Juliette Benzoni
La chambre de la Reine
Première partie
LA PETITE FILLE AUX PIEDS NUS
1626
CHAPITRE 1
LE CACHET DE CIRE ROUGE
Le ciel se couvrait. Lancé au galop, le jeune cavalier jeta un coup d'oil plein de rancune au nuage noir installé au-dessus de sa tête depuis sa sortie du château de Sorel. S'il avait été moins bon chrétien, il lui aurait montré le poing, mais c'eût été offenser Dieu et un gamin de dix ans ne pouvait se le permettre, fût-il François de Vendôme, prince de Martigues et petit-fils du roi Henri IV qui, lui, en avait fait bien d'autres.
N'empêche que l'orage, s'il éclatait maintenant, le retarderait et n'arrangerait pas ses affaires déjà fort aventurées. Cependant, il savait ce qu'il risquait en quittant Anet sans prévenir - il avait sellé lui-même son cheval ! - et les conséquences de son escapade étaient faciles à deviner. Sa seule chance d'y échapper était de rentrer discrètement. Arriver après que l'on eut corné l'eau serait une vraie catastrophe car son gouverneur, M. d'Estrades, ne plaisantait pas avec la discipline : François serait fouetté. Il s'y préparait, mais quelques coups d'étrivières de plus ou de moins étaient tout de même à considérer. Sans compter l'accueil qu'il recevrait de la duchesse, sa mère...
Elle lui demanderait d'où il venait et, comme il ne savait pas encore mentir, il le dirait. La condamnation viendrait plus tard mais, sur le moment, il devrait subir son regard grave, d'autant plus pénible qu'il pèserait sur lui en silence et lui donnerait pleine conscience d'avoir causé une déception à une mère qu'il aimait et admirait, n'étant pas loin de voir en elle une sainte. Pourtant, c'était en connaissance de cause qu'il avait désobéi, il arrive que l'on soit obligé de choisir entre le devoir et les mouvements du cour.
Celui de François l'attirait depuis un moment déjà vers le château de Sorel, mais l'attrait, ce jour-là, s'était fait irrésistible : le jeune garçon venait d'apprendre que la petite Louise souffrait d'une maladie dont il n'avait pas retenu le nom. Seulement que l'on pouvait en mourir ou en rester défiguré. Une idée que l'amoureux de dix ans ne pouvait pas supporter : il fallait qu'il aille voir !
Sa rencontre avec la petite Séguier datait du 14 mars, quelques jours avant le printemps. Chaque année, à pareille date, on célébrait une messe d'action de grâces en l'abbaye bénédictine d'Ivry, en mémoire de la victoire remportée par le roi Henri IV sur les troupes du duc de Mayenne. Les Vendôme au grand complet assistaient à la cérémonie même si la duchesse, née Françoise de Lorraine-Mercour, comptait le vaincu dans sa parentèle. Ainsi le voulait le duc César, fils aîné du grand roi et de la ravissante Gabrielle d'Estrées. Naturellement, les familles de quelque importance vivant aux environs se faisaient un devoir de s'y rendre. Ainsi de celle d'un riche conseiller au Parlement de Paris, Pierre Séguier [i], comte de Sorel, accompagné de sa femme Marguerite de la Guesle et de sa fille. Louise était l'unique enfant d'un couple qui, visiblement, l'adorait et en était très fier.
À juste titre : nul ne pouvait voir ce petit bout de femme de six ans sans éprouver l'envie de la prendre dans ses bras ou au moins de lui sourire. Fraîche et rosé, délicate comme une fleur d'églan-tine, elle avait de ravissants cheveux blonds et bouclés que le béguin de velours bleu - du même bleu que ses grands yeux ! - avait peine à maintenir en place. Sagement assise auprès de sa mère, elle garda, durant tout le long service, les yeux baissés sur le chapelet d'ivoire enroulé autour de ses petits doigts. Sauf pendant un instant où elle tourna la tête comme si elle sentait qu'on la regardait, leva les yeux sur le jeune garçon et lui sourit. Un grand, un beau sourire qu'il rendit avec usure mais qui n'échappa pas, hélas, à Mme de Vendôme, d'assez mauvaise humeur ce jour-là où elle se trouvait être chef de famille pour une cérémonie qui ne l'enchantait pas. En effet, le duc César son époux était retenu dans son gouverne-
[i] Ne pas confondre avec son cousin, prénommé Pierre lui aussi, qui sera garde des Sceaux et chancelier de France.
ment de Bretagne où il s'employait activement à créer des difficultés à l'homme qu'il détestait le plus au monde : le cardinal de Richelieu, ministre du roi Louis XIII. Au retour, cependant, elle ne dit rien.
Mais lorsque, après une nuit agitée, François descendit aux écuries aux petites heures de la matinée, il eut la surprise d'y trouver l'écuyer de sa mère, le chevalier de Raguenel, qui faisait les cent pas au milieu du va-et-vient des palefreniers et des porteurs d'eau. François feignit de ne pas l'avoir vu, mais l'officier le rejoignit au moment où il atteignait les grandes portes.
- Eh bien, monseigneur François, où prétendez-vous aller de si bon matin ?
- Faire une dernière promenade.
