- Et nous ? Ne sommes-nous pas attachés au Roi?

[ii] Louis XIII.

- Il est le Roi. Nous lui devons amour et obéissance. Ce que ne saurait espérer l'évêque de Luçon. Faites-moi plaisir, François, et tâchez d'oublier qu'une petite fille vous a souri...

L'enfant baissa la tête.

- Pour l'amour de vous, je m'y efforcerai, madame, murmura-t-il sans réussir à retenir un gros soupir qui amena un sourire sur le beau visage un peu sévère de la duchesse :

- J'aime votre franchise et votre obéissance, François. Venez m'embrasser !

C'était faveur rare depuis que le jeune garçon avait été remis aux mains des hommes. Il l'apprécia à sa juste valeur et s'en trouva un peu consolé de son sacrifice, mais quand quelqu'un vous trotte dans l'esprit il est bien difficile de l'en déloger. Sous les plafonds dorés de l'hôtel de Vendôme, à Paris, François ne réussit pas à oublier Louise et quand, à la fin du mois de mai, la duchesse, ses enfants et sa maison, fuyant les puanteurs parisiennes, vinrent prendre leurs quartiers d'été sur les bords de l'Eure, l'amoureux de dix ans ne put s'empêcher d'éprouver une allégresse inhabituelle : avec un peu de chance, il allait " la " revoir !

Cependant, s'il croyait son secret enfoui entre sa mère et lui, François se trompait : sa sour Elisabeth, de deux ans plus âgée, s'était aperçue de quelque chose. De soudaines songeries, des rougeurs fugitives, toutes manifestations inconnues jusque-là d'un garçon turbulent, bagarreur, passionné de chevaux, d'armes, d'indépendance, et doué d'une vitalité que gouvernantes et précepteurs s'accordaient à juger épuisante, lui avaient donné à penser durant les mois d'hiver. Néanmoins, elle garda pour elle ses impressions et ce fut seulement en descendant de carrosse dans la cour d'honneur du château que, laissant leur frère aîné, Louis de Mercour [iii] -quatorze ans -, accompagner leur mère à l'intérieur, elle tira François à part sous prétexte d'aller saluer les cygnes sur les pièces d'eau. En réalité, ils allèrent se promener le long du canal aux carpes. Sans parler, d'abord, ce que le jeune garçon ne supporta pas longtemps.

- Si tu as quelque chose à me dire, dis-le vite ! grogna-t-il, employant le tutoiement dont ils se servaient souvent lorsqu'ils étaient seuls. Aurais-je fait une bêtise ?

- Non, mais tu as très envie d'en faire une. Je l'ai senti quand, tout à l'heure, Mme de Bure a parlé des dames de Sorel. Notre mère l'a fait taire aussitôt mais tu es devenu tout rouge et tu as poussé un soupir à renverser la voiture. Tu brûles de revoir cette Louise, n'est-ce pas ?

Les deux enfants, unis par une profonde tendresse et une confiance totale, s'entendaient toujours à merveille alors qu'ils entretenaient avec leur aîné des relations beaucoup plus distantes,

[iii] Dans la haute noblesse, le fils aîné porte toujours un nom différent jusqu'à la mort du père : Fronsac chez les Richelieu, Crussol chez les d'Uzès, Mercour chez les Vendôme, etc.

voire protocolaires : il était l'héritier, on le respectait pour ça mais on ne l'aimait guère. François n'essaya même pas de nier.

- C'est vrai, mais j'ai donné ma promesse à notre mère.

- Et tu le regrettes ?

François détourna la tête, se baissa, prit un caillou qu'il envoya, d'un geste vif et sûr, ricocher par trois fois sur la surface lisse du canal. Enfin, il renifla puis, sachant qu'Elisabeth ne se contenterait pas d'une demi-réponse :

- Mmm... ouais !... Tant que nous avons été à Paris c'était facile. Ici, ce n'est plus la même chose.

- Je m'en doutais. Que vas-tu faire ?

- Vous posez des questions stupides, ma sour : une parole ne se reprend pas !

- J'en demeure d'accord. Seulement... moi, je n'ai rien promis.

D'abord suffoqué, François regarda plus attentivement le visage malicieux de sa sour. Jusqu'à sa rencontre avec Louise, il la considérait comme la plus jolie fille de sa connaissance : de leur grand-mère, Gabrielle d'Estrées, elle tenait, comme lui-même, une blondeur quasi irréelle et des yeux d'azur profond ; en outre, elle possédait une intelligence éveillée. Il admettait volontiers qu'elle le dépassait souvent sur ce chapitre, bien qu'à dix ans il mesurât déjà trois pouces de plus qu'elle. Mais là, elle ouvrait, à son usage, une fenêtre inattendue sur l'astuce féminine.

- Ce qui veut dire ?

- Que Mme de Sorel passe pour fort pieuse, bien donnante aussi, et qu'elle se rend volontiers chez de pauvres gens, parfois assez loin de chez elle. Je sais qu'elle y mène sa fille depuis que celle-ci a pris ses six ans, tout comme notre mère l'a fait pour moi. Désormais, je peux y aller en compagnie de Mme de Bure mais... tu pourrais aussi être des nôtres. La charité y gagnerait et notre mère serait aux anges : tu aurais sûrement droit aux bénédictions de monsieur Vincent.

