JULIETTE BENZONI
LA DAGUE AU LYS ROUGE
PREMIÈRE PARTIE
UN CADEAU ROYAL
Chapitre I
Les bagages de l’ambassadeur
Debout sur le château arrière de la galère, les bras croisés sur sa poitrine retenant les plis de son ample cape noire, Lorenza regardait approcher Marseille sans aucune joie mais cependant avec un certain soulagement. Le voyage depuis Livourne lui avait paru interminable. En effet, par crainte des pirates barbaresques qui infestaient la Méditerranée même après leur défaite à Lépante en 1571, les trois navires florentins avaient longé la côte au plus près afin de s’assurer constamment un refuge facile. C’est ainsi que l’on avait fait escale à Portofino, Gênes, Alassio, San Remo, Antibes et Toulon. Ce cabotage peu glorieux présentait au moins l’avantage de se procurer des vivres frais et de reposer la chiourme.
Cette dernière avait été mise à rude épreuve à cause d’une absence quasi totale de vent, une rareté en septembre. Impossible de hisser une voile et les quelque cent vingt rameurs, esclaves, condamnés ou prisonniers turcs enchaînés par trois aux quarante longues pales rouges érodées par le sel, avaient trimé sans relâche, leurs dos nus brûlés par le soleil et parfois déchirés par les coups de fouet des comites. En dépit des seaux d’eau de mer dont on les arrosait, leur odeur pouvait être insupportable même avec les boules de senteur dont usaient les passagers. Et encore, ceux de Florence, et ceux des chevaliers de Malte n’étaient-ils pas les plus mal traités parce qu’un galérien solide valait mieux – surtout dans les combats ! – qu’un être épuisé par la faim ou les mauvais traitements. Pourtant, leur vue n’en était pas moins pénible à Lorenza et elle ne sortait sur le haut pont qu’à proximité d’un port.
Ce soir, c’était la toute première fois qu’elle se trouvait seule sur le château arrière. Ser Filippo Giovanetti, ambassadeur en France du grand-duc Ferdinand de Médicis, à qui elle était confiée, ne manquait jamais de l’accompagner et veillait avec le plus grand soin à ce que le manteau et la capuche l’enveloppent entièrement, et ne laissent libre que son visage :
— Vos grands yeux noirs sont déjà bien suffisants pour ajouter aux regrets, donc aux souffrances de cette, misérable horde, expliquait-il. L’éclat de votre superbe chevelure d’or fauve pourrait les rendre fous !
Elle remerciait d’un petit sourire machinal cette curieuse preuve de charité chrétienne. S’il avait osé l’affubler d’une paire de bésicles il n’y aurait sûrement pas manqué mais, en ce dernier jour, une violente migraine terrassait cet homme – charmant au demeurant ! – et le tenait cloué au lit en compagnie de son médecin qui lui posait des compresses froides sur les yeux. Cette occupation enchantait ce disciple de Galien : elle le changeait des heures passées au chevet de donna Honoria, tante détestée mais chaperon obligé de la jeune Lorenza, et dont le mal de mer s’était emparé dès qu’elle avait posé le pied sur la galère. Un malaise que les effluves ambiants n’arrangeaient pas. Le résultat était désastreux : acariâtre et malveillante à l’état normal, la grosse dame atteignait des sommets dans les criailleries, entrecoupant ses nausées de malédictions et d’injures. Aussi les escales avaient-elles été les bienvenues mais, en dehors de ces heures bénies, Valeriano Campo, le médecin, se risquait à faire ingurgiter à sa « patiente » du vin additionné d’un peu de poudre d’ellébore qui la calmait un moment pour la rendre plus malade ensuite. Elle pleurait alors comme une fontaine en jurant de faire jeter au bûcher cet assassin dès que l’on aurait touché terre !
Enfin on y était. Tandis que les trois galères traçaient leur chemin entre des îles roussies de soleil dont l’une portait la tour mélancolique d’une petite citadelle, Lorenza admettait que sa première découverte d’un pays où elle passerait peut-être le reste de ses jours aurait pu être pire encore. Posée comme une couronne sur le bleu intense de la mer, Marseille, avec ses maisons étroites et colorées dégringolant d’une montagne ornée en son sommet d’une chapelle et d’un fortin, jusqu’à son port dessiné naturellement par l’embouchure du fleuve Lacydon au bord duquel s’ancraient les puissantes murailles de ses remparts, ressemblait à l’une de ces vignettes dont les moines ornaient encore leurs précieux manuscrits. Le paysage de Provence alentour ne différait guère de ceux que la jeune voyageuse avait connus jusque-là.
C’était, après tout, de bon augure même si l’ambassadeur ne lui avait pas laissé ignorer que le chemin serait long entre cette ville écrasée de soleil et Paris, la capitale du roi Henri IV où se nouerait son destin, où elle allait devenir une autre et porter un nom dont elle préférait ne pas se souvenir parce qu’il désignait ce qu’elle serait désormais : un pion sur l’échiquier politique de Ferdinand de Toscane, son oncle de la main gauche.
