— Les galères ? fit La Reynie avec agacement. Je vous ai dit ce que j’en pensais... et ce qu’il en penserait.
— Ce qui est idiot parce que tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir... et la route est longue d’ici à Marseille... Trois, ne pourrait-on... convaincre la victime, qui, entre nous, méritait l’Enfer, de retirer sa plainte ? Il pourrait ne pas sortir indemne du procès ? Les raisons d’une telle haine ne sont pas de celles que l’on aime étaler au grand jour et Charlotte ne manquera pas de proclamer la vérité, non ?
— Devant la terre entière s’il le faut ! Plus rien n’a d’importance.
— Je sais que je me fais l’avocat du diable, soupira La Reynie, mais il se peut qu’elle ne soit pas appelée. D'ailleurs la maison où on l’a retrouvée n’appartient pas à M. de Louvois mais au chevalier de Lorraine. L’enlèvement pourrait être une... « Aimable plaisanterie ». J’ajoute que Louvois possède assez de puissance pour exiger le huis clos !
— Oh ! Vous êtes insupportable !
— Je viens de vous dire que je me faisais l’avocat du diable. Il faut envisager toutes les hypothèses. Et pour convaincre Louvois de retirer sa plainte, qu’envisagez-vous ? Certainement pas que Mme de Saint-Forgeat le lui demande elle-même ?
Charlotte, qui avait enfoui son visage dans ses mains, le releva noyé de larmes mais déterminé :
— Pour qu’Alban vive et vive libre je me crois capable d’aller jusque-là !
— C’est romain ! Apprécia froidement Mlle Léonie, mais rien ne dit que ce serait efficace. Cet homme est très capable de promettre ce que l’on voudra pour vous avoir à sa merci puis oublier tranquillement sa promesse. Pour satisfaire ses appétits il ne recule devant rien...
— Pas si j’exige auparavant et en présence d’un témoin un document écrit de sa main ?...
— Un témoin ? Ricana la vieille demoiselle. Vous le prenez pour un imbécile ? Il n’en acceptera pas et soyez certaine que vous ne pourrez faire votre soumission qu’en chemise et la corde au cou comme un bourgeois de Calais ! En outre, il n’a pas encore quitté son lit que je sache. Les tempéraments sanguins comme le sien sont imprévisibles. Aussi, avant de divaguer davantage, permettez que j’avance ma dernière et quatrième proposition : le Roi, dont il me semble que l’on fasse ici bon marché. Il détient toujours le droit de grâce, je suppose ?
— Certes, opina La Reynie, et en d’autres temps je pense qu’il en userait.
— En d’autres temps ?
— Avant la mort de la Reine, ma chère demoiselle ! Parce qu’elle l’aurait demandée elle-même à la prière d’une jeune dame qu’elle aimait beaucoup et révoltée par le forfait de Louvois...
—... et nous n’avons rien à attendre de celle qui prétend la remplacer ! conclut Charlotte tristement. Elle me considère comme un objet de scandale. Il ne me reste donc plus que le secours de la prière... À ce propos, Monsieur de La Reynie, et puisque vous pensez visiter votre cousin dans sa prison, auriez-vous l’obligeance de vous charger d’un message ?
— De vous ? Tout ce que vous voudrez !
— Dites-lui simplement que je l’aime... et que j’implore son pardon !
— De quoi ? S’insurgea Mlle Léonie.
— Du mal que je lui ai fait sans le vouloir... de m’être trouvée sur sa route ! Si je n’existais pas, il serait heureux en ce moment. Il ferait le travail qu’il aime !... je crois vraiment que je porte malheur !
Et, soudain, elle se releva et, avant que les deux autres aient pu réagir, s’enfuit en courant.
— Charlotte ! Appela Mlle Léonie prise au dépourvu et incapable de la suivre. Revenez !
En vain. Mais déjà La Reynie était dans l’escalier où résonnaient sur la pierre les talons de la jeune femme et hurlait:
— Arrêtez-la !
Sans éveiller d’écho. Il continua cependant sa descente mais elle avait vingt ans, des jambes de gazelle, ce qui n’était plus son cas, et, quand il déboucha sous la voûte du Châtelet, il ne l’aperçut nulle part :
— Une jeune dame blonde, une mante noire ! lança-t-il à la sentinelle qui, le reconnaissant, rectifiait la position.
— Par là ! ... Vers la Grève ! indiqua-t-il.
— Qui cherchez-vous? S’inquiéta Desgrez qui arrivait.
— La petite Saint-Forgeat ! Elle vient de s’enfuir et...
— Laissez-moi faire ! Je m’en charge, cria-t-il en s’élançant à son tour.
Lui jouissait de grandes jambes, courait vite et, en dépit de l’encombrement de la rue de la Vannerie qui donnait sur la place juste en face de l’Hôtel de Ville, il repéra les cheveux clairs échappés du capuchon rejeté sur le dos puis la perdit de vue : sortant d’un entrepôt un haquet barrait la rue sur toute sa largeur. Desgrez s’employa activement à le faire dégager et atteignit enfin la Grève... pour constater qu’il y avait exécution
— Donc énormément de monde, ce genre de distraction étant en général très prisé - et qu’il ne voyait plus Charlotte.
