— Le jour de la mort de la Reine ? Il y a eu en effet une sortie un peu inhabituelle, surtout un jour pareil. À la tombée de la nuit, la Prévôté a fait chercher une voiture fermée que six cavaliers devaient escorter. Ma curiosité étant éveillée, je suis sorti pour voir de quel côté ils se dirigeaient, mais ils ont franchi les grilles du château pour gagner sans doute une des cours intérieures. Comme je n’ai pas pu attendre plus longtemps, je ne l’ai pas vue repartir...
Desgrez sentit un frisson désagréable glisser le long de son échine :
— La Prévôté ? Ils ont dû aller chercher quelqu’un mais pour l’emmener où ?
— Ce pourrait ressembler à une arrestation.
C’est aussi ce que pensait le policier. Il continua :
— Sais-tu quand la voiture est revenue ?
— Le lendemain matin... Ils n’ont pas pu aller bien loin...
Ça suffisait amplement pour la Bastille ou Vincennes, mais le policier ne commenta pas... En revanche, pensant tout haut, il murmura :
— Si seulement on pouvait savoir qui a signé l’ordre...
— Y a qu’à demander, lâcha Riboud sur le mode triomphant. Louvois en personne ! Tu te rends compte ?
Il s’en rendait compte ! Joint au fait qu’il s’agissait d’une voiture fermée, cela ne présageait rien de bon. Quant à savoir la destination, cela relevait de l’impossible, les gens de la Prévôté étant tenus à la discrétion absolue. A moins de connaître ceux de l’escorte et d’en saouler un à mort, autant interroger les chevaux !
Ayant convenablement remercié Riboud, Desgrez rentra à Paris ventre à terre. Plus il réfléchissait et moins il aimait le résultat de sa visite à la Petite Écurie. L’hypothèse de Charlotte subrepticement conduite dans quelque thébaïde inconnue pour y être livrée au Roi s’effaçait d’elle-même dès l’instant où six cavaliers entouraient le véhicule. De même pour le bon plaisir du ministre. Encore qu’une mise en scène ne fût pas à écarter. Restait la plus vraisemblable : l’arrestation. Mais pourquoi et pour quelle destination ?
Cet avis fut partagé par La Reynie quand Desgrez lui fit le rapport de son expédition :
— Si l’on s’en tient à l’arrestation, j’en cherche en vain le motif... La seule chose avérée c’est que la mort de la Reine a plongé Mme de Saint-Forgeat dans le désespoir et qu’elle a jugé utile d’en faire profiter le Roi sans plus attendre. Qu’avait-elle de si urgent à lui communiquer ?
— Peut-être était-elle indignée par le chagrin plus que mesuré du Roi et son désir pressant de filer à Saint-Cloud ?
— Ce dernier point ne tient pas : la règle veut que le Roi ne reste pas dans une demeure où la mort vient de faucher. Il est vrai que ses larmes n’étaient guère convaincantes et qu’il eût été affectueux de consacrer un laps de temps convenable à celle qui nous quittait.
Mais de là à aller implorer une audience dans le seul but de montrer à Sa Majesté ce qu’était un chagrin sincère, il y a un monde et je n’y crois pas. Elle a dû voir ou entendre quelque chose qui l’a révoltée ou désemparée et lui a fait perdre le sens commun ! Mais quoi ?
— Difficile de répondre dans l’état actuel de la question. Ce sont les gens de la Prévôté qu’il faudrait interroger. A condition, évidemment, de savoir qui escortait la voiture. Je pourrais peut-être...
— Rien du tout ! Coupa sèchement La Reynie. Je vous défends de vous livrer à la moindre tentative que ce soit !
— Mais... pourquoi ?
— Il n’y a pas si longtemps, M. Colbert avait présenté un projet au Roi visant à joindre la Prévôté à la Police en m’en donnant le commandement. Ces messieurs n’ont pas apprécié et Colbert est mort. Je n’en estime pas moins l’actuel Grand Prévôt qui est le marquis de Sourches, un homme distingué et un fin observateur, mais qui, à mon avis, serait plus à sa place à la tête de la diplomatie royale. Bref, on ne nous aime pas chez lesdits messieurs. Alors ne perdez pas votre temps !... Qu’est-ce ?
Un planton apparut, tenant à la main un pli cacheté :
— On vient d’apporter ça pour Monsieur le lieutenant général, fit-il en saluant.
— Qui est-on ?
— Je l’ignore, Monsieur. Un courrier à cheval sans aucun signe distinctif. Il est reparti sans attendre de réponse.
Le papier était de belle qualité, élégamment plié et cacheté de cire bleue où une rose remplaçait les armoiries.
— Une dame ! Apprécia La Reynie en respirant la lettre avant de l’ouvrir. Tiens donc ! ajouta-t-il après avoir pris connaissance d’un texte aussi court qu’inattendu :
« Monsieur le lieutenant général de Police, j’aimerais m’entretenir avec vous en privé ici même l’un de ces trois soirs à venir à votre choix... Je pense ce délai suffisant et je vous attendrai. Peu importe l’heure. »
La lettre venait de Clagny et était signée Mme de Montespan.