Pour l’heure présente, elle s’appelait encore Lorenza Davanzati. Sa mère, Madalena, morte quand elle avait quatre ans, avait été une Médicis, fille bâtarde mais reconnue du premier Cosme à avoir coiffé la couronne grand-ducale de Toscane. Son père, Bernardo Davanzati, mort du chagrin d’avoir perdu sa belle épouse, faisait remonter son origine loin dans la suite des siècles et laissait une grande fortune que la banque Médicis gérait avec une loyauté exemplaire. Ce qui n’était pas si fréquent à l’époque...
A l’exception des deux fils légitimes de Cosme, François et Ferdinand, qui s’étaient succédé sur le trône de Florence, il ne restait à l’orpheline que deux parents, un oncle, Jean de Médicis, autre bâtard de Cosme... et sa tante, Honoria Davanzati. Aussi laide que désagréable, elle était demeurée vieille fille en dépit de la rente confortable inscrite dans le testament de son frère, assortie, naturellement, de l’autorisation de résider dans le palais familial et la villa de Fiesole pour elle et ses éventuels époux et descendants. Malgré ces avantages alléchants, aucun prétendant n’avait tenté l’aventure.
Sagement, Ferdinand et son épouse Christine de Lorraine, élevée à la cour de France par sa grand-mère Catherine de Médicis, avaient confié l’éducation de la petite Lorenza au couvent des Murate[1] où Catherine elle-même avait longuement séjourné. Seul le nom était sinistre, l’enfant s’y était trouvée bien. Le vaste jardin des bords de l’Arno était magnifique et les religieuses, qui ne cessaient de se chamailler, essentiellement distrayantes outre qu’elles n’étaient pas sans culture, loin s’en fallait. Lorenza avait beaucoup appris chez elles et surtout elle y avait trouvé l’affection de Mère Maria-Annunziata, la supérieure, parce qu’elle ressemblait à la petite fille que celle-ci avait perdue avant d’entrer en religion. C’était une Strozzi – l’une des plus nobles maisons de Florence – et quand Lorenza atteignit ses seize ans, elle songea à lui faire épouser l’un de ses neveux, Vittorio, qui en avait deux de plus. Il lui semblait en effet qu’ils formeraient le plus beau des couples et qu’ils étaient faits pour s’entendre. En outre, les deux jeunes gens étaient égaux sur le plan de la fortune et l’on aurait au moins l’assurance que celle de Lorenza n’irait pas courir l’aventure en dehors de la ville du lys rouge...
La Mère s’en était ouverte à la grande-duchesse Christine à laquelle la liait une solide amitié. Cette dernière en avait parlé à son époux et, trois mois environ avant que les galères ne quittent Livourne, Lorenza échangeait sa cellule aux Murate pour une chambre au palais Pitti[2] et rencontrait Vittorio au cours d’une de ces fêtes nocturnes dont Florence avait le secret.
Une habile stratégie les avait menés à se trouver l’un en face de l’autre près du bassin d’une fontaine dont le jet d’eau fusait vers le ciel en gerbe scintillante avant de laisser retomber ses gouttes cristallines. Lorenza avait vu venir vers elle un garçon beau comme un ange blond. Des traits fins composaient le visage le plus aimable et le plus souriant qui soit, et il portait avec élégance, à défaut d’une paire d’ailes, un pourpoint richement brodé d’argent du même bleu que ses yeux. De son côté, le jeune homme n’avait pas caché son éblouissement devant celle qu’il crut un instant la divinité du jardin, si rayonnante de jeunesse dans une robe de satin blanc d’une simplicité voulue afin de mieux mettre en valeur la splendeur d’une somptueuse chevelure d’or traversée d’éclairs de feu, retombant en boucles soyeuses à la hauteur des reins, mais retenue autour du front par une couronne de lauriers d’or, d’émeraudes et de perles. Le contraste avec les longs yeux noirs légèrement étirés vers les tempes et qui le regardaient en souriant était frappant.
Trop ému pour parler, il avait mis genou en terre :
— Êtes-vous réelle ou serais-je en train de rêver ?
— Nous ne rêvons ni l’un ni l’autre, dit-elle gaiement. Je vous prenais bien pour un ange !
Le grand-duc avait annoncé leurs fiançailles le soir même tandis que les pluies d’étoiles d’un feu d’artifice embrasaient le ciel... Le mariage – pourquoi attendre puisqu’il s’annonçait sous d’aussi heureux auspices ? – devait avoir lieu un mois après... Mais la veille, les soldats du Bargello[3] découvraient, peu avant l’aube, le corps sans vie de Vittorio, un poignard planté dans le cœur...
La grande-duchesse Christine s’était chargée de prévenir Lorenza. Elle l’avait trouvée plongée avec Bibiena, qui avait été sa nourrice, dans la plus agréable des occupations : elle surveillait le rangement de son trousseau dans les coffres en bois de santal avant le transport au palais Davanzati où le jeune couple devait vivre. Après que le mariage eut été décidé, des équipes d’ouvriers s’étaient relayées afin de rafraîchir cette belle demeure inoccupée depuis tant d’années sauf par la tante Honoria, laquelle s’était hâtée de se transporter à Fiesole non sans emplir l’air de ses protestations indignées – et d’autant plus malvenues qu’on ne devait pas toucher à son appartement.
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