- Et mon époux a cru cela ? Et il est venu se jeter dans la gueule du loup au lieu de conforter sa position en Bretagne et son titre de Grand Amiral ?
- C'est ce que je lui représentai, mais il n'a pas voulu m'écouter. Comme chez le Grand Prieur, il y
[iv] Aujourd'hui Port-Louis, dans le Morbihan.
a, je crois, un grand fond de naïveté en votre époux, madame. Il croyait...
- Que le Cardinal renoncerait à le dépouiller de son gouvernement, qu'il oublierait la méfiance que lui inspirent les enfants de Gabrielle d'Estrées ? Le Cardinal n'oublie jamais rien ! lança-t-elle avec colère. Je m'y entends peu en politique, mon ami, mais voilà des mois que je redoute ce genre de catastrophe...
Non sans raison ! Depuis le début de l'année qui était la neuvième du règne effectif de Louis XIII, les passions bouillonnaient autour d'un couple royal de vingt-cinq ans [v] qui ne s'entendait pas au mieux. Les vieilles braises encore rouges des guerres de religion ne demandaient qu'à se réveiller au souffle d'une Cour jeune, ambitieuse, turbulente, jalouse de son influence comme de ses privilèges et surtout inquiète de celle, grandissante, de l'homme de fer en qui elle devinait un dompteur et qui entreprenait de la mater. Nul souci du royaume dans tout cela ! Rien que l'intérêt particulier !
Les prémices d'une tempête s'étaient levées quelques mois plus tôt à propos du mariage de Monsieur, frère du Roi et jusqu'à présent son héritier puisque, au bout de dix ans de mariage, le couple royal demeurait sans enfant.
Le souverain et la reine mère, Marie de Médicis, souhaitaient marier ce garçon de dix-sept ans,
[v] Louis XIII et Anne d'Autriche étaient nés la même année.
velléitaire, agité, nerveux, vaniteux, totalement dépourvu de courage mais facile à manier, avec sa cousine, Mlle de Montpensier, qui était la fille la plus riche de France. Le Cardinal, bien entendu, approuvait ce mariage mais il n'en allait pas de même chez les princes du sang - Condé, Conti, Soissons et, naturellement, Vendôme - ni dans l'entourage de la jeune reine Anne d'Autriche. Un entourage composé de jolies femmes un peu folles et de jeunes seigneurs étourdis sur lequel régnait la meilleure amie de la Reine, l'intrigante, folle et ravissante duchesse de Chevreuse. Tout ce monde ne voulait à aucun prix que Gaston d'Anjou épouse ce grand parti que d'autres convoitaient. On lui réservait un autre destin.
Une conspiration se forma donc, dont la cheville ouvrière fut le gouverneur du prince, le maréchal d'Ornano, colonel des Corses, personnage rude, expéditif et arrogant, qui poussait son élève à la rébellion, allant jusqu'à lui proposer de fuir Paris et de se réfugier à La Rochelle. En plein fief protestant !
La riposte royale ne se fit pas attendre : le 26 mai de cette année 1626, le Roi faisait arrêter d'Ornano et ses deux frères et les bouclait à la Bastille dont, par prudence, on remplaça le gouverneur pour l'occasion.
Pour les conjurés, ce coup de force était signé Richelieu et, bien loin de les calmer, il les rendit furieux. Mme de Chevreuse, toujours aussi active, concocta aussitôt un nouveau complot ayant pour but, cette fois, l'élimination physique du Cardinal et peut-être aussi du Roi dont on remarierait la veuve avec Monsieur qui ferait, selon la duchesse, un souverain idéal. C'était en effet une parfaite marionnette que l'on manipulerait à loisir...
Anne d'Autriche, encore mal remise de sa romance passionnée avec l'irrésistible duc de Buckingham, n'y voyait pas d'inconvénient : elle n'aimait guère son époux et détestait Richelieu. Elle laissa faire sa chère Chevreuse. De son côté, Gaston d'Anjou [vi] - Monsieur - plongea jusqu'au cou dans la conspiration à la tête de laquelle Mme de Chevreuse plaça le jeune prince de Chalais qui était fou d'elle, allant jusqu'à offrir quelques-uns de ses gentilshommes pour la mener à bien. Mais de ces récents développements, Mme de Vendôme ignorait tout : elle en était restée à l'arrestation du maréchal d'Ornano qui déjà l'inquiétait fort.
- Oui, répéta-t-elle. Voilà des mois que je redoute ce qui arrive aujourd'hui. Le Grand Prieur et mon époux se sont engagés avec Monsieur et les princes du sang en refusant d'admettre qu'ils sont seulement princes légitimés et qu'on prendrait moins de gants avec eux qu'avec les autres !
Elle pria ensuite son entourage de la laisser s'entretenir un moment en particulier avec l'évêque de Nantes. Seul son fils aîné fut autorisé à rester. François tendit la main à sa sour pour l'emmener, tout en protestant :
[vi] Titré duc d'Anjou jusqu'à ce qu'il devienne duc d'Orléans en 1626.
- Pourquoi Mercour et pas nous ?
- Vous êtes trop jeune, François. Quatre ans de plus, cela compte et votre frère est presque un homme.
