— Si tu veux jouer au mariolle, tu pourrais te retrouver mort sans avoir le temps de dire « ouf ». En attendant, tu vas me le payer !
Et les cigarettes lui furent supprimées… et il en souffrit.
Bien qu’il ne soit pas parvenu à aimer les Gauloises, il s’y habituait parce qu’elles l’aidaient à réfléchir. Si le côté plaisir n’y était pas, le côté drogue y était. Joint à ce que son geôlier lui avait appris de ce qui l’attendait, il redoutait d’être victime d’une dépression dont il ne voulait à aucun prix. Le combat serait rude, surtout pour sauver Lisa dont il ne craignait pas un instant qu’elle vienne payer la rançon, le dégoût au bord des lèvres sans doute quand elle se retrouverait face à l’époux infidèle et sa maîtresse, mais elle viendrait. Or, qui pouvait présager si, ensuite, on lui permettrait de repartir ? Outre sa fortune à lui – et peut-être aussi celle des Belmont – se tenait derrière sa femme la puissance financière de la banque Kledermann et, si importante que soit la somme exigée, ces bandits auraient certainement du mal à s’en contenter.
L’idée l’effleura de se donner la mort, mais avec des gens à ce point dépourvus de scrupules, cela ne servirait strictement à rien ! Lisa prendrait sa place et on ferait chanter son père !
Même chose peut-être pour Belmont… encore qu’on y regarderait peut-être à deux fois avant de faire venir des États-Unis un homme d’affaires de son importance – dépourvu d’enfants et dont l’épouse Cynthia devait être déjà sous protection – pour l’embarquer au fond d’une campagne perdue. Cela devait représenter pas mal de difficultés, d’où la bonne idée d’obliger Lisa à payer pour sa rivale.
Et à propos de ladite campagne, ce n’était pas la première fois qu’Aldo essayait de deviner où elle se situait, n’ayant aucun moyen de se repérer. D’abord aveuglé et drogué, il lui avait été impossible d’évaluer le kilométrage parcouru, ensuite en dehors des cloches du dimanche et des échos des fusils des chasseurs, des aboiements de leurs chiens, des bruits de moteurs ou des cris d’oiseaux, il n’entendait rien qui pût éveiller ses souvenirs. Il ne savait pas s’il était au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest de Paris, son soupirail trop haut placé ne lui permettait même pas d’apercevoir le ciel.
La nuit de Noël, comme le jour lui-même, lui fut cruelle bien qu’il s’efforçât de repousser les merveilleux instants qui s’y rattachaient : les lumières, les vieux chants, la joie des enfants, le sourire de Lisa, la gaieté qui éclatait un peu partout dans les places et sur les canaux de Venise… ou même à Vienne car il n’était pas rare que l’on se rendît chez « Grand-Mère ». Tout ce bonheur qui, sans doute, ne reviendrait plus !
Ce fut la dernière semaine de l’année qu’il eut avec Max l’altercation révélatrice de ce qui l’attendait et, à mesure que coulaient les jours, son angoisse grandissait. Les nerfs à vif, il vécut dès lors suspendu au moindre bruit…
Jusqu’à cette nuit où, incapable de dormir, il aperçut soudain dans le fond de sa grotte un mince pinceau lumineux vers lequel il se précipita. Il y avait là, en effet, une fissure à laquelle il colla son œil. Par chance, la fente rocheuse allait s’élargissant vers l’extérieur. Il vit un homme brandissant une torche et vêtu d’une longue robe blanche qui semblait errer dans ce qui avait l’aspect d’un couloir taillé dans le roc. Son cœur manqua un battement. Le personnage semblait s’éloigner. Alors collant sa bouche à la fente, il appela…
Au même moment, dans le Simplon-Orient-Express qui l’emmenait vers Paris, Lisa s’efforçait de trouver un sommeil qui la fuyait. Elle avait déjà vécu, quelques années plus tôt, une aventure analogue avec l’incertitude, le cœur qui cogne, les larmes au bord des yeux, mais les circonstances étaient différentes. Moins cruelles parce qu’une amère jalousie n’y mêlait pas son fiel. Cette fois, on n’allait pas lui rendre son mari mais un couple, celui qu’il formait avec sa maîtresse et dont elle allait payer la liberté. Elle les verrait côte à côte sans doute en face d’elle dans un rôle qu’elle ne pouvait s’empêcher de comparer à celui d’une acheteuse dans un marché d’esclaves. Il faudrait subir leurs remerciements, alors qu’elle mourait d’envie de les étrangler… mais non, cela n’irait pas jusque-là. Elle donnerait l’argent et s’en irait. Très vite !
13
Les griffes de la Chimère
Théobald avait déjà vu une telle quantité de choses dans sa vie, qu’il était difficile de le surprendre. C’est pourtant ce qui arriva quand l’appel frénétique de la sonnerie le précipita à la porte. À peine ouverte, celle-ci vomit littéralement l’un des personnages les plus originaux – sinon exotiques ! – qu’il eût jamais vus. Lequel s’engouffra dans l’appartement en appelant Vidal-Pellicorne à tous les échos, fit le tour des pièces à une vitesse de courant d’air pour finalement se planter au milieu de la galerie en bramant :
— Où est-il ?
