Au bas de l’escalier humide et glissant à se rompre le cou, deux galeries se présentaient. On prit celle de droite et l’archéologue dut admettre que l’éclairage des torches donnait plus de lumière que sa lampe de poche. Enfin on fut devant la paroi et le vieil homme désigna à son ancien élève la fissure en question.

— C’est là ! Allez-y !

— Aldo ! appela-t-il en maîtrisant sa voix, de crainte qu’elle ne soit perçue ailleurs. C’est moi, Adalbert ! Tu m’entends ?

Pas de réponse.

— Aldo ! reprit-il plus fort. Réveille-toi, si tu dors ! Aldo, réponds, sacrebleu !

Toujours rien !

— Qu’est-ce qui se passe ? fit Adalbert d’une voix que l’inquiétude faisait trembler. On l’a changé de prison ? Quelqu’un vous a peut-être repéré la nuit dernière ?

— Ça me paraît improbable. Il y a au-dessus de nous une belle épaisseur de roche et de terre…

À son tour il appela, mais sans plus de résultat. Alors, Sulpice le prit par le bras :

— Laissez-moi faire, Monsieur Hubert ! Reculez-vous, tous les deux !

Il avait empoigné sa pioche, un outil de son calibre, prit son élan et frappa. Le coup résonna dans les tympans d’Adalbert qui avait l’impression qu’il avait dû retentir à l’autre bout de la terre, mais la fissure s’était un peu agrandie.

— La roche est trop dure par ici, commenta Sulpice avant d’en asséner un deuxième, puis un troisième et un quatrième, emportant chaque fois un morceau de pierre.

Déjà, dès le premier impact, on avait pu apercevoir les charbons rougeoyants du brasero.

— Élargis un peu plus, que je puisse passer la tête !

Sulpice s’exécuta et Adalbert glissa non seulement la tête mais aussi un bras, resta ainsi quelques instants puis soupira, désolé :

— Il n’y a personne. Le lit n’est pas défait et tout a l’air d’être en ordre. Je crains, professeur, ajouta-t-il en se dégageant, que l’on ne vous ait entendu hier et qu’on l’ait mis ailleurs. Ou alors…

— Vous pensez quoi ?

— J’aime mieux ne pas penser ! Sinon pour trouver le moyen d’entrer dans ce château de malheur, puisque vous dites qu’on est en dessous ou presque !

— Vous avez raison. Allons explorer l’autre galerie. Celle-ci est un cul-de-sac…


Depuis qu’à travers le mince interstice il avait reconnu son cousin Hubert et pu lui parler, Aldo s’était senti revivre. D’abord il savait enfin où il était et en éprouvait une profonde satisfaction, même s’il ne comprenait pas bien pourquoi on le tenait captif à la Croix-Haute et surtout depuis si longtemps ! Se faire remettre une rançon n’en demandait pas tant et il ne voyait pas ce que l’on pouvait lui vouloir en dehors de cela…

Tous ces points d’interrogation disparurent quand le professeur lui eut promis de le sortir de cette impasse en revenant vers minuit le soir suivant avec l’outillage nécessaire et les armes. En revanche, jamais journée ne lui parut plus interminable. Il en compta les heures l’une après l’autre. Tellement énervé qu’il fit semblant de dormir quand un de ses geôliers vint renouveler les provisions de charbon comme tous les soirs vers 7 heures. Il en retira d’ailleurs la pensée réconfortante de ne plus être dérangé avant le lendemain matin…

Incapable d’avaler quoi que ce soit, il but un verre d’eau et se recoucha, non pour dormir mais pour essayer au moins de se détendre. Sans grand succès : son cœur battait la chamade. C’était une bien belle chose que l’espérance, mais elle vous secoue tout autant qu’une vraie joie ! Aucune crainte de s’endormir ! L’idée seule de quitter ce trou à rats, de revoir le ciel, le soleil, ses amis, sa famille, même s’il s’attendait à en découdre pendant quelque temps au moins avec Lisa ! Il pourrait embrasser ses enfants, et Tante Amélie et Plan-Crépin… Peut-être même cet âne bâté d’Adalbert, s’il se décidait à revenir à la raison et à abandonner sa prima donna ! Quoi qu’il en soit, même une bagarre serait la bienvenue…


La demie de 11 heures venait de sonner au clocher du village quand la porte s’ouvrit accompagnée de son fracas habituel et Max entra, escorté d’un autre forban encagoulé mais, cette fois, armé d’un fusil-mitrailleur.

— Debout ! intima-t-il. Tiens, tu t’es couché tout habillé ?

— C’est défendu ? J’avais froid, figurez-vous ! Ce brasero empeste mais ne chauffe guère ! gronda-t-il, rendu hargneux par sa déception. Et d’abord qu’est-ce que vous me voulez ?

— Ici on reçoit des ordres mais on ne les discute pas. Le patron m’envoie te chercher !

Pas d’autre issue qu’accepter ! La mort dans l’âme, Aldo remit ses bottes et ne tressaillit même pas quand les menottes se refermèrent sur ses poignets.

— On peut dire qu’il est prudent, votre patron, fit-il, sarcastique.

