—    Mais enfin, si Votre Majesté pense ainsi, pourquoi assure-t-elle à M. de Louvois une si complète immunité ? Il vient d’écraser trois vies, catholiques sans équivoque celles-là, et il va s’en tirer avec les applaudissements de la Cour ?

—    Non. Si la raison d’État m’oblige à le maintenir dans ses postes, titres et prérogatives, je lui ferai sentir en temps voulu le poids de ma colère ! Mais, dès à présent, il va recevoir l’interdiction formelle de se livrer à quelque tentative que ce soit sur la personne de Mme de Saint-Forgeat et même de l’approcher à moins de cinq toises.[24]

—    Le dernier enlèvement était le fait du chevalier de Lorraine, non du sien, et une fois conduite dans un endroit bien caché, les interdictions du Roi ne le gêneront guère ! fit La Reynie, désappointé.

—    Vous me voyez exiler Mme de Saint-Forgeat pour la mettre à l’abri ? La renvoyer en Espagne auprès de ma nièce ?

—    Les Français n’y sont pas persona grata... et elle risque de ne pas arriver jusqu’à Madrid...

Louis XIV eut un geste d’impatience :

—    Votre logique m’agace, Monsieur de La Reynie.

Je vous ai dit ce que j’entendais faire mais si elle préfère le couvent...

Le policier pensa que ledit couvent n’avait guère protégé l’ex-demoiselle de Lenoncourt des entreprises de son amoureux, mais il garda cela par-devers lui. Il lui fallait se contenter de ce qu’on lui avait accordé. Il remercia, salua et partit rejoindre sa voiture, en s’efforçant de maîtriser une envie de pleurer.

Une semaine plus tard, Alban Delalande était condamné à mort par décapitation sans qu’il lui soit appliqué au préalable la question ordinaire légale. Il reçut la sentence avec un calme parfait. Il savait qu’il s’était attaqué à trop forte partie et que sa cause était sans espoir, mais La Reynie lui ayant fait savoir queCharlotte avait échappé à la dernière tentative de Lou-vois et que le Roi veillerait à la protéger de nouvelles velléités, il se sentit soudain plus serein. Si celle qu’il adorait était désormais à l’abri, il lui importait peu de mourir puisque, n’importe comment, rien ne serait jamais possible entre eux sinon dans un autre monde...

—    Quand vais-je mourir ? demanda-t-il à La Reynie qui pouvait le visiter autant qu’il le voulait.

—    La date n’est pas encore arrêtée...

—    L’attente ne sera pas longue... Pourtant j’aurais aimé... la revoir avant de... partir ?

—                        Je vais essayer d’obtenir l’autorisation, fit son chef en ravalant de son mieux les larmes qui lui venaient.

Charlotte, elle, n’eut pas le temps de s’appesantir sur sa douleur. Elle venait à peine de recevoir le message et sanglotait dans les bras de Mlle Léonie, aussi désespérée qu’elle, quand Mme de Montespan arriva en coup de vent :

—    Allez vous préparer, je vous emmène !

—    Où donc, mon Dieu ? protesta Léonie. N’est-il pas possible de nous laisser pleurer en paix ?

—    Chez moi, on ne pleure les morts que lorsqu’ils le sont. Il nous reste encore une carte à jouer...

—    Laquelle ? Gémit Charlotte. M. de La Reynie a fait tout ce qui était possible...

—    Pour lui peut-être, mais une femme a d’autres atouts. Ne prenez qu’un manteau. Dans mon appartement, on vous arrangera pour la circonstance.

—    Vous ne voulez pas me conduire à Versailles, j’espère ? C’est certainement le dernier endroit où j’ai envie d’aller ! Supporter le poids de ces regards malveillants, je ne pourrais pas...

—    Aussi n’aurez-vous pas à les supporter ! Je vous conduis chez le Roi... Et vous le verrez seul ! La Maintenon est partie pour son marquisat et ne rentrera pas avant demain. La voie est libre Il faut en profiter ! Allons, dépêchez-vous ! Nous perdons du temps !

Durant le trajet, on parla peu. Sur les deux femmes enfouies dans l’obscurité pesait l’ombre du condamné dont on savait seulement qu’il ne serait pas exécuté avant deux ou trois jours. Elles étaient conscientes que l’expédition de ce soir représentait l’ultime recours et, si Charlotte ressentait la pression sur son cœur, la marquise, en dépit de son habituelle indifférence à autrui, n’en était pas moins consciente de jouer là une carte risquée pour elle-même comme pour sa jeune compagne, mais son courage et la compassion que lui inspirait un destin si tragique, peut-être aussi son engouement pour le jeu, la poussaient à aller jusqu’au bout.

Le chemin parut interminable en dépit du galop rapide des chevaux, mais enfin on fut à Versailles et l’on gagna l’ancien appartement des Bains par une porte de service. Onze heures sonnaient à l’horloge du château. On trouva Mme de Thianges faisant les cent pas, visiblement nerveuse. Sa sœur lui demanda où l’on en était.

—    Le cérémonial du coucher vient de commencer. Nous pouvons la préparer à loisir.

—    Il n’y a pas grand-chose à faire sinon remettre de l’ordre dans ses cheveux.

