— Mais il doit être déjà mort. La peste va...
— Très vite, je sais ! Mais je ne croirai à sa mort que lorsque je l'aurai vu.
— Folle que vous êtes ! Vous dévouer pour cet homme ? Savez-vous qu'il veut vous répudier, vous faire arracher d'ici par l'official de Rodez et jeter à Vin pace comme adultère ? On fera votre procès et on vous enfermera jusqu'à la fin de vos jours tandis qu'il épousera une autre femme...
Furieux, Roquemaurel avait jeté tout cela du haut de sa tour comme un panier de pierres, souhaitant que ses projectiles eussent assez de poids pour clouer Catherine au sol de sa terre. Mais elle ne broncha pas. Droite comme une lame d'épée, elle releva la tête plus haut encore puis, calmement, déclara :
— C'est affaire entre Dieu et lui, mais tant que je serai sa femme je ferai mon devoir !... Allons, Renaud, assez causé ! Hâtez-vous de me donner ce que je veux... et puis prenez soin de mes enfants si je ne reviens pas.
— C'est bon, dit Renaud. Vous allez avoir ce que vous voulez...
Et il disparut du créneau.
Un moment plus tard la poterne s'ouvrait de nouveau, livrant passage cette fois non à un cheval mais à trois mules aux flancs desquelles pendaient des paniers couverts de linges. Sur l'une de ces mules, Sara, aussi calme que si elle s'en allait au marché vendre des choux, était assise.
En l'apercevant, Catherine fendit le cercle suppliant qui l'entourait en l'adjurant de ne pas se sacrifier inutilement, courut à elle et l'apostropha :
— Que fais-tu là ? Rentre ! Je ne veux pas de toi ! Ton devoir est de t'occuper des enfants.
— Mon devoir est et a toujours été de te suivre où que tu ailles. La dernière fois, tu es partie sans moi et cela ne t'a pas tellement réussi il me semble ? Cette fois, je viens. Tu auras besoin de moi.
— Je le sais parfaitement, mais les enfants...
— Marie s'en occupera aussi bien que moi surtout avec l'aide de dame Mathilde qui m'en a fait promesse et qui les adore. Et puis cela sert à quoi de tergiverser ? Nous ne sommes pas encore mortes et si tu veux savoir je n'ai aucunement l'intention de mourir, pas plus que de te laisser passer, sans combattre, de vie à trépas. Et maintenant en route ! Josse nous accompagne ?
— Cette question ! marmotta l'interpellé en haussant les épaules et en envoyant un baiser au chemin de ronde.
— Parfait ! Vous autres, ajouta la zingara en s'adressant à la foule répandue dans l'herbe sèche de chaque côté du chemin, avec la mine éreintée des moutons qui attendent le couteau du boucher, la dame de Roquemaurel m'envoie vous dire de rebrousser chemin jusqu'aux vieilles métairies que vous voyez là-haut. Elles sont un peu ruineuses mais elles vous offriront un abri suffisant s'il venait à pleuvoir, ce que je nous souhaite à tous. En outre, il y a une citerne où il y a encore de l'eau.
Josse aida Catherine à enfourcher sa mule, s'installa sur la troisième et prit la tête du petit cortège devant lequel chariots et bétail s'écartaient.
— Dame Catherine ! cria Gauberte les mains en porte-voix.
La jeune femme se retourna.
— Oui, Gauberte ?...
— S'il n'y avait que moi, j'irais avec vous je le jure !... mais j'ai dix gosses et j'ai peur... on a tous peur ! Vous ne savez pas ce que c'est que la peste, vous !
— Si, je le sais, répondit Catherine qui se souvenait trop bien de son bref séjour entre les murs de Chartres durant une épidémie et y puisait curieusement une sorte de réconfort. C'est pour ça que je rentre. Mais ne vous tourmentez pas : quarante jours sont vite passés... On se reverra peut-être !...
Et sans plus se retourner elle rejoignit Sara et Josse s'efforçant de ne plus voir ce château où elle laissait la plus tendre partie d'elle-même, ses petits qu'elle venait peut-être de se condamner à ne plus jamais revoir, s'efforçant aussi de lutter contre la peur que lui inspirait la mort noire... et aussi ce qu'elle allait découvrir quand elle aurait obligé frère Anthime à ouvrir devant elle les portes de sa maison prématurément transformée en tombeau.
Tout en marchant auprès d'elle, Sara l'observait du coin de l'œil, émue par ce petit pli de détermination qui marquait ses lèvres douces, des lèvres qui ne pouvaient, malgré tout, s'empêcher de trembler. Au bout d'un moment, elle n'y tint plus et tout bas, pour que Josse n'entende pas, elle murmura :
— Comme tu l'aimes encore en dépit de tout ce qu'il t'inflige !
— Ne dis pas de sottises ! J'accomplis mon devoir, rien que mon devoir ! fit Catherine, sans tourner la tête pour ne plus rencontrer le regard noir, trop perspicace, dont elle connaissait bien le pouvoir sur son esprit : jamais elle n'avait réussi à mentir à Sara.
Nul, pas même Dieu, ne peut exiger d'une femme qu'elle sacrifie sa propre vie pour voler au secours de l'homme qui la rejette.
— Le jour où je l'ai épousé, j'ai juré de le servir, de l'aider, de le secourir...