— Eh bien ! Soupira Desgrez, qui avait lu pardessus l’épaule de son chef, voilà du nouveau !
— Et sûrement de l’important ! On ne la fera pas attendre. J’irai dès ce soir...
Construit tel un joyau dans son écrin entre Versailles et Montreuil pour le caprice d’une favorite passionnément aimée, le petit château de Clagny1 était si charmant que Mme de Sévigné l’avait surnommé le château d’Armide. Ses jardins - toujours Le Nôtre ! - étaient enchanteurs avec leur bois d’orangers dont les caisses étaient dissimulées par une profusion de tubéreuses, de roses, de jasmins et d’œillets composant une étonnante symphonie d’odeurs exquises... L’intérieur valait l’extérieur, ne renfermant rien qui ne fût précieux ou rare et il était normal que Mme de Montespan aimât délaisser pour lui son grand appartement.
Lorsque la voiture de La Reynie franchit la grille, vers onze heures du soir, Clagny baignait dans la pénombre, éclairé seulement par quelques candélabres allumés dans le vestibule, l’un des salons du rez-de-chaussée et, à l’étage, le boudoir et la chambre de la marquise. Ce fut dans le premier qu’un valet apparemment muet introduisit le visiteur. La maîtresse des lieux lisait à demi étendue parmi des coussins du même bleu que ses yeux. Elle laissa tomber le livre et désigna un siège :
— Merci, Monsieur de La Reynie, de ne vous être point fait attendre... mais peut-être obéissez-vous à une certaine curiosité ? Qu’est-ce que cette Montespan qui devrait vous haïr pourrait bien avoir à vous dire ?
— J’avoue ma curiosité, Madame. Pour le reste...[3]
— Vous n’avez fait que remplir votre devoir et il serait injuste de vous garder rancune parce que vous êtes un homme intègre et droit.
— Je sers le Roi et le royaume !
— Je sais et c’est pourquoi j’ai voulu vous voir. Ce n’est pas, je pense, manquer à votre maître que vous confier l’inquiétude où je suis du sort d’une jeune dame à ce point poursuivie par le mauvais sort que je me suis prise d’amitié pour elle.
La Reynie retint un soupir de soulagement et même un sourire. L’entretien allait valoir le déplacement...
— Dois-je comprendre qu’il s’agit de Mme de Saint-Forgeat ?
— Exactement... Elle semble s’être volatilisée depuis la mort de la Reine sans que quiconque s’en inquiète... À la seule exception de Madame la duchesse d’Orléans. Je souligne, la seule, car l’époux de cette pauvre petite s’en soucie comme d’une guigne...
— Puis-je vous demander ce que Madame vous en a dit?
— C’est moi d’abord qui lui ai appris quelque chose. Je n’étais pas à Versailles quand la Reine s’est éteinte mais toujours surintendante de sa maison tant que son corps se trouvait encore au palais, je me suis rendue au logis de ma protégée afin d’interroger les servantes. Sa camériste m’a appris qu’après avoir passé la nuit du 29 juillet au chevet de Sa Majesté, la comtesse était venue faire toilette et changer de vêtements avant d’y retourner. La fille a fait alors le ménage, rangé et refermé la porte à clef mais elle n’a pas revu Mme de Saint-Forgeat. En revanche, elle a constaté que manquaient plusieurs objets, un manteau, du linge, un sac de voyage...
— Mais vous ne savez pas si Mme de Saint-Forgeat est revenue les chercher elle-même ?
— Non. Personne ne l’a vue et vous ne vous étonnerez pas quand vous saurez ce que j’ai encore à vous dire. Elle est entrée chez le Roi avec M. de Louvois et personne ne l’a vue en sortir. Je n’aime pas ce genre d’énigme et j’ai cru, un instant, à une... issue galante. Nul ne connaît mieux le Roi que moi !
— C’était possible en effet !
— L’illusion s’est vite dissipée. Je suis allée demander au Roi ce qu’il en avait fait...
— Vous avez...
— J’étais la seule qui pût se le permettre !
— Et... qu’a-t-il répondu ?
— La réponse n’est pas venue de lui mais de la Maintenon qui est apparue comme par magie. Elle m’a dit que Charlotte avait gravement offensé Sa Majesté. En quoi, je n’ai pas pu le savoir... même quand notre Sire est venu me rejoindre ce soir-là ! Après l’amour il n’a rien voulu me confier, déplora-t-elle, un pli d’amertume au coin des lèvres. C’est pourquoi j’ai songé à vous, l’homme le mieux renseigné du royaume ! Cependant, j’avoue avoir peur de ce que je pourrais entendre ! Si la Maintenon est là-dessous...
— Offensé le Roi ? répéta La Reynie, abasourdi. Dans ce cas elle serait... Mon Dieu ! ... ce n’est pas possible ?...
Cet homme habituellement si froid semblait si bouleversé tout à coup que la marquise s’inquiéta :
— A quoi pensez-vous ?... Tout de même pas... à la Bastille ?
— Ou à Vincennes ! Et d’autant plus qu’à la tombée de la nuit, ce soir-là, les gardes de la Prévôté ont escorté une voiture fermée sortant du palais. L’ordre venait de M. de Louvois...
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