— En effet et c’est parfaitement légitime. C’est l’un des noms que je dois à mes divers aïeux. Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire de « l’Infant romain » que le pape Alexandre VI, notre ancêtre, élevait comme son propre fils au Vatican et qui était en fait celui de César et de Lucrèce. C’est de lui que je descends en ligne directe…
— Cet Infant romain a dû être prolifique ! Figurez-vous que j’ai déjà entendu quelqu’un se vanter de la même descendance… Il s’agissait de la Torelli !
— Rien d’étonnant, Lucrezia est ma sœur ! Une sœur tendrement aimée !
— Jusqu’où ?
— Jusqu’où il vous plaira d’aller, répondit l’autre avec un sourire fat qui amena une grimace de dégoût aux lèvres d’Aldo.
Mais il continuait :
— Quand on atteint la perfection dans la beauté, on se doit de s’accoupler afin de la transmettre. Les pharaons d’Égypte avaient découvert ce moyen bien avant nous… Donc Lucrezia est à la fois ma sœur et ma maîtresse, mais cela ne nous gêne pas pour courir d’autres lièvres.
— Alors me direz-vous pourquoi elle a lancé ce malheureux Wishbone et moi-même à la chasse d’un bijou que vous possédez ? Ça donne l’impression qu’il y a des trous dans votre tendre association ?
— Mais parce qu’elle l’ignore ! La Chimère ne peut être portée que par un mâle du sang de César.
— Pourquoi, dans ce cas, l’avoir laissée chercher vainement ?
Le psychopathe partit d’un rire énorme, bruyant, théâtral, la tête rejetée en arrière.
— Que vous êtes innocent ! C’est élémentaire pourtant. Aucun de ces messieurs ne voulait s’avouer vaincu et ils s’empressaient d’offrir à Lucrezia un joyau – ruineux, évidemment ! – pour la faire patienter. Elle a récolté ainsi une copieuse collection d’oiseaux, d’insectes et d’animaux fantastiques de prix, puis le malheureux avait droit à quelques jours de récompense.
— Quelle sorte de récompense ?
— Ne me dites pas que vous êtes naïf à ce point ! Vous auriez peut-être préféré que je dise « quelques nuits » ? Après quoi, elle les renvoyait à la chasse…
— … à la chimère, c’est le cas de le dire. Et ils marchaient ?
— Pas tous, je le reconnais. Certains s’estimaient satisfaits des rares heures accordées par la déesse. Quelques-uns ont choisi le suicide afin de poursuivre leur rêve dans l’au-delà. Votre ami Vidal-Pellicorne a été sauvé – si on peut employer ce terme ! – par la police britannique mais le bon Wishbone, lui, n’est pas de ceux qui renoncent et, comme il est colossalement riche, il a aidé ma sœur adorée à fuir, car évidemment il n’a pas cru un mot de l’accusation portée contre elle. Il n’aurait pas hésité à lui offrir tous les ténors du barreau existant au monde, mais elle était en larmes, tellement terrifiée et ne cessant de jurer de son innocence. Voyant cela, il a paré au plus pressé. Il a commandé un taxi pour les emmener tous les deux à la gare Victoria où ils ont pris le train pour Douvres – elle s’était transformée en vieille dame avec un talent que vous n’imaginez pas ! – et en troisième classe, ce qui a follement amusé Lucrezia – puis un deuxième train toujours dans la même catégorie jusqu’à Paris où l’un des nôtres l’attendait dans un faux taxi qui les a conduits dans l’un de nos garages, enfin directement ici, où elle lui a fait les honneurs de notre château familial ! Une opération sans le moindre problème ! On peut raconter ce qu’on veut de ces Américains, mais ils savent agir vite et sans se laisser démonter par des broutilles !
— Des broutilles ? La police de plusieurs pays ? Et sa photo en première page d’une flopée de journaux ?
— Celle de la diva, n’oubliez pas ! Pas celle d’une fragile grand-mère…
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas ! L’un des nôtres ?… Un faux taxi ?… Un de nos garages ? Cela signifie une véritable organisation ?
— Exactement ! Nous avons de nombreux amis, que voulez-vous ?… Et il y a parfois des « fuites » à Scotland Yard !
— Des amis ou des mafiosi ?
— Mon vieux, moins on en sait, mieux on se porte ! Mais il est temps, je pense, que vous rejoigniez la belle dame avec qui vous avez vécu de si agréables moments dans les trains de luxe ! Giacomo ! appela-t-il.
Le cœur d’Aldo manqua un battement. Selon Max, elle avait été convenablement traitée mais jusqu’où pouvait-on le croire ? Or, elle fut là dans l’instant et il ne retint pas un soupir de soulagement : elle était exactement semblable à celle qu’il avait quittée en gare de Brigue. À ceci près qu’elle n’était pas maquillée, mais sa robe grise était impeccable et aucun cheveu ne dépassait de l’épais chignon sur la nuque. En revanche, elle aurait peut-être quelque peine à le reconnaître sous ses vêtements sales et son abondance pileuse… Or dès la porte franchie, le beau regard nuageux se posa sur lui.
— Aldo ! murmura-t-elle. Me pardonnerez-vous jamais ?
— Que je vous pardonne ? Mais quoi ?
— Si je ne m’étais pas mise en tête de vous rejoindre dans l’Orient-Express… vous n’en seriez pas là !