— Pas ici en tout cas ! Puis-je demander à Monsieur (c’en était un à tous les coups, en dépit de la débauche de tweed qui l’emballait et le chapeautait !) à qui ai-je l’honneur de m’adresser ?
Tant de calme dignité apaisa quelque peu l’agitation de l’intrus.
— Professeur Hubert de Combeau-Roquelaure ! Allez me le chercher ! Mais d’abord êtes-vous certain d’avoir le téléphone ?
— Tout à fait, Monsieur le professeur. Du moins en temps normal, car hélas il est en dérangement depuis hier soir !
— Alors, où est-il ? Il faut que je lui parle de toute urgence !
— C’est que – Monsieur le professeur le comprendra – je n’ai pas coutume de révéler…
— … les destinations de votre maître à quelqu’un que vous ne connaissez pas ! Normal ! Et si je dis qu’il s’agit de son ami Morosini qui, entre parenthèses, est un mien cousin ?
— Oh, alors cela change tout ! Monsieur déjeune chez Madame la marquise de Sommières qui…
— Le vieux ch… je veux dire, cette chère vieille amie ! Merci à vous, mon garçon ! C’est tout ce que je voulais savoir…
Et toujours à la même allure de courant d’air, le professeur réintégra le taxi qu’il avait eu la prudence de garder, laissant Théobald perplexe : d’où pouvait provenir ce phénomène inconnu ?
Cinq minutes après, devant l’hôtel de Sommières, ledit phénomène griffonnait quelques mots sur une carte de visite, la pliait en deux pour y inscrire le nom d’Adalbert et priait son chauffeur d’aller sonner et de remettre le message à la personne qui apparaîtrait en mentionnant que l’on attendait une réponse. Et se rencogna dans le fond de la voiture.
L’instant suivant, Adalbert accourait, rouge d’excitation.
— Vous avez des nouvelles ? Oh, professeur, venez, venez vite ! fit-il en tendant les bras pour extraire le vieil homme qui résista en lui tapant sur les mains.
— Que j’entre là-dedans, moi ? Jamais de la vie ! C’est à vous que j’en ai…
— Mais ce sont elles qui ont le plus besoin d’espoir et…
— … Madame la marquise de Sommières prie le professeur de Combeau-Roquelaure d’accepter une tasse de café ! émit la voix pointue qui venait de se matérialiser aux côtés d’Adalbert.
— Ah, vous voilà, vous ? Elle m’offre du café ? Sans doute dans l’intention d’y verser de la ciguë !
— Vous n’êtes pas Socrate, elle n’est pas Xanthippe et le café est très bon ici, fit Adalbert, encourageant. Allons, professeur, l’heure est trop grave pour les enfantillages !… et nous perdons du temps !
— C’est vrai !… Chauffeur, attendez-moi !
L’entrée fut solennelle ! Sur le seuil se tenait le concierge pratiquement au garde-à-vous, et au bas des marches du perron Cyprien, qui se cassa en deux.
— Madame la marquise attend Monsieur le comte ! dit-il avant de prendre la tête du cortège.
Dans le vestibule, il le débarrassa de ses tweeds mais avant qu’il n’ait pu se mettre en marche pour l’introduire, Marie-Angéline – comme d’habitude ! – lui coupa l’herbe sous le pied :
— Suivez-moi, Monsieur le professeur ! Je vous conduis !
— Ça suffit peut-être, le protocole ! Je connais la maison !
Et la repoussant sur le côté, il fonça jusqu’au jardin d’hiver où Mme de Sommières l’attendait, auréolée de rotin blanc, et de sa dignité.
— Bonjour, Hubert !
— Bonjour, Amélie !… Vous n’avez pas bonne mine !
C’était exact mais la marquise n’aimait pas qu’on le lui rappelle.
— Et vous, vous ne rajeunissez pas !
L’atmosphère s’annonçait glaciale à souhait !
Plan-Crépin, les mains sur le ventre et la bouche pincée, ne faisait rien pour moucheter les fleurets, aussi Adalbert décida-t-il de s’en mêler même si ça ne le regardait pas :
— Bon ! Je sais que vous vous détestez cordialement, mais puis-je vous rappelez qu’il est question d’Aldo ? Et que, selon le professeur, il est vivant !
Les yeux de Tante Amélie s’embuèrent de larmes et elle y porta aussitôt ses deux mains, puis les retira.
— C’est vrai ! Pardonnez-moi, Hubert, et asseyez-vous ! On va vous apporter du café…
— Si cela ne vous fait rien, j’aimerais mieux un verre de bordeaux et un sandwich. J’ai pris le train de 6 heures et je n’ai pas déjeuné, moi !… Et ça sent diantrement bon chez vous !
Brusquement elle éclata de rire.
— C’est trop ridicule ! Nous non plus, figurez-vous ! Nous en étions aux hors-d’œuvre ! Plan-Crépin, faites rajouter un couvert et retournons dans la salle à manger ! Venez, Hubert !
Et elle lui tendit une main qu’il se hâta de prendre entre les siennes… et qu’il baisa. Ce qui donna à penser à Adalbert… Il se demanda si, au fond de cette vieille haine, il n’y avait pas une histoire d’amour qui aurait mal tourné et se promit d’en toucher un mot à Marie-Angéline… mais plus tard, quand on serait sortis du cauchemar…
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