Et désignant l’arme :

— Avec ce joujou dans le dos, rêver à une fuite relève de la poésie lettriste ! À votre place…

Il essayait de gagner du temps dans l’espoir que le professeur serait arrivé et ainsi mis au courant du changement de programme, mais Max refusa d’entrer dans le jeu.

— Assez de bla-bla ! Le patron n’aime pas attendre.

Il ne restait plus qu’à obtempérer. Avec un haussement d’épaules, il suivit le comparse et franchit la porte dont il put admirer au passage le déploiement de serrures, verrous et chaînes. Au-delà, il n’y avait qu’un escalier raide, taillé dans la pierre et s’envolant vers les hauteurs. Ensuite on traversa une galerie voûtée pour s’engager dans une autre volée de marches qui parut au prisonnier ne jamais vouloir aboutir. Enfin, après un coude et encore quelques degrés, on atterrit sur un palier éclairé par deux torches plantées dans des griffes de fer et – quand il faisait jour – par une étroite fenêtre ogivale.

Là, Max ouvrit une autre porte, assez basse sous son accolade de pierre, prit son prisonnier par le coude, lui fit franchir le seuil… Et Aldo remonta quelques siècles !

Ce devait être la salle d’honneur du château. Sous un remarquable plafond à caissons bleus, rouges et or, les murs s’ornaient de tapisseries d’Arras représentant des scènes de chasse ; le feu flambait dans une imposante cheminée que dominait la statue équestre d’un seigneur en armure. Un haut fauteuil en velours de Gênes rouge enrichi de passementeries dorées occupait le centre mais, en dehors de quelques tabourets en X alignés contre les murs, il n’y avait aucun autre meuble, à l’exception de deux torchères supportant de longues bougies rouges dont les flammes magnifiaient encore le décor. De même aucun tapis ne réchauffait le dallage de marbre blanc, rouge et noir, dessinant des volutes et des rosaces.

Quand on introduisit Aldo, la salle était vide. Mais le spectacle qu’elle offrait lui arracha un sifflement admiratif qui lui rendit son sang-froid. Il loua sincèrement la mémoire de Van Tilden dont il savait qu’il avait restauré le château et entreprit d’en faire le tour avec autant de désinvolture que s’il déambulait dans une galerie d’art. Sans se forcer le moins du monde d’ailleurs, la passion de son métier n’étant jamais bien loin. Il se retrouvait dans son élément, ce qui surprit fort Max qui le suivait pas à pas.

— On dirait que ça vous intéresse, ces machins-là ? constata-t-il, ramené d’instinct à un vouvoiement teinté d’un vague respect.

— C’est mon métier… et je l’aime, voilà tout !

— Je croyais que vous étiez bijoutier ?

— Pas tout à fait. Je suis expert en joyaux anciens.

— Et… ça marche ?

Aldo ne put s’empêcher de rire, ce qui lui fit un bien fou.

— Sans ça je ne serais pas ici, voyons ! Je suis persuadé que votre maître sait parfaitement à quoi s’en tenir. Au fait, où est-il ? Ce n’est pas pour estimer des tapisseries qu’il m’a convié…

— Il est là ! émit une voix à l’accent italien qui le fit se retourner vers la cheminée, mais cette fois il ne put retenir une exclamation de surprise : debout devant le fauteuil se tenait la copie vivante du portrait de César Borgia par Vasari.

Rien n’y manquait : le visage allongé par une courte barbiche à deux pointes, les fines moustaches retombant à la Mongole, les yeux sombres, le costume d’époque en velours noir dont le décolleté allongé laissait voir le mince bouillonnement de la chemise sous un galon d’or. La coiffure en forme de grand béret portant une « enseigne » précieuse… Puis les yeux d’Aldo s’arrondirent de stupeur : au lieu du bijou reproduit par le peintre, c’était la fameuse Chimère aux émeraudes qui y était agrafée…

L’étonnement de son prisonnier fit sourire le personnage, qui du coup rappela quelque chose… ou plutôt quelqu’un à Morosini. La voix déjà lui était apparue vaguement familière… Et maintenant, elle ironisait.

— La Chimère, n’est-ce pas ? Vous ne vous attendiez pas à pouvoir l’admirer cette nuit ? Sachez que c’est moi qui ai tué Van Tilden en lui faisant boire un puissant somnifère auquel, pour plus de sûreté, j’ai ajouté une discrète injection de cyanure de potassium !

— Comment est-ce possible ? Il n’avait autour de lui que des gens au dévouement éprouvé !

— J’étais de ceux-là ! J’avais même fait semblant de lui sauver la vie. Après sa mort, je n’ai eu aucune peine à récupérer cette merveille dont je savais qu’il la cachait sur lui. C’eût été trop stupide de la laisser partir avec le reste de la collection.

— Qui ne vous intéressait pas ? C’est bizarre !

— Et pourtant, c’est ainsi. J’avais d’autres visées pour me bâtir une fortune, comme vous vous en apercevrez dans un moment, mais ce petit chef-d’œuvre me revenait de droit et ne pouvait apporter la chance qu’à moi seul, parce que je suis un Borgia !

Aldo s’avança de quelques pas en le considérant attentivement, puis il eut un lent sourire narquois.

— Un Borgia ? Tiens donc ! La dernière fois que nous nous sommes rencontrés vous étiez le « comte Ottavio Fanchetti », si je ne m’abuse ?