas qui supportait Arnaud et, sortant de sa poche le petit chapelet d'ambre que dame Béatrice lui avait donné à Bruges et qu'elle gardait toujours avec elle, Catherine se mit à prier, doucement, presque paisiblement pour la première fois depuis bien longtemps.

Elle pria pour que la peste en abandonnant le corps de son époux emporte aussi le mal qui rongeait son esprit et son cœur. Dieu avait fait justice mais l'orgueilleux maître de Montsalvy saurait-il comprendre et subir cette justice ?

— Qu'il m'entende, au moins ! suppliait la jeune femme, qu'il me laisse lui parler, lui expliquer !...

Mais lui expliquer quoi ? Tout ce qu'elle avait enduré depuis que Béraud d'Apchier était venu mettre le siège devant Montsalvy pour en piller les richesses ? Elle avait déjà essayé, dans cette grange près de Châteauvillain où ils s'étaient retrouvés, et il n'avait pas voulu l'entendre. Accepterait-il enfin, à présent que l'amour de sa femme venait de l'arracher à la plus horrible des morts ?...

Doucement, elle prit la main inerte qui reposait sur le drap et la garda dans la sienne. Elle était chaude encore mais son contact ne brûlait plus et Catherine plus doucement encore la porta à ses lèvres...

Non, elle n'expliquerait rien, elle ne présenterait ni défense ni plaidoirie car il lui faudrait encore mentir, dissimuler ce qui s'était passé la nuit des Rois au palais de Lille. Après tout, il avait raison : elle était une épouse adultère... même s'il avait moins que tout autre le droit de le lui reprocher !

« Lorsqu'il reprendra conscience, pensa Catherine, lorsqu'il pourra me reconnaître, je verrai bien ce que sera son premier regard. S'il est ce que je crains, je m'en irai sans rien dire, je m'en irai pour toujours !

Je ne veux pas entre nous d'un lien qui ne serait que reconnaissance et pitié après tant d'amour et de passion ! »

La pluie tomba toute la nuit et toute la journée du lendemain cependant qu'une vie régulière s'organisait pour les enfermés volontaires. Depuis que la sanie avait quitté son corps Arnaud gisait inerte, épuisé, incapable de faire seul le moindre mouvement. Délire et violence avaient disparu. Demeurait une curieuse prostration qui n'était plus le coma mais qui n'était pas encore la conscience, du moins pour autant que l'on en pouvait juger. Le malade avalait docilement tout ce qu'on lui ingurgitait mais n'ouvrait jamais les yeux si bien qu'il était impossible de distinguer les périodes de véritable sommeil ou de simple somnolence.

Tous les matins, Catherine lui faisait une toilette soigneuse, changeait son linge que Fatima lavait dans la cour. Elle le rasait même, en prenant bien soin d'appliquer un baume sur la balafre que le mal avait mise à vif. Elle trouvait à ces soins un plaisir douloureux qui faisait hausser furieusement les épaules de Sara derrière son dos mais qui, parfois aussi, lui tiraient des larmes qu'elle essuyait avec rage au coin de son tablier.

Du dehors, on ne savait rien. Chaque matin, Josse grimpait au châtelet pour demander aux moines ce dont ils avaient besoin en fait de nourriture fraîche, qu'on lui apportait d'ailleurs avec un grand luxe de précautions. Visiblement, les moines dont on pouvait suivre les phases de l'existence grâce aux tintements des cloches qui les rythmaient n'avaient aucune envie de prendre le moindre risque bien que le château, après une semaine de travail forcené, eût été presque assaini. Les corps de ceux qui avaient composé la triste garnison ramenée par Arnaud et ceux des malheureuses dont ils avaient fait leurs compagnes de débauche par force avaient été brûlés et ce qui n'avait pas été consumé à cause de la pluie avait été enterré. La salle des gardes avait été passée à la chaux et lavée à grande eau quand quatre ou cinq jours de pluie incessante eurent ramené l'abondance de ce côté. Manquant de chaux à la fin, Josse avait dû se contenter de fermer autant que possible les pièces et l'escalier pollués. On verrait plus tard.