Perceval de Raguenel était un homme courtois, aimable, pourtant François le trouva franchement antipathique lorsqu'il demanda :
- Et de quel côté s'il vous plaît ? Vous n'ignorez pas que nous rentrons tout à l'heure à Paris ? Cela ne vous laisse guère de temps. Sauf si vous avez seulement l'intention de faire le tour du parc...
François devint tout rouge :
- C'est-à-dire que je...
Il ne trouvait plus les mots. L'écuyer vint à son secours :
- Et si vous alliez en parler à Mme la duchesse ? Elle vous attend dans ses appartements.
- Ma mère ? Mais pourquoi ?
- Je pense qu'elle vous le dira. Hâtez-vous ! Dans dix minutes, elle se rend à la chapelle pour dire ses heures.
Comme il ne voyait pas le moyen de faire autrement, François partit en courant et, quelques instants plus tard, une chambrière l'introduisait dans la chambre où Françoise de Vendôme achevait sa coiffure. C'était l'ancienne chambre de Diane de Poitiers, une pièce somptueuse mais à peine plus que celles des vingt-deux autres appartements de ce château quasi royal. Murs et plafond étaient peints de vives couleurs rehaussées d'or, des tapis couvraient le précieux parquet et de magnifiques tapisseries réchauffaient l'atmosphère presque autant que le feu flambant dans la grande cheminée de marbre multicolore. Le jour de ce matin de mars passait à travers les fenêtres à meneaux enchâssant d'admirables vitraux en " grisaille " qui représentaient des scènes de l'Ancien Testament et ne donnaient guère de lumière, mais le feu et de hautes chandelles de cire blanche y suppléaient.
Dès le seuil franchi, le jeune garçon salua puis s'avança vers sa mère au milieu du ballet des suivantes qui le regardaient en souriant. Mme de Vendôme, elle, ne sourit pas.
- Ah ! vous voilà ! Ceci me paraît bien, Julie, ajouta-t-elle à l'adresse de sa coiffeuse. Laissez-moi, à présent, et emmenez tout le monde. Puis, quand le dernier jupon eut franchi la porte : " Eh bien, où vouliez-vous aller de si bon matin ? "
- Faire une dernière promenade, madame, puisque ce tantôt nous regagnons Paris.
- Et de quel côté ? Serait-ce vers Sorel ?
Le petit prince rougit sans oser répondre, considérant sa mère avec une certaine appréhension. En effet, en dépit de l'amour attentif qu'elle leur portait sans le montrer beaucoup, Françoise de Lorraine-Mercour, duchesse de Vendôme par mariage, possédait le don d'impressionner ses trois enfants bien davantage que le duc César leur père dont le joyeux caractère, le goût de la plaisanterie souvent gauloise et l'insouciance rappelaient beaucoup le Béarnais et en faisaient un interlocuteur moins imposant.
Cela tenait à ce qu'elle se voulait surtout la servante du Seigneur, ayant été élevée par sa mère dans des principes chrétiens d'une grande rigidité qui lui permettaient d'afficher une certaine simplicité au milieu du faste où l'obligeaient son rang, sa grande fortune - elle avait été l'un des plus beaux partis d'Europe - et l'amour qu'elle portait à un époux dont les goûts se trouvaient à l'opposé des siens. Sauf en ce qui touchait l'éclat et la puissance de leur maison. Homme de guerre avant tout, César aimait mener grand train et joyeuse vie tandis que Françoise, filleule de feu l'évêque de Genève François de Sales, amie de Jeanne de Chantai et de ce prodigieux personnage que l'on appelait " monsieur Vincent ", s'intéressait surtout au salut éternel des siens et à la pratique d'une charité qui s'étendait fort loin : jusqu'aux prostituées des rives de Seine à Paris et à celles de la maison close que la présence de soldats obligeait à tolérer à Anet. Aussi, lorsque l'un des enfants était amené à répondre de quelque sottise, avait-il toujours la vague impression de comparaître devant le tribunal de Dieu lui-même.
C'était exactement ce que ressentait François, mais pas une seconde il ne songea à dissimuler :
- En effet, madame. Y verriez-vous quelque inconvénient ?
- Peut-être. Dites-moi d'abord pourquoi vous alliez là-bas ? Est-ce à cause de cette petite fille ? J'ai remarqué, hier, qu'elle vous souriait et que vous lui répondiez. L'aviez-vous déjà rencontrée ?
- Jamais. C'est pourquoi j'ai eu envie de la revoir. Elle est bien jolie, ne trouvez-vous pas ?
- Certes, certes, mais vous êtes un peu jeune pour vous intéresser aux filles. En outre, je ne suis pas certaine que vous recevriez bon accueil là-bas. Les Séguier ne sont pas nos amis.
- Pourtant, hier, ils étaient à la messe ?
- Il s'agissait d'un hommage rendu au feu roi votre aïeul. En outre, leurs terres dépendent de notre principauté d'Anet : cela oblige mais ne signifie pas que ces anoblis de fraîche date soient disposés à l'allégeance envers nous. Votre père, d'ailleurs, ne le souhaiterait pas : les Séguier comme beaucoup de ces messieurs du Parlement se veulent proches de M. le Cardinal et proclament fort haut leur attachement au roi Louis [ii].
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