Elisabeth ne dit rien, mais son petit air outragé disait clairement qu'elle n'en pensait pas moins :
- Venez, François ! Allons voir ce que devient votre trouvaille !
Quand tout le monde fut sorti, la duchesse tira un chapelet d'une poche dissimulée dans sa robe de velours gris et le tint fermement entre ses mains comme si elle s'y accrochait.
- À présent que nous sommes seuls, mon ami, dites-m'en un peu plus car je vous avoue ne pas comprendre comment on en est venu à arrêter mon époux et son frère pour cette ridicule histoire du mariage de Monsieur où ils jouaient seulement le rôle de spectateurs ?
L'évêque eut pour elle un regard plein d'amitié compatissante. Le courage et la foi de cette jeune femme l'avaient toujours impressionné et il la plaignait d'avoir épousé un homme que son orgueil et son ambition poussaient à se jeter dans tous les guêpiers :
- Il y a plus grave, madame la duchesse... et vous n'en saviez rien... En revanche, le Grand Prieur, lui, s'est trouvé en premier plan.
Et de raconter comment celui-ci, de mèche avec Monsieur et la duchesse de Chevreuse, avait monté un attentat contre le Cardinal en profitant de ce que, le Roi étant à Fontainebleau, son ministre logeait à Fleury en attendant que fût achevée la maison qu'il se faisait construire en ville. Le plan du Grand Prieur était simple : chassant dans la forêt, Monsieur et quelques amis devaient à la nuit close demander table et couvert à Richelieu qui serait abattu à la faveur d'une querelle artificiellement déclenchée. Ensuite, on disposerait du Roi selon la façon dont il réagirait à la nouvelle. Mais Monsieur, fidèle à lui-même, se déclara malade au dernier moment, l'un des siens, le jeune prince de Chalais, fit des confidences imprudentes et les autres conjurés furent pris. Le lendemain matin, Monsieur, qui était encore couché, eut la surprise de voir le Cardinal débarquer dans sa chambre, tout sourire, pour lui proposer sa maison de Fleury " qui semblait tant lui plaire ". Après quoi il alla offrir sa démission au Roi, qui non seulement la refusa mais lui donna tous pouvoirs pour terminer cette affaire avec " la dernière rigueur ".
- Je ne vois toujours pas ce que mon époux vient faire dans cette histoire ? s'exclama la duchesse. Il était déjà en Bretagne quand on a incarcéré d'Ornano...
- Sans doute, mais son frère y trempait jusqu'au cou puisque l'idée était de lui.
- Et on n'a pas arrêté le Grand Prieur ?
- Non. Richelieu voulait se débarrasser des deux frères d'un seul coup. Il a convoqué le Grand Prieur sur le mode le plus aimable et lui a laissé entendre qu'il souhaiterait le voir accéder à l'Amirauté, laissée vacante par M. de Montmorency, à la condition, évidemment, que le duc César renonçât à ses prétentions à cette charge. Notre cher Grand Prieur a été ébloui. De là cette grande ardeur à obtenir de son frère qu'il vienne en discuter à Blois avec Sa Majesté. Voilà comment cela s'est fait, madame.
- C'est indigne ! Comment le Grand Prieur Alexandre a-t-il pu se montrer si stupide ?
- L'ambition, madame la duchesse, l'ambition !
- Et... qu'advient-il de Monsieur ?
- Pour être certain de n'être pas inquiété, il s'est dépêché de livrer tous les participants au complot et il a même promis d'épouser Mlle de Montpensier dès qu'il plairait au Roi.
- On n'est pas plus infâme ! Et que va faire le Roi maintenant qu'il tient le gouverneur de Bretagne ?
- Il part pour Nantes afin d'y affirmer sa reprise en main de la province... et d'y exercer sa justice !
- Miséricorde ! Nous sommes dans de beaux draps ! Votre conseil, monseigneur ?
- Difficile à dire ! Le mieux serait peut-être de vous mettre à l'abri avec vos enfants dans une terre de votre patrimoine...
- Mère, coupa le jeune Louis, si nous allions tous nous jeter aux genoux du Roi ?
- Pour demander pardon de quoi ? gronda sa mère. Votre père n'a pas bougé de son gouvernement...
- On peut participer de loin à un complot, glissa l'évêque. En préparant des positions de repli, en incitant la Bretagne à se soulever. En y levant des troupes...
Françoise de Vendôme ne répondit pas tout de suite. Elle entendait encore, au fond de sa mémoire, la voix de César clamer qu'il espérait bien ne plus revoir le Roi son frère qu'en peinture. Boutade, ou bien...
- Moi, je vais partir, décida-t-elle, et vous m'accompagnerez, monseigneur, puisque vous êtes toujours évêque de Nantes où va le Roi. Une fois sur place, j'aviserai...
- Irai-je avec vous, ma mère ?
- Non. Allez me chercher votre gouverneur !
Un moment plus tard, M. d'Estrades recevait l'ordre d'emmener, dès le matin, ses élèves et leur sour à Vendôme où, sous la triple protection des remparts, d'une ville fidèle et d'un fort château - sans compter leurs défenseurs - ils seraient beaucoup mieux abrités des surprises que dans un aimable palais d'été ouvert à tous les vents. On ne laisserait sur place que le personnel nécessaire à l'entretien d'Anet.
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