Elle se prosterna ainsi qu’elle l’eût fait devant un autel, ce qui ne lui permit pas de voir Mme de Montespan se retirer et Louis XIV ôter vivement son bonnet de nuit... Il avait pâli lui aussi en raison des cheveux de la jeune femme qui s’étaient en partie dénoués et répandus sur ses pieds. Ce qui le fit frissonner. Le visage de Charlotte n’était plus visible. Seules restaient ces boucles soyeuses d’un si joli blond argenté qui lui en rappelaient d’autres. Il se pencha pour les effleurer d’une main un peu tremblante.

—    Louise..., murmura-t-il si bas que lui seul l’entendit.

Charlotte, elle, poursuivait sa prière entre deux sanglots, suppliant que l’on épargne la vie de celui qui s’était perdu pour elle, mais il l’entendait à peine, repris par le mirage d’un tendre autrefois, celui des jeunes amours que l’on vit dans l’enthousiasme, sans réfléchir ni songer aux conséquences pour prolonger ces instants miraculeux où deux jeunes gens ne voyant plus qu’eux-mêmes chantent la même mélodie ponctuée de soupirs heureux. Il n’y avait plus de roi vieillissant, plus de trop jolie suppliante, mais l’éblouissement de voir revenir un temps que l’on croyait perdu...

Il y eut un silence troublé seulement par le crépitement du feu... Se penchant davantage, le Roi prit Charlotte par les épaules pour la relever :

—    Ma douce, chuchota-t-il, ne pleurez pas même si vos larmes sont les plus belles du monde...

Il respirait avec délice le frais parfum de lilas d’antan - Mme de Montespan avait bonne mémoire et avait fait le nécessaire - et tout naturellement, ses bras se refermèrent sur elle. Il sentit son cœur battre la chamade et l’étreignit, caressant des lèvres la peau si douce, et chercha sa bouche qu’il prit enfin sans que Charlotte, quasi foudroyée par ce qui lui arrivait, tentât le moindre geste de défense. Si c’était le prix à payer pour sauver Alban, elle était prête à s’y soumettre. C’est alors que s’éleva une voix douce et ferme à la fois :

—    Sire... vous ne pouvez faire cela. Ce serait mettre votre âme en trop grand péril !

La brutalité du retour à la terre fut telle que l’enchantement fit place à une colère qui s’abattit sur l’intruse:

—    Ne deviez-vous pas ne rentrer que demain ? lança Louis tandis que Charlotte, libérée, reculait de trois pas, envahie d’une amère déception. Cette femme ! Encore elle ! Dont la haine patiente la poursuivait et qui allait voler à Alban sa dernière chance de salut !

Cependant, après une courte révérence, Mme de Maintenon ne se laissait pas impressionner :

—    En effet, Sire... mais au fond de mon cœur j’ai senti que mon roi s’apprêtait à risquer la damnation !

Avec la parfaite mauvaise foi d’un mari pris en flagrant délit, Louis riposta :

—    Vous voyez le mal partout ! Cessez donc, Madame, de me surveiller comme un gamin. Oui, j’embrassais Mme de Saint-Forgeat pour essayer de lui apporter quelque consolation...

—    Consolation ? Celle-ci ressemblait davantage à un... prélude. Quand au cœur de la nuit, le Roi en robe de chambre embrasse une femme de cette façon et à deux pas de son lit, je sais d’expérience ce qui va suivre.

—    Et après ? Vous n’êtes pas ma gouvernante, Madame! Je ne suis pas encore un vieillard cacochyme et il peut m’arriver de m’en souvenir... avec bonheur, ajouta-t-il, caressant Charlotte d’un regard plein de douceur. Une Charlotte fort encombrée de sa personne et qui ne savait plus où se mettre.

L’épouse secrète ne se laissa pas démonter. Sa voix cependant se fit plus posée, plus respectueuse, plus suave aussi: un vrai velours !

—    Sire, reprit-elle, si j’ai évoqué un grand péril, ce n’était pas une parole en l’air mais une mise en garde majeure. Le Roi peut avoir des bontés pour n’importe quelle dame de la Cour... sauf pour Mme de Saint-Forgeat. Ou plus exactement Mlle de Fontenac.

—    Finissons-en de ces mystères que vous semblez affectionner et dites-moi sans détour pourquoi ?

—    Mais, Sire... parce qu’elle est votre fille !

Un silence accablant s’abattit sur la chambre somptueuse. Les yeux de Louis s’agrandissaient de stupéfaction cependant que Charlotte, assommée, se laissait retomber à genoux, ses mains pressées contre sa bouche, éprouvant la pénible impression que son univers s’écroulait autour d’elle.

Le Roi, cependant, se reprenait, mais sa voix était devenue sourde quand il demanda :

—    D’où tenez-vous cette sottise ?

—    Sa mère s’en est confessée à moi, humblement, et c’est à la suite de cet aveu que je me suis intéressée à elle. Sa fille est née de l’unique nuit que vous lui avez fait l’honneur de partager avec elle et c’est pourquoi, depuis que cette jeune femme est apparue dans la maison de Madame, j’ai fait mon possible pour la maintenir à distance du Roi... Je voulais à tout prix éviter ce qui arrive aujourd’hui...

—    N’eût-il pas été plus simple de m’apprendre cette vérité dès le début ?