En se haussant sur la pointe des pieds, il pouvait espérer dominer la foule mars le condamné arrivait justement dans un tombereau entouré de gardes et il n’était pas le seul à opérer ce mouvement. Il voulut alors se frayer un passage mais le public était trop serré et, policier ou pas, il se fit rabrouer et dut se contenter de continuer à chercher des yeux. Heureusement, il s’agissait d’une banale pendaison et on pouvait espérer que cela serait vite expédié...
Charlotte, pourtant, était à proximité mais en arrivant sur la place elle avait vu l’échafaud où le bourreau et un aide s’occupaient à vérifier que la corde était en bonne place et coulissait sans problème. Une vague de terreur la submergea, lui ôtant un raisonnement sensé parce qu’elle s’était persuadée que c’était à la mort d’Alban que l’on était en train de préparer. Elle poussa un cri, tomba à genoux, les mains jointes, au risque de se faire piétiner par la populace qui affluait pour ne rien perdre du spectacle. Une matrone trébucha sur elle et faillit s’étaler. La dame manifesta aussitôt son mécontentement :
— Pouvez pas aller prier ailleurs ? Vous m’avez fait un mal de chien !
Elle l’empoigna par le bras et la remit debout de force :
— Pardonnez-moi ! Balbutia Charlotte, hypnotisée par le petit cortège du condamné qui s’approchait. C’était un homme d’une trentaine d’années, solidement bâti, brun et grand, mais qui ne ressemblait pas particulièrement à Alban. Seulement elle ne s’en rendait pas compte parce que ses larmes brouillaient ses yeux. La mégère cependant, ne s’estimait pas satisfaite :
— C’est tout ce que vous trouvez à dire ?.... Ah, je vois! C’est votre bon ami qu’on va brancher ? ... Et p’t’être bien qu’vous êtes de sa bande ? Les filles à voleurs, c’est toujours nippées comme des princesses ! T’as envie d’aller l’rejoindre ?... vociféra-t-elle en la secouant. Si c’est ça, j’vais t’aider...
— Ça suffit, la mère ! grogna leur voisin immédiat, un portefaix. Tu vois donc pas qu’elle t’entend pas?.... L’est mignonne d’ailleurs et rudement bien sapée, fit-il admiratif en palpant le manteau de Charlotte à la recherche d’une bourse sans qu’elle fît le moindre mouvement pour s’y opposer.
Le condamné était à présent près du gibet et un moine lui tendait un crucifix à baiser. Il se tenait de dos, renforçant pour la jeune femme la certitude qu’elle allait voir mourir l’homme qu’elle aimait...
Le silence se fit sur la place. Alors elle hurla :
— Non ! Non ! Par pitié !
Un grondement lui répondit. On devait se taire devant la mort. On l’eût malmenée sans doute mais son cri avait suffi à Desgrez pour la localiser. Il fonça, s’ouvrit un passage en force et envoya son poing dans la figure du portefaix toujours occupé à son exploration et qui s’écroula sans mot dire, s’empara de Charlotte pratiquement inerte mais dont les pieds accomplirent machinalement leur office, la tira hors de la foule, la fit entrer dans le cabaret À l’image de Notre-Dame à l’angle du quai, l’installa sur un banc et réclama du vin chaud à la cannelle. Assise en face de lui, Charlotte le regardait sans le voir. C’est seulement quand elle eut trempé ses lèvres dans le liquide brûlant qu’elle réagit :
— Pourquoi êtes-vous venu me chercher ? Gémit-elle.
— Pourquoi vous êtes-vous enfuie ?
— Je... je ne sais pas... je... je voulais mourir !
— Vous vouliez qu’on vous pende en compagnie de ce voleur de poules ?
— Non... Je cherchais la Seine... et j’ai vu que l’on allait encore tuer un homme...
Mais Desgrez n’avait retenu qu’un mot :
— La Seine ? Vous vouliez vraiment vous suicider ? Mais pourquoi ? À cause d’Alban ?
— Oui. Le jour où il m’a rencontrée a sûrement été le pire de sa vie. Il était heureux et je ne lui ai apporté que le malheur...
— Qu’est-ce que vous en savez ? Il vous aime et vous l’aimez ? Ce n’est déjà pas si mal et si vous voulez vous détruire, attendez au moins qu’il soit mort !
— Après ce qu’il a fait, cela ne va pas tarder...
— Mais on n’en est pas encore là. Nous autres, gens de la Police et surtout notre chef, avons peut-être notre mot à dire?
— M. de La Reynie sera impuissant. Et il n’a pas la possibilité d’intervenir justement parce qu’il est son parent et qu’il doit accomplir son devoir.
— Il vous l’a dit ?
— Sans nuances.
— Eh bien, faites comme si vous n’aviez rien entendu... et maintenant laissez-moi vous ramener au Châtelet où l’on vous attend et puis rentrez chez vous et essayez de vous reposer. On vous donnera des nouvelles...
— Vous promettez ?
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