— Le reflet de notre pont de Westminster illuminé, dit-il avec fierté. Et comme d’autres lumières vont s’allumer dans la ville vous pourrez bientôt tout distinguer...
C’était peut-être beaucoup dire. Si le brouillard disparaissait, on le devait surtout à la pluie fine qui tombait à présent, noyant la grande cité dans une grisaille universelle.
— Il ne fait pas encore nuit, bougonna Tremaine. Pourquoi le pont est-il éclairé. Il y a fête ?
— Non. Il n’est pas rare qu’il reste allumé toute la journée quand il y a du brouillard.
Guillaume ne répondit pas. Avec une curiosité malveillante, il observait le repaire principal de l’ennemi. Ce grand port fluvial ne possédait pas vraiment de quais : rien que des appontements sur pilotis faits de madriers noirs comme des dents cariées qui prolongeaient une infinité de rues perpendiculaires à la rivière. Sur la droite s’élevait une forteresse médiévale plutôt sinistre percee d’une porte ogivale et d’une autre, à ras de l’eau, fermée d’une grille sous un arc Tudor. L’arrivant n’avait pas besoin qu’on lui dise qu’il s’agissait de la Tour de Londres dont il avait déjà vu plusieurs reproductions. Elle était encore plus lugubre qu’il ne l’imaginait en dépit des cygnes neigeux qui voguaient dans ses environs, insoucieux du flot noirâtre où se déversaient les égouts. Les beaux palmipèdes apportaient une note irréelle par leur blancheur qu’aucune souillure ne semblait atteindre.
Le pilote pria le capitaine de jeter l’ancre puis désigna un vaste bâtiment voisin de la Tour :
— Custom’s House — l’hôtel de la Douane — , sir ! dit-il à Tremaine. Nous sommes arrivés et vous devez vous préparer à descendre à terre : un bateau va vous conduire à l’Alien Office où l’on vous posera quelques questions...
— Encore ! Je peux fort bien débarquer avec mon propre canot.
— Ce ne serait pas légal ! intervint le douanier qui émergeait des entrailles de l’Élisabeth. Vous devez descendre seul, sans passeport et sans bagages. Je vous accompagne d’ailleurs... Pendant ce temps, votre navire apprendra où il a l’autorisation de mouiller.
Du haut de sa carcasse maigre et musclée, Guillaume Tremaine toisa l’insulaire qu’il brûlait d’envie de jeter par-dessus bord. Ses yeux fauves lançaient des éclairs :
— Si je n’avais une impérieuse raison de venir dans cette île misérable, je vous jure que je virerais de bord sans hésiter pour redescendre avec la marée...
L’homme aux grandes dents les exhiba en une grimace qui se voulait joviale :
— Nous ne vous le permettrions pas, articula-t-il gravement. On ne se promène pas sur la Tamise sans un motif valable. De toute façon, vous devez répondre à nos questions ! Si vous voulez bien me suivre... Ah ! j’oubliais ! Il vous faut payer un shilling pour le transport !
C’en était trop ! Mettant son grand nez à hauteur de celui de l’autre, Tremaine aboya :
— Et combien faudra-t-il que je donne au geôlier qui va m’enfermer dans une basse-fosse de cette sacrée vieille tour ?
Afin de mieux manifester sa compréhension de l’humour français, le douanier découvrit d’épaisses gencives rouges de mangeur de bœuf.
— Nous ne sommes pas si méchants. Nous partons seulement du principe que tout service doit être rétribué. Ainsi, n’oubliez pas votre pilote ! Ce sera...
— Ce que je voudrai ! Je n’ai pas besoin de vos conseils pour récompenser un bon marin...
La pièce d’or qu’il offrit à son guide fit ouvrir de grands yeux au douanier mais il jugea plus prudent de ne se livrer à aucun commentaire. Cependant, ce fut avec une déférence nouvelle qu’il conduisit le voyageur jusqu’à la barque venue à l’échelle de coupée...
Un long moment plus tard — il lui fallut en effet attendre son tour — , Tremaine, une fois franchies les grilles entourant le vaste bâtiment de Custom’s House, se retrouva en face d’un fonctionnaire assis derrière une table tachée d’encre et qui, avant de tremper dans l’encrier la plume traditionnellement perchée sur son oreille, lâcha sa première question :
— Quelle nationalité, gentleman ?
— Je suis français. Rien contre ?
— Du tout... duuuu tout ! psalmodia le fonctionnaire.
— Vous parlez ma langue ? s’étonna Tremaine.
— Plus deux ou trois autres dialectes mais ici c’est moi qui interroge. Alors si vous voulez bien me confier vos nom, prénoms, qualités, profession et lieu de domicile pour commencer.
Guillaume s’exécuta non sans faire observer que s’il avait été en possession de son passeport, les choses s’en seraient trouvées facilitées, l’homme de l’Alien Office riposta qu’il détenait ledit passeport mais que les informations gagnaient à être répétées. Il se mit à écrire avec autant de solennité que s’il rédigeait une convention d’armistice puis demanda :
— Date et lieu de naissance ?
— 3 septembre 1750 à Québec.
Une lueur sadique s’alluma dans l’œil du bureaucrate :
— A Québec ? Alors vous n’êtes pas français mais un indigène du Canada : donc sujet britannique...
