Les points d'interrogation s'alignaient dans l'esprit du jeune garçon. D'où pouvait venir cette enfant ? Il devait y avoir eu un malheur quelque part, mais où ? Il essaya de le savoir en prononçant le nom de deux ou trois manoirs ou riches demeures des environs dont certains appartenaient à des vassaux de la principauté d'Anet, mais au lieu de répondre la petite fille se mit à pousser des cris en appelant sa nounou.

Pour comble de malchance, l'orage que François avait fini par oublier se manifestait par un coup de tonnerre plus violent que le précédent, et d'un seul coup le ciel creva...

- On ne peut pas rester ici. Il faut que je te ramène chez nous. Quelqu'un saura peut-être qui tues ?

Comme par enchantement, elle se tut et tendit vers lui une menotte sale aux minuscules doigts écartés qui ressemblait à une étoile de mer. En un instant, elle fut trempée et François presque autant qu'elle. Apitoyé, il ôta son pourpoint pour l'en envelopper avant de prendre la petite main.

- Viens ! Il faut nous dépêcher !

Il s'inquiétait : comment la faire marcher encore sur ses pieds blessés et, en outre, elle ne pourrait jamais suivre son pas ?

- Il va falloir que je te porte, soupira-t-il, un peu effrayé par cette nouvelle responsabilité, mais elle était à peine plus grande qu'un bébé et plus légère qu'il ne l'aurait cru quand il l'enleva. Alors, toujours sans lâcher sa précieuse poupée, elle passa son bras libre autour du cou de son sauveur et laissa aller sa tête sur son épaule avec un soupir de bonheur. Elle ne savait pas qui était ce garçon mais il était si beau avec ses longs cheveux blonds, tout raides, et ses yeux clairs ! Un ange peut-être ? De toute façon, elle était bien avec lui.

- Ne t'endors pas et tiens-toi ferme, conseilla le jeune héros. Je vais essayer de courir...

C'était tout de même trop préjuger de ses forces et il reprit le pas en maudissant ce sacré cheval qui l'avait planté là juste au moment où il en avait le plus besoin. Quant à ce qui arriverait quand il se présenterait au château avec sa trouvaille, il n'essayait même pas de l'imaginer.

On parcourut ainsi un grand quart de lieue, en s'arrêtant de temps en temps pour laisser souffler le porteur. Grâce à Dieu, la pluie aussi s'était arrêtée. Il n'empêche que François était épuisé quand il atteignit enfin les abords d'Anet, se demandant tout de même pourquoi, en voyant revenir son cheval sans lui, on n'avait pas envoyé à sa recherche. Et, bien sûr, il était affreusement tard ! L'immense cerf de bronze entouré de quatre chiens qui ornait le dessus du grand portail et servait d'horloge frappait huit coups de son pied mécanique.

- Miséricorde ! gémit François en déposant son fardeau sur les dalles de la cour d'honneur. J'entends déjà siffler les étrivières !

Cependant, le château n'était pas dans son état normal. Les gardes causaient entre eux par petits groupes sur le mode animé et personne ne fit attention à lui. L'agitation se situait surtout autour d'un grand carrosse de voyage, tellement couvert de boue et de poussière qu'il était impossible d'en déchiffrer les armoiries. Des valets couraient dans tous les sens. On dételait les chevaux et quand le jeune garçon arrêta quelqu'un pour savoir ce qui se passait, l'homme prit juste le temps de lui lancer :

- Je ne sais pas au juste ! Mgr l'évêque de Nantes est arrivé il n'y a pas une heure et tout le monde est au salon des Muses...

Surpris, François leva les sourcils. L'évêque en question, Philippe de Cospéan, était un vieil arm de la famille, un intime et le plus fidèle conseiller de la duchesse, mais c'était la première fois que son arrivée déclenchait un tel tohu-bohu. François, alors, voulut prendre la main de sa petite compagne pour l'emmener à sa mère mais il vit qu'elle pleurait de nouveau, sans bruit cette fois, et qu'elle tremblait dans sa chemise mouillée. Elle ne lui dit rien mais son regard implorait. Il comprit et la reprit dans ses bras :

- Allons toujours rejoindre la famille ! Nous verrons bien, soupira-t-il.

Jamais le beau château rebâti au siècle précédent par Diane, duchesse de Valentinois, ne lui avait paru aussi vaste ni le salon des Muses si imposant avec ses panneaux peints et dorés, ses chambranles de marbre et son mobilier somptueux. Il y avait là beaucoup de monde mais le regard de François alla droit à sa mère, assise auprès d'un évêque visiblement harassé et lui parlant avec animation. Elle semblait sous le coup d'une grande émotion. Il y avait des traces de larmes sur son beau visage blond, presque aussi pâle que l'énorme fraise " en meule de moulin " qui avait l'air d'offrir sa tête sur un plateau de mousseline empesée. Son fils aîné s'accoudait, l'air grave, au dossier de son fauteuil et sa fille, assise à ses pieds sur un carreau de velours, tenait l'une de ses mains. Tout autour, dames et officiers composant la maison ducale semblaient frappés de stupeur, aussi peu vivants que des personnages de tapisserie.

En dépit de la tension qui régnait, l'entrée de François ne passa pas inaperçue :

- Seigneur ! Martigues, s'écria son frère Louis de Mercour d'un ton mécontent, d'où nous arrivez-vous dans un pareil état et en telle compagnie ? Quelle sottise venez-vous de commettre ? Qui est cette mendiante ?