— Si vous croyez que je regrette ce qui s’est passé, ôtez-vous cela de l’esprit, Pauline ! Simplement nous n’avons pas eu de chance ! Comment auriez-vous pu imaginer, même une minute, que nous aurions sur le dos une véritable bande organisée ? Mais puisque vous avez dû arriver avant moi dans ce repaire de truands, je suppose que vous avez reconnu notre hôte…
Elle tourna enfin la tête vers l’homme.
— Cette mauvaise copie de César Borgia ? C’est la première fois que je le vois ! fit-elle, dédaigneuse. Depuis que je suis ici, je n’ai vu que des hommes encagoulés… et une servante muette.
— Oh non, ce n’est pas la première fois ma toute belle, grinça l’intéressé en s’approchant. Seulement cette nuit, je reprends ma personnalité qui n’a jamais été celle du toutou bien élevé qui vous amusait tant !
— Ottavio ? dit-elle, abasourdie. Ottavio Fanchetti ?
— Non : César Ottavio Gandia dei Catannei !
— Catannei ? intervint Aldo. Comme l’homme qui a loué ce château…
— … et qui est en passe de mourir, ce qui ne saurait tarder !
— Cela ne semble pas vous troubler outre mesure !
— C’est la vie ! soupira « César » avec un haussement d’épaules. Il m’a été d’un grand secours pour convaincre les croquants de ce patelin de nous louer cette demeure qui n’aurait jamais dû cesser d’être nôtre !
— Comment cela ? Narrez-nous ! Il n’y a rien que j’aime autant que les histoires fausses !
— Un peu plus de respect, mon petit prince ! Nous descendons d’un pape, nous !
— Ce n’est pas donné à tout le monde, j’en conviens. Et je ne suis pas certain qu’il y ait de quoi en être fier, mais revenons à ce château !
— Ce n’est pas compliqué ! Son bâtisseur venait de mourir, César en a eu envie et Louis XII le lui a donné en cadeau de mariage. Il l’a habité jusqu’aux fêtes de l’événement !
— Alors pourquoi n’y a-t-il pas vécu sa lune de miel ? Pourquoi La Motte-Feuilly qui est moins… flatteur ?
— Parce qu’il savait son départ proche et préférait laisser sa femme dans son cadre habituel !
— Ce ne serait pas dans l’idée, à son retour, d’y mener joyeuse vie en compagnie de quelques jolies filles… avec ou sans le masque dont il couvrait son visage quand sa vérole se montrait trop envahissante…
— Espèce de…
— Messieurs, messieurs ! coupa la voix froide de Pauline. Nous nous égarons, il me semble ! Cette joute historique est sans doute pleine d’intérêt, mais j’aimerais savoir ce que nous faisons ici ! Moi surtout, d’ailleurs. Que vous ai-je fait, Ottavio, César ou qui que vous soyez ?
Une soudaine colère lui empourpra la figure.
— Vous m’avez préféré ce bellâtre titré alors que je ne vous avais pas caché que je voulais vous aimer et faire de vous ma femme. J’aurais mis à vos pieds ma fortune et…
— Votre fortune ? Ou la mienne ? Y compris les bijoux que m’a légués ma tante d’Anguisola ? Quant à votre façon d’aimer, je n’ai pas la moindre envie de la connaître !
— Ne me mettez pas au défi ! J’ai tous les moyens de vous y contraindre ! Mon illustre ancêtre savait comment mater les filles rebelles et je suis son digne héritier…
— Espèce de salopard ! gronda Aldo qui se serait rué sur lui si Max ne l’avait retenu d’une poigne vigoureuse.
L’autre eut un vilain sourire.
— Tiens-toi tranquille, sinon je pourrais t’obliger à admirer le spectacle. Mais laissons la gaudriole de côté pour le moment ! Nous avons mieux à faire, vous êtes devant moi pour entendre votre jugement !
Et d’un pas solennel, il alla s’asseoir dans l’unique fauteuil.
— Notre jugement ? fit Aldo, amer. Cela signifie que votre demande de rançon est restée lettre morte…
— Mais pas du tout ! Que l’on fasse entrer la princesse Morosini ! Et qu’on avance un siège, elle paraît lasse !
C’était le moins qu’on puisse dire : livide, les traits tirés, les lèvres décolorées, Lisa, suivie d’un homme portant une mallette, pénétrait dans la salle d’un pas pourtant ferme. Elle se tenait très droite et son attitude avait une sorte de majesté.
— Lisa ! murmura Aldo, que t’ont-ils fait ? Pourquoi être venue ? Il fallait m’abandonner à mon sort !
Sans le regarder, elle haussa les épaules.
— Et laisser ces misérables s’en prendre à « mes enfants » ? Voilà ce que vous avez demandé, ajouta-t-elle en désignant le bagage. Vous pouvez vérifier ! Le compte y est : un million de dollars ! Il ne vous reste qu’à libérer vos deux captifs !
— Les deux ? s’écria Pauline, indignée. Ne me dites pas que vous payez pour moi ? Je ne l’accepterais à aucun prix !
— Que vous l’acceptiez ou non est sans importance, rétorqua Lisa. Vous m’avez pris mon mari. Alors quelques billets de plus ou de moins… Nous pouvons partir, je suppose ?…
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