— Tu as surtout juré de l'aimer et je reconnais que tu es incroyablement fidèle à ton serment. Essaie de voir la vérité en face, Catherine. Tu es en train de prendre la mesure de ton amour, tout simplement.
— Quelle stupidité !
— Stupidité ? Crois-tu ? Ce n'est pourtant pas un imbécile qui a dit cela : « La mesure de l'amour c'est d'aimer sans mesure... » L'abbé Bernard qui m'a un jour cité cette parole, à ton sujet d'ailleurs, disait qu'elle était de saint Augustin...
Il faisait nuit noire quand ils arrivèrent à Montsalvy vers trois heures du matin et la ville ressemblait à un fantôme noir sur le ciel ténébreux. Seule, une fumée grise à reflets rougeâtres montait le long du clocher de l'église et l'éclairait un peu : les feux qu'avaient allumés les moines. Le vent d'ailleurs apportait leur odeur balsamique. Le silence était profond, les chemins de ronde déserts, privés de leurs feux de veille et de l'écho du pas ferré des sentinelles. Mais ce fut la vue de sa maison qui serra le plus cruellement le cœur de Catherine car aucune lumière n'y paraissait, aucun bruit n'en sortait... Les fenêtres du logis que l'on pouvait apercevoir par-dessus la muraille qui doublait celle de la ville, étaient obscures elles aussi.
— Y a-t-il encore quelqu'un de vivant ? murmura Catherine en se signant. Il est difficile d'y croire !
— Il faut y aller voir, marmotta Josse et pour cela nous faire ouvrir d'abord la porte de la ville. Les moines ont jugé inutile d'assurer une garde quelconque, avec juste raison d'ailleurs car la peur est bien la meilleure des protections, mais ils ont tout de même pris soin de refermer les portes.
Décrochant de sa ceinture une trompe en corne cerclée d'argent il la porta à sa bouche et par trois fois en tira un long mugissement qui fit frissonner Catherine. Puis il attendit un instant et recommença.
— Il faut leur laisser le temps d'arriver, murmura Catherine.
Espérons qu'ils oseront venir et ouvrir...
L'attente lui parut interminable. À Josse aussi d'ailleurs car au bout d'un moment, impatienté, il allait répéter son appel quand la flamme d'une torche apparut sur le chemin de ronde éclairant une forme noire qui se déplaçait rapidement et qui s'arrêta au-dessus de la porte. À la lumière de sa flamme, Catherine reconnut le frère Anthime en personne.
— Qui va là ? cria-t-il d'une voix mal assurée.
Celle de Josse éclata comme un tonnerre.
— Très haute et très noble dame Catherine, comtesse de Montsalvy qui vous requiert, frère Anthime, de lui ouvrir les portes de sa ville.
L'exclamation du moine tourna en gargouillis affolé.
— Da... dame Catherine ? bredouilla-t-il. Mais c'est... tout, tout à fait impopo... impopo... impossible ! La peste nous accable et...
— Je sais tout cela ! cria Catherine à son tour. Il n'empêche que je veux entrer, mon frère. Ouvrez cette porte, c'est un ordre et en l'absence de l'abbé Bernard je suis en droit de vous l'adresser...
Il n'hésita qu'un instant, maté sans discussion possible par le ton autoritaire de la châtelaine.
— C'est bon !... Je viens mais n'en prenez qu'à vous s'il vous arrive malheur...
Un instant plus tard la petite poterne s'ouvrait devant les trois cavaliers, découvrant le trésorier du couvent qui élevait sa torche pour éclairer la voûte et, en même temps, s'assurer qu'il s'agissait bien de Catherine. Du haut de sa mule, celle-ci le considéra sévèrement.
— Vous n'auriez pas dû les laisser partir. Toute la ville est sur les chemins par cette chaleur accablante.
J'aurais voulu vous y voir, dame ! Dieu lui- même n'aurait pas pu les empêcher. Ils étaient comme fous quand ils ont vu mourir l'homme.
— Qu'avez-vous fait du corps ?
— Nous l'avons brûlé, bien sûr, prenant en cela un risque bien suffisant. J'ai trente moines à l'abbaye et j'en dois compte à Dieu...
Tout en parlant, Catherine avait franchi la voûte et découvrait le portail surmonté d'un châtelet crénelé qui commandait l'entrée du château : des madriers empilés sur toute sa hauteur en bouchaient l'entrée.
— Et ceux qui étaient ici, n'en devez-vous pas compte aussi ? Et le seigneur de cette ville qui, à cette heure peut-être, est mort sans secours, sans confession, sans Dieu... n'en deviez-vous pas compte ?
L'abbé Bernard, lui, n'aurait pas édifié cette montagne de terreur...
— Qu'en savez-vous ? se rebiffa le moine. L'abbé Bernard aurait voulu, lui aussi, sauver le plus de vies humaines possible, le plus de vies qui le méritaient, tout au moins... mais ce qu'il y avait dans votre demeure, dame comtesse, c'était une bande de Satan !
— L'abbé Bernard n'aurait pas fait la différence et ce n'est pas à vous d'en juger. Allez chercher vos précieux moines et enlevez-moi tout ça. Je veux qu'on ouvre cette porte ! Je veux voir s'il est encore possible de sauver messire Arnaud...
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