L'indignation éteignit, comme une chandelle sous un courant d'air, la légitime inquiétude du jeune garçon :

- Ce n'est pas une mendiante. Je l'ai trouvée dans la forêt telle que vous la voyez : pieds nus avec sa poupée et sa chemise pleine de sang. Regardez-la mieux... à moins que votre grandeur et votre égoïsme ne vous brouillent la vue !

- Paix ! mes fils, coupa Mme de Vendôme. Ce n'est pas le moment d'une querelle. François va nous dire où il a trouvé cette enfant...

L'interpellé n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche. Déjà, sa sour se précipitait vers lui. Elle s'agenouilla devant la fillette que son frère posait à terre, et scruta le petit visage sali et mouillé de larmes.

- Mère ! s'écria-t-elle. Il a dû arriver malheur à La Perrière. Cette petite est la plus jeune des enfants de Mme de Valaines. Elle s'appelle Sylvie.

- C'est bien ça ! s'écria François soudain éclairé. Tout à l'heure, quand je lui ai demandé son nom, j'en ai seulement attrapé deux morceaux : vi et laine. Je ne savais que faire, d'autant que, affolé par l'orage, mon cheval venait de se débarrasser de moi...

- Dire qu'il se prend pour un centaure ! gloussa Mercour.

Le gamin allait répliquer vertement quand apparut M. de Raguenel qui venait d'exécuter un ordre de la duchesse. À la vue de l'enfant, il pâlit et vint grossir le groupe enfantin, prenant la petite réfugiée entre ses mains :

- Sylvie ! Mon Dieu !... Mais comment est-elle ici et dans cet état ?

Il semblait tellement bouleversé que Mme de Vendôme laissa François recommencer son récit.

- Alors, je l'ai prise dans mes bras et je l'ai rapportée ici, conclut-il.

- Et vous avez bien fait, approuva sa mère. À présent, allons au plus pressé ! Mme de Bure - elle se tournait vers la gouvernante d'Elisabeth -voulez-vous emporter cette pauvre petite qui doit être victime d'un grand malheur. Veillez à ce qu'on la baigne puis qu'on la nourrisse et la couche. Lorsque nous saurons le vrai de sa situation, nous aviserons.

L'interpellée s'approcha de Sylvie dont elle voulut prendre la main mais celle-ci s'accrocha farouchement aux doigts de François, bien décidée à ne pas le quitter : au moment où elle faisait un rêve si affreux, le Bon Dieu lui avait envoyé un ange et elle voulait le garder. Aussi émit-elle un véritable hurlement quand on essaya de l'en détacher. Il fallut lui promettre qu'il irait la voir quand elle serait au lit pour qu'elle se taise.

- Eh bien ! soupira la duchesse. Monsieur de Raguenel !

L'écuyer n'eut pas l'air d'entendre. Il gardait les yeux fixés sur la porte derrière laquelle Sylvie venait de disparaître. Mais il répondit au second appel.

- Vous connaissez bien les Valaines ?

- Oui, madame la duchesse. La baronne m'a fait l'honneur de me garder son amitié après la mort de son époux. Je suis très inquiet.

- Cela se conçoit ! Eh bien, prenez une dizaine d'hommes armés et allez jusqu'à La Perrière. Vous viendrez me rendre compte dès que possible. Quant à vous, François, vous irez changer d'habits plus tard. Un grand malheur vient de nous frapper et vous devez en être informé.

Après quoi, sans s'expliquer davantage, elle revint à l'évêque :

- Je ne peux comprendre comment mon beau-frère, le Grand Prieur de Malte, a pu se laisser abuser au point d'aller chercher mon époux dans son gouvernement de Bretagne pour le ramener à Blois ? Et d'abord, pourquoi Blois ?

- Le Roi veut se rapprocher de la Bretagne dont l'agitation l'inquiète. Quant au Grand Prieur Alexandre, il a cru, en toute bonne foi, que Sa Majesté désirait seulement s'entretenir des affaires de ladite Bretagne avec le duc César. " M. de Vendôme peut venir à Blois, lui a dit le Roi en souriant. Je vous donne ma parole qu'on ne lui fera pas plus de mal qu'à vous-même. "

- Quelle duplicité ! Qui aurait cru le Roi capable de ça ? En vérité, on y sent le Cardinal d'une lieue. Il nous hait.

- Le Cardinal n'est pas à Blois mais à Limours. Et puis le Roi n'a fait que jouer sur les mots. Lorsque M. de Vendôme est arrivé, il s'est écrié : " Mon frère, j'étais en impatience de vous voir ! " Et, la nuit même, il les faisait arrêter tous les deux par MM. du Rallier et de Mauny. La chose a été exécutée sans bruit. Les prisonniers ont été emmenés sur l'heure au château d'Amboise par la Loire. Quant à moi, je suis venu vous avertir avec l'horrible impression de n'avoir eu que trop raison : le duc César n'aurait jamais dû quitter sa forteresse de Blavet [iv], sinon pour passer la mer, mais le Grand Prieur insistait, ignorant sans doute que le Roi était déjà au fait de certaines affaires. Il pensait naïvement que notre Sire était enfin disposé à écouter ses frères plutôt qu'un ministre dont il s'était défié pendant si longtemps.