Le seul intérêt d’Antoine dans ce rituel eût été de pouvoir contempler sa bien-aimée, debout au milieu du petit escadron des filles d’honneur mais c’était, selon lui, un plaisir incomplet et il préféra aller rêver d’elle dans le cadre infiniment plus poétique des jardins en espérant que, tout à l’heure peut-être, la blonde Elodie pourrait s’y aventurer...

L’opulente hostellerie de la Ronce Couronnée était, sans discussion possible, la mieux achalandée de la petite ville royale. Cela tenait sans doute à la réputation de sa cuisine surveillée par Pierre Bonhommet, maître queux et propriétaire, et les soins que donnait à ses chambres sa plantureuse épouse, Julienne. Peut-être aussi à son voisinage avec la demeure où logeaient les ambassadeurs lorsqu’ils étaient admis à suivre le Roi dans son palais campagnard. Maître Bonhommet était alors invité à fournir la table du diplomate et de son entourage, les quelques serviteurs français que l’État y entretenait à demeure s’arrangeant de leur subsistance comme ils l’entendaient.

Ce soir-là, le logis était vide depuis plusieurs jours, le dernier occupant – l’ambassadeur espagnol, don Pedro de Tolède, dont on pouvait se demander ce qu’il était venu faire en France – ayant préféré regagner Paris après l’une de ces escarmouches à fleurets non mouchetés qui l’opposaient quasi quotidiennement au Roi sous couleur d’agencer des mariages entre les enfants de France et les infants d’Espagne dont Henri IV ne voulait pas. S’il ménageait un peu la chèvre et le chou, celui-ci ne prenait d’ailleurs pas la peine de celer l’aversion que lui inspirait cet hidalgo bourré de morgue. Il n’y avait donc rien à voir dans le logis de Fontainebleau, pas même le plus infime lumignon, tandis que le coup de feu battait son plein à la Ronce Couronnée.

Pourtant – et Dieu seul savait pourquoi ! –, un jeune homme attablé près d’une des fenêtres de l’auberge ne parvenait pas à en détacher ses yeux tandis qu’il faisait disparaître une énorme omelette aux croûtons bientôt suivie d’un poulet qu’il récura jusqu’aux petits os, le tout arrosé d’une pinte de clairet et sans que la trajectoire de son regard bleu sombre déviât d’une ligne. Pourquoi ?

Que Thomas de Courcy soit curieux ne faisait de doute pour personne, encore que ce léger travers n’allât pas jusqu’à l’obsession mais, surtout, il était sujet aux pressentiments et, ce soir, une voix intérieure lui soufflait qu’il allait se passer quelque chose à l’hôtel des ambassadeurs.

Et il n’avait pas tort ! Alors qu’il faisait un sort à son fromage de Brie, des cavaliers escortant un carrosse de voyage et suivi d’un chariot à bagages s’arrêtèrent devant le portail. L’un d’eux sauta de sa monture et actionna la chaîne pendue à un pilier, ce qui fit accourir un valet armé d’une torche et suscita un sourire de satisfaction sur le visage du curieux. Enfin, le Florentin était de retour et il y avait gros à parier que le carrosse renfermât l’héritière qu’il était allé chercher au-delà des Alpes.

Cependant, le valet au flambeau, gêné par les flammes que le vent rabattait sur son visage, ne parvenait pas à ouvrir le lourd portail. Il réclama le secours du cocher mais celui-ci, engourdi sans doute par un trop long parcours, dormait à moitié et ne l’entendit pas. L’un des cavaliers mettait déjà pied à terre pour l’aider quand les mantelets de cuir du carrosse se relevèrent sur une figure féminine furibonde qui se mit à déverser un chapelet d’imprécations avec un fort accent italien. Son apparition arracha un hoquet d’horreur à Thomas tant elle lui parut laide... et un second quand il entendit l’ambassadeur exhorter « Madonna Davanzati » à la patience.

Ce n’était pas possible ! Cette gorgone sans âge – plus de trente ans assurément – ne pouvait pas être la future épouse d’Antoine ? Elle ne pouvait pas non plus être sa mère ou une parente quelconque puisque la demoiselle n’avait pas de famille. Il en était là de ses réflexions quand un joyeux éclat de rire détourna son attention sur un cavalier qui se tenait au côté de Giovanetti mais, entre le manteau de cheval et le chapeau noir orné d’une plume rouge, Thomas ne distingua pas grand-chose sauf l’éclair des dents très blanches. Les lourds vantaux ayant fini par s’ouvrir, le petit cortège s’engouffra dans la cour. Tout disparut et la nuit reprit ses droits.