Assise devant la table à coiffer qu’éclairait un bouquet de bougies, Charlotte contempla dans le miroir son image sans vraiment se reconnaître. Etait-elle réellement aussi pâle ? Seuls ses yeux semblaient vivre dans ce visage figé de douleur dont le velours noir de la robe accentuait la blancheur. Jamais elle n'avait été aussi terrifiée de sa vie parce qu’elle représentait un fil fragile auquel était lié le sort d’Alban. Qu'allait-elle dire au Roi ? Réussirait-elle à articuler une parole ?

—    J’ai peur, murmura-t-elle tandis que Cateau plaçait quelques épingles et posait une légère touche de rose près des pommettes en expliquant qu’avec ses cheveux clairs, elle faisait par trop penser à un fantôme.

—    Celui de La Vallière évidemment, mais je doute de l’accueil... Il faut toucher le cœur, non susciter des cauchemars...

Cateau parachevait son œuvre quand un garçon bleu armé d’un chandelier apparut dans la glace :

—    M. Bontemps m’envoie dire à Madame la marquise que le moment approche...

—    Nous y allons ! répondit Mme de Montespan non sans vérifier son aspect dans la glace. Venez, ma chère !

Charlotte se leva pour la suivre.

Bien qu’à l’époque où elle était seconde dame d’atour de la Reine elle eût pris connaissance des pièces de service doublant en quelque sorte les appartements, elle découvrit avec stupeur les couloirs et passages secrets qui truffaient les murs du palais :

—    Cela va nous permettre d’arriver directement dans la chambre royale, souffla Mme de Montespan comme Charlotte s’en inquiétait.

—    Le Roi ne s’en fâchera-t-il pas ?

—    Non... ou à peine ! J’ai l’habitude...

Et l’on continua de progresser en silence dans ce dédale plein de trous d’ombre que les flammes du chandelier éclairaient brièvement...

Dans la chambre royale, la cérémonie du coucher poursuivait son rite immuable. Après s’être débarrassé de son chapeau, de ses gants, de sa canne, de son baudrier et de son épée, Louis XIV était allé prier dans son alcôve puis avait indiqué à son aumônier à quelle heure il voulait entendre la messe le lendemain. Ensuite, il avait nommé le duc qui recevrait ce soir l’honneur du bougeoir, puis avait ôté son cordon bleu, ses deux croix et sa cravate de dentelle, s’était assis afin que deux valets puissent détacher ses jarretières et deux autres ses souliers, ses bas et son haut-de-chausses pendant que deux pages présentaient les pantoufles. Ensuite il avait reçu du Dauphin sa chemise de nuit préalablement chauffée devant le feu. Il s’était alors relevé pour prendre ses reliques, sa camisole et sa robe de chambre et donner le bonsoir à ses courtisans avec un salut. Cela fait un huissier avait annoncé :

— Allons, Messieurs, passez !

Ce qui voulait dire : sortez... Après qu’ils se furent retirés, le Roi donna le « mot du guet » aux capitaines de ses gardes et au Grand Ecuyer. Ne restaient plus dans la chambre que les princes et les seigneurs qui avaient assisté le matin au petit lever.

À nouveau assis, cette fois sur un pliant, le Roi se laissa peigner et coiffer avant de recevoir son bonnet de nuit, deux mouchoirs sans dentelles et la serviette toujours présentée par le Dauphin. Après quoi, il ordonna qu’on le réveille à huit heures et demie et choisit l’habit du lendemain. Nouvelle sortie des derniers assistants à l’exception du médecin Fagon, passé au service du Roi après la mort de la Reine. Petite consultation et sortie de Fagon. Cette fois, le Roi était seul...

Il allait se diriger vers son cabinet pour lire un peu comme il le faisait presque chaque soir quand une porte s’ouvrit dans la boiserie et Mme de Montespan parut, plongeant immédiatement en une profonde révérence.

—    Vous, Madame ? Mais quelle audace ! Je ne me souviens pas de vous avoir appelée.

— Non, Sire, et j’en demande humblement pardon à Votre Majesté, fit-elle avec un respect inaccoutumé chez elle. Mais que le Roi veuille bien considérer que je n’eusse jamais osé reprendre ce chemin qui me fut familier sans une raison des plus graves.

—    Laquelle ?

—    La vie d’un homme, Sire, et l’espoir de voir enfin s’achever une trop longue injustice.

—    Expliquez-vous !

—    Avec la permission du Roi, voici quelqu’un qu’une grande douleur rend digne de prier devant Votre Majesté...

Et elle s’effaça pour livrer passage à Charlotte, qui, au lieu de la révérence, se laissa tomber à genoux... mais avec une telle grâce que le visage sombre du souverain s’éclaira un peu.

—    Sire, dit-elle d’une voix assourdie par les larmes difficilement contenues, c’est la mansuétude de Votre Majesté que j’implore. Je la supplie de ne pas ajouter à la honte qui m’accable le remords d’avoir causé sans le vouloir, outre la mort de mon époux, celle d’un homme coupable de m’avoir aimée et de n’avoir pu supporter le déshonneur qu’un autre m’a infligé...