—    C’était la lui apprendre à elle aussi. Comment imaginer alors qu’elle ne se serait pas targuée...

—    Jamais ! S’insurgea Charlotte en se redressant et en s’asseyant sur les talons, submergée de chagrin. J’aimais infiniment M. de Fontenac qui fut le meilleur des pères. De tels élans de tendresse ne sont pas fortuits et, connaissant ma mère comme je la connaissais, j’en viens à penser... qu’elle a menti afin de s’assurer l’attention d’une personnalité dans une Cour où elle n’était plus reçue ! Elle était... capable de tout !

—    C’était votre mère et elle est morte ! s’indigna Mme de Maintenon. Du respect, je vous prie !

—    En a-t-elle eu pour la vie de mon père ? Pardonnez-moi, Sire, continua-t-elle en se relevant. Je devrais me sentir écrasée par l’honneur d’être peut-être de sang royal mais je ne cesserai de vouer à celui en qui je m’obstine à voir mon vrai père l’amour que je lui donnais et qu’il me rendait sans compter...

—    Alors que vous n’aimez pas le Roi, se plaignit celui-ci, faisant montre d’une tristesse si profonde que Charlotte s’en émut :

—    Je vénère mon souverain dont je me veux la plus obéissante sujette mais je ne peux changer mon cœur. Et mon cœur me dit que Mme de Fontenac a menti !

—    On ne ment pas devant Dieu ! Gronda la Maintenon. Je ne suis pas aussi crédule qu’on le pourrait croire et je l’ai obligée à répéter son propos devant l’abbé Gobelin, mon confesseur, et dans l’église de Saint-Germain. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

Charlotte allait riposter mais Louis s’interposa :

—    Il suffit ! Nous touchons là au secret d’une conscience qui, depuis ses... révélations, a dû s’en justifier devant Dieu !... Nous n’avons nul moyen d’en déchiffrer l’énigme...

—    Il demeure néanmoins que le doute persiste et que...

—    Merci, Madame ! Je n’ai pas besoin de votre aide pour en venir à cette conclusion. Aussi vais-je - en vous remerciant d’avoir pris soin de mon âme ! - vous prier de vous retirer et de me laisser achever... l’audience que j’accordais à Mme de Saint-Forgeat !

Mme de « Maintenant » faillit s’étrangler :

—    Là où je l’ai interrompue ? Mais, Sire...

Louis XIV rougit violemment : '

—    J’ai dit audience, Madame! Pas badinage galant ! Veuillez nous laisser !

Il n’y avait aucun moyen de prolonger la discussion sauf à encourir une royale colère que la frustration pouvait rendre redoutable. Même pour une épouse ! Surtout pour une épouse!.... D’abord raide d’indignation, la robe noire dut s’incliner et repartit lentement par où elle était venue. Charlotte et le Roi restèrent face à face, se regardant sans rien dire. Enfin celui-ci sourit :

—    Incroyable cette ressemblance ! Si l’on m’eût dit que vous étiez la fille de la duchesse de La Vallière, je l’eusse cru sans hésiter... et en ce cas vous ne pouviez être que de moi ! Il doit exister quelque part dans les obscurités du passé un lien quelconque entre votre famille et la sienne. Je ne peux que m’en réjouir.

Asseyez-vous, ajouta-t-il en lui désignant l’un des fauteuils qui encadraient la cheminée...

—    Mais, Sire...

—    Allons ! Obéissez sans discuter... pour une fois ! Volons quelques instants à l’Histoire pour imaginer que nous sommes ce que, justement, nous ne sommes peut-être pas. Mais que vous êtes pâle !.... Bontemps, appela-t-il sans élever la voix, sachant que le fidèle valet n’était pas loin. Et, de fait, il apparut presque instantanément.

—    Sire ?

-—Apportez-nous du chocolat chaud... Et dites à Mme de Montespan qu’elle peut rentrer chez elle : vous lui ramènerez vous-même Mme de Saint-Forgeat dans un moment !

Ils restèrent silencieux. Louis regardait Charlotte avec un demi-sourire et elle ne savait que dire. Elle était en effet glacée jusqu’au cœur et la chaleur du breuvage la réconforta... Enfin le Roi reposa sa tasse :

—    Venons-en maintenant à ce qui vous a conduite ici ce soir. Vous voulez que je vous accorde la vie de ce jeune policier ?

—    Oh oui, Sire ! S’il doit mourir à cause de moi...

—    Vous l’aimez, je pense ?

—    Plus que moi-même et...

—    Soit ! Il vivra...

Les yeux de Charlotte s’emplirent de larmes :

—    Oh, Sire, comment remercier Votre Majesté ? Elle me rend la vie à moi aussi et...

—    Doucement. Je vous donne seulement l’assurance qu’il ne sera pas exécuté mais je ne peux aller plus loin. Il devra rester en prison jusqu’à la mort...

La joie de Charlotte vacilla comme une chandelle dans un courant d’air, mais le Roi poursuivait :

—    Quant à M. de Louvois, qui est déjà dépositaire de certains secrets d’État, nous allons lui en fournir un autre à garder en tenant pour vraie la confession de Mme de Fontenac, ce qui vous assure contre toutes ses entreprises. Oser toucher à la fille du Roi lui coûterait trop cher... Qu’en pensez-vous ?