Ce qui lui restait d’appétit coupé, Thomas vida son pichet, régla sa dépense et reprit le chemin du château. A cette heure, son ami, qui avait cependant prévu de souper avec lui, ne viendrait plus. D’ailleurs, Courcy ne l’avait guère attendu, sachant qu’Antoine ne perdait jamais une occasion de se rapprocher de la demoiselle de ses pensées qui devait assister au souper des souverains à son rang de fille d’honneur. Peut-être même, si le repas royal était achevé, aurait-il réussi à l’entraîner dans le parc pour une de ces romantiques – mais courtes ! -promenades où il pourrait lui murmurer des mots tendres qu’elle écouterait les yeux baissés en émettant des gloussements nerveux et quelques paroles dont l’indiscret n’avait jamais réussi à saisir le sens. Parce que, bien entendu, Thomas ne s’était jamais gêné pour observer le couple et cela, pour la meilleure des raisons : il n’aimait pas beaucoup la jeune Elodie, ses mines confites, ses prudes effarouchements dans une cour où la verdeur du langage était monnaie courante, ses paupières papillotantes et cette façon qu’elle avait de vous regarder par en dessous avec une timidité trop tenace pour n’être pas feinte. Jolie sans doute avec ses boucles blondes, ses yeux bleus, sa petite bouche rouge et son visage en forme de cœur mais Thomas ne réussissait pas à comprendre par quelle alchimie Antoine, qui avait tenu dans ses bras certaines des plus séduisantes femmes de la Cour, avait pu s’éprendre- on pourrait dire jusqu’au gâtisme – de cette petite chose fragile dont on ignorait si elle était réelle ou si elle cherchait seulement à en donner l’impression :

— C’est un ange ! répondait régulièrement Sarrance chaque fois qu’il s’était aventuré sur le sujet. Elle ne ressemble à aucune des autres filles, coquettes, effrontées, qui cherchent seulement le plaisir... Elle possède toutes les vertus nécessaires à une épouse...

— Sauf la surface adéquate ! Tu as déjà couché avec elle ?

— Thomas ! Comment oses-tu ?...

— Je n’ose pas, je me renseigne ! Quel âge a-t-elle ?

— Un peu plus de quinze ans, je crois.

— Alors, le cas n’est pas désespéré : elle peut grandir encore.

— Grandir ? Ça te paraît important ?

— Plutôt, oui ! Vous vous êtes regardés ensemble dans un miroir ? Si tu l’épouses, tu pourras vraiment dire qu’elle est ta moitié. Avant la nuit de noces, tu devras lui faire donner les derniers sacrements parce que, quand tu te coucheras sur elle, tu l’aplatiras comme une crêpe ! Et si elle survit à ton étreinte destructrice, il faut espérer pour elle qu’elle ne mette que des filles au monde : si des garçons se développent dans ce ventre miniature, et à moins d’être nains, le premier ne manquera pas de le faire éclater !

Antoine ne put s’empêcher de rire :

— Il faut toujours que tu exagères ! De nous deux c’est pourtant moi le méridional ! Alors que tu es un homme du Nord !

Les châteaux qui les avaient vus naître se situaient en effet aux deux bouts du pays : le Béarn, comme le Roi, pour Antoine, et dans le val d’Oise pour Thomas, tous deux orphelins de mère, ils s’étaient rencontrés dix ans plus tôt à la porterie du Louvre où ils devaient retrouver leurs pères respectifs avant d’entrer chez les pages d’où on les avait versés aux chevau-légers une fois l’âge atteint. Bâtis sur le même gabarit – six pieds environ, longues jambes et épaules de corsaires ! –, ils trouvaient le moyen d’être totalement différents car si le large visage couronné de cheveux roux de Thomas évoquait le lion, celui d’Antoine tenait à la fois de l’aigle et du loup. De ces contrastes, ils avaient forgé une solide amitié, de celles qui permettent de tout se dire... Ce à quoi Thomas ne manquait pas :

— L’origine ne fait rien à la chose, répondit-il, je suis seulement logique. Aime-la si tu veux mais épouses-en une à ta taille !

On peut comprendre que, dans ces conditions, l’affaire du mariage florentin eût enchanté Thomas. D’autant que cela mettrait fin à la gêne financière dans laquelle le vieux Sarrance laissait végéter son fils alors que Thomas jouissait de revenus confortables. D’où l’impatience avec laquelle Courcy s’était attaché à guetter le retour de l’ambassadeur florentin.

Maintenant, tandis qu’il rejoignait dans les dépendances du château le logis attribué aux chevau-légers de service et où il partageait une chambre avec son ami, il ne savait trop que penser. Pour ce qu’il en savait il n’existait qu’une seule Davanzati puisque la candidate au titre de comtesse de Sarrance était seule au monde. D’autre part, et à moins d’avoir perdu l’esprit, comment imaginer que la mégère entrevue tout à l’heure puisse être la jeune fille annoncée ? Si c’était le cas, Antoine lui éclaterait de rire au nez et s’accrocherait plus que jamais à son Elodie ?

Malgré tout – et justement à propos de rire –, il y avait celui qu’il avait entendu pendant les palabres, si jeune, si frais, en même temps que lui revenait à la mémoire l’élégante silhouette du jeune cavalier et l’éclat de deux yeux noirs dans la lumière incertaine des torches. Un proche de l’ambassadeur, sans doute, pour avoir osé s’amuser ouvertement de son dialogue avec la gorgone mais il se pouvait aussi que ce soit un... intime ami ? Giovanetti était vieux garçon, italien – en France on appelait ça le vice italien ! Et on ignorait ses goûts secrets.

Thomas en était là de ses cogitations quand Antoine rentra, si visiblement soucieux que son ami s’inquiéta :