- Tu veux dire que sans aller à Sorel il est possible de rencontrer ces dames ? Mais comment savoir où elles vont ?

- L'un de nos cochers courtise la nourrice de Louise. Nous pourrons sûrement arriver à nous rencontrer...

Pour toute réponse, François sauta au cou de sa sour et, dès le lendemain, il obtenait de sa mère la permission d'accompagner Elisabeth dans les visites charitables qu'elle accomplissait sous la conduite de sa gouvernante. Mme de Vendôme qui, dès le jeune âge, avait fait inscrire son cadet à Malte dans l'espoir qu'il succéderait un jour à son oncle, le Grand Prieur Alexandre, vit là un signe du ciel : la pratique de la plus humble charité n'était-elle pas essentielle chez ces messieurs de l'Ordre dont l'enseignement commençait par les plus rudes tâches hospitalières ? Et l'on put voir, à plusieurs reprises, le jeune prince de Martigues, chargé d'un lourd sac à pains, pénétrer avec dignité dans quelque pauvre chaumine sur les pas des " dames " de charité. Le spectacle était tellement nouveau que Mercour essaya bien d'en rire, mais il se fit si vertement rabrouer par Mme de Vendôme qu'il n'insista pas.

À dire vrai, cet exercice fut moins pénible que François ne l'aurait cru : naturellement généreux et tout à fait dépourvu de morgue, il se sentit proche de ceux qu'il allait visiter et s'intéressa sincèrement à leur sort. C'était heureux car le pieux stratagème d'Elisabeth ne lui permit, sur un grand mois, de rencontrer qu'une seule fois la damoi-selle de ses pensées. Elle lui parut plus ravissante encore qu'à l'abbaye d'Ivry et cela bien qu'elle fût modestement vêtue comme il convenait aux circonstances. Il ne trouva pas un mot à lui dire, se contentant de rougir furieusement en maltraitant son chapeau. Cependant, sa promesse lui parut plus difficile à tenir que jamais.

En fait, il resta sur sa faim. Aussi, quand il la sut malade il n'y tint plus. Il fallait qu'il sache ; il fallait qu'il la voie. Sans plus réfléchir, il prit un cheval et partit pour Sorel. Il ne put même pas franchir l'entrée du château. On l'en chassa sans trop de précautions oratoires : le mal était grave et personne n'approchait la petite malade sauf sa mère et ses femmes. C'est ainsi que François, plus inquiet que jamais, se retrouva dans la forêt avec les perspectives de retour que l'on sait.

Le temps ne s'améliorait pas. Il fit tout à coup si sombre sous le couvert que la nuit semblait s'avancer. Le cheval du jeune garçon devenait nerveux et quand, soudain, un violent coup de tonnerre éclata, l'animal partit d'un hennissement qui ressemblait à un éclat de rire, se cabra et envoya son cavalier dans les broussailles avant de partir à fond de train en direction d'Anet.

Meurtri plus encore dans sa vanité que dans son corps qui s'en tirait sans dommages, François se demanda comment M. d'Estrades, qui s'efforçait d'inculquer aux jeunes Vendôme les grands principes équestres édictés par feu M. de Pluvinel, prendrait le retour au château d'un cheval sans cavalier et, plus tard, d'un cavalier sans son cheval.

Pestant, maugréant, jurant même, il se tirait des broussailles pour se mettre en marche vers son destin quand il aperçut la petite fille.

Seulement vêtue d'une chemise tachée, une poupée serrée contre son cour, elle se tenait debout au milieu du sentier sur ses minuscules pieds nus et pleurait sans rien dire, reniflant de temps en temps tout en gardant son pouce dans sa bouche. Elle ne devait pas avoir plus de trois ou quatre ans, elle était menue et fragile. En dépit de sa tenue sommaire, ce n'était pas une paysanne : la masse de cheveux châtains moussant sur sa tête gardait la trace d'un peigne soigneux sous la forme de quelques boucles bien rondes et d'un bout de ruban bleu qui s'y accrochait. En outre, son unique vêtement était fait de toile fine et brodée. Cependant, en s'approchant, François vit aussi que les taches étaient du sang. Comprenant qu'il y avait là un problème plus grave que les siens, il se jeta à genoux et prit l'enfant entre ses mains pour palper son petit corps rondelet.

- Que t'est-il arrivé ? Tu es blessée ?

Elle ne répondit pas, continua de pleurer sans bruit mais sans manifester la moindre douleur à la palpation. D'ailleurs, le sang était presque sec.

- Non. Tu n'as pas l'air d'avoir mal mais d'où viens-tu comme ça ? Qui es-tu ?

Tout en le fixant de ses yeux noisette rougis par les larmes, la petite ôta son doigt de sa bouche pour émettre deux sons :

- Vi... laine.

Et elle remit son pouce d'où elle l'avait tiré.

- Vilaine ? Ce n'est pas un nom ! Et puis tu n'en es pas une ! Les vilaines n'ont pas de si belles poupées, ajouta-t-il en essayant de prendre le jouet que sa minuscule propriétaire défendit farouchement. C'était en effet un objet assez coûteux, en bois bien sculpté avec des cheveux en filasse et une robe de velours à la mode avec une fraise autour du cou.