Il eut à peine le temps d’achever sa phrase. Tremaine, devenu tout rouge, venait de se pencher sur le bureau et, empoignant le policier par son habit, l’arracha de son siège pour amener son visage à quelques centimètres du sien :
— Écrivez ça et je vous casse en deux, espèce de malotru ignare ! Apprenez votre histoire ! Quand je suis né c’était en Nouvelle-France et pas dans une de vos colonies.
— Ne vous fâchez pas ! gargouilla l’autre. C’était... c’était... pour plaisanter....
— On ne plaisante avec Guillaume Tremaine que s’il le veut bien ! Quant à votre humour je ne demande qu’à vous dire où vous pouvez le mettre !
— S’il... vous plaît, lâchez-moi !
L’un des voyageurs qui faisaient la queue derrière Guillaume s’interposa.
— Lâchez-le, monsieur, sinon ni vous ni moi ne sortirons jamais de ce bureau. Vous n’en avez pas fini avec ses questions...
Guillaume obtempéra. Puis, tandis que sa victime reprenait souffle et remettait de l’ordre dans ses vêtements, il considéra son nouvel interlocuteur. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, bâti en force quoique de taille moyenne. Son visage, qui offrait les belles couleurs d’une santé florissante et d’une certaine habitude de la vie au grand air, était rond, aimable et, sous le chapeau qui coiffait des cheveux d’un blond grisonnant, les yeux bleu gentiane pétillaient d’une joie surprenante en accord parfait avec le large sourire. Guillaume avait l’impression que, pour une raison difficile à saisir, cet inconnu était incroyablement content de le voir. De son côté, Tremaine ressentit une bouffée de plaisir : l’homme parlait avec un fort accent canadien. Il lui rendit son sourire :
— Vous êtes de là-bas vous aussi ?
— Ça s’entend, hein ? Vous, par contre, vous l’avez perdu le parler de chez nous.
— J’ai quitté Québec après le siège et beaucoup voyagé avant de me fixer en Normandie.
— En Normandie ? L’est pourtant bien cousin du nôtre, l’accent de là-bas ?
— Oui mais, entre-temps, j’ai longtemps séjourné aux Indes...
Le fonctionnaire, qui reprenait à la fois ses esprits et une teinte normale, toussa pour s’éclaircir la voix et déclara d’un ton mécontent :
— Tout ça est fort intéressant, mais il y a du monde derrière vous, gentlemen, alors finissons-en ! Si vous voulez bien, « monsieur », me confier le motif de votre présence en terre britannique, je vous en serais fort obligé. Business, n’est-il pas ? proposa-t-il d’un ton engageant.
— Non. Visite privée !
— A qui ?
— A des amis, bien sûr. Même un Français peut en avoir ici et d’ailleurs je ne vois pas en quoi cela vous regarde !
— Ça me regarde directement ! Si vous ne pouvez pas me fournir le nom et l’adresse de ces amis, vous ne pénétrerez pas dans Londres. C’est la loi !
— Il faut vous résigner ! souffla le Canadien qui avait l’air de beaucoup s’amuser.
Comprenant enfin la raison de l’espèce d’attestation que lord Astwell avait jointe à sa lettre, Tremaine produisit l’une et l’autre. L’époux de Marie-Douce devait être connu car l’homme, après avoir levé les sourcils avec un étonnement révérencieux, hâta la fin des formalités. Jugé définitivement dignus intrare, nanti d’une sorte de passeport provisoire qu’il devrait rendre avant son départ en échange du sien, il fut invité à s’entretenir avec un autre employé qui étala d’abord sous ses yeux un plan de Londres en indiquant quelques hôtels. Puis, s’étant enquis de sa destination finale, il la lui montra sur une carte de la région de Cambridge en mentionnant les divers moyens de s’y rendre et les routes qu’il convenait d’employer. Cette sollicitude inattendue constituait une formalité obligatoire et laissait à un troisième employé tout le temps nécessaire pour relever le signalement du voyageur. Après quoi celui-ci fut prié de gagner l’immense salle où ses bagages lui seraient remis. Après fouille bien entendu. C’était au tour du Canadien de se faire passer au crible.
Mais si Guillaume pensait en avoir fini avec l’attente et les tracasseries administratives, il se trompait. Avant d’atteindre la salle en question, on l’introduisit dans une pièce nettement plus petite et réservée aux voyageurs qui devaient y patienter — étrangers et Anglais confondus — jusqu’à ce qu’on les appelle un par un pour aller reconnaître leur bien. Or, cette espèce d’antichambre était bondée : plusieurs dizaines de personnes appartenant à des navires arrivés avant l’Élisabeth s’y morfondaient. Encore n’y avait-il là que des hommes, les femmes se trouvant isolées ailleurs.
Il régnait là-dedans une touffeur humide où s’épanouissait une sorte de pot-pourri d’odeurs humaines allant de la sueur à l’urine en passant par la crasse, la laine mouillée, le tabac refroidi sur quoi flottait, comme une enseigne, une senteur de whisky. Des quinquets fumeux éclairaient vaguement cette assemblée hétéroclite d’où montait par instants un bruit de conversation mais subissait plutôt son sort avec une placidité toute britannique, les étrangers se montrant bien entendu les plus agités.
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