Tremaine prit place sur un banc auprès d un homme à la mine austère qui avait l’air d’un clergyman. Il lui demanda s’il attendait depuis longtemps.

 — Trois heures et quarante-quatre minutes, déclara celui-ci après consultation d’un gros oignon en argent bruni, mais il n’y a pas de quoi s’inquiéter : la dernière fois que je suis venu de Hollande, je suis resté ici cinq heures et douze minutes. Il faut seulement s’armer de patience.

 — Vous semblez trouver ça normal ? Moi je suis pressé. Très pressé même !

 — Les hommes le sont toujours trop et c’est tellement inutile ! Priez ! Vous trouverez le temps moins long.

Tremaine haussa les épaules et s’écarta. Une relation plus suivie avec le pieux personnage ne le tentait guère, bien qu’il se demandât comment il allait pouvoir employer cette éternité. Aussi fut-ce avec plaisir qu’il vit venir à lui le Canadien. Celui-là au moins était sympathique ! Il lui fit place à son côté en observant qu’il avait eu bien de la chance que son interrogatoire ne dure pas plus longtemps.

 — Oh, moi, je suis un habitué, fit l’arrivant avec bonne humeur. C’est mon douzième voyage. Tous les ans, à l’automne, je viens à Londres avec un bateau chargé d’huile de baleine, de fourrures mais le plus souvent de bois de charpente. La Marine, qui a besoin de construire des vaisseaux, en réclame beaucoup. Or, depuis 1770, nous pouvons apporter librement nos bois en Angleterre. Alors je passe l’hiver ici pour recharger avec des produits anglais, hollandais,... français quand c’est possible et je repars au printemps afin d’arriver à Québec à la fonte des glaces.

Il sortit une pipe de sa poche, la bourra en silence, l’alluma, tira une bouffée et, enfin, se tournant vers son voisin, il plissa les yeux en déclarant :

 — C’est toujours un beau spectacle chez nous quand paraissent les premiers navires venus de l’autre côté de l’Atlantique...

Il prit un temps puis ajouta en regardant Guillaume bien en face :

 — Je ne sais pas si tu te souviens, Guillaume, mais on ne le manquait jamais toi et moi. Dès que les guetteurs signalaient les premiers huniers on dégringolait sur le port...

Le tutoiement inattendu accrocha l’attention flottante de Tremaine. Muet de stupeur, il scruta son compagnon, essayant de dégager un visage enfantin de cette figure pleine et colorée, s’attachant surtout aux yeux bleus et rieurs :

 — François ? articula-t-il enfin totalement abasourdi. François Niel ?... Est-ce que c’est vraiment toi ?

 — Qui d’autre pourrait te rappeler ça ? J’ai changé plus que toi, apparemment. Tu as toujours ta tignasse rouge, ta figure en lame de couteau et ton caractère abrupt... mais tu es beaucoup plus élégant qu’autrefois.

 — François ! soupira Guillaume envahi par une joie d’une qualité oubliée depuis longtemps. Je me suis bien souvent demandé ce que tu étais devenu depuis... Ça fait combien de temps ?

 — C’était en 59 et nous sommes en 1802. Le calcul est facile : quarante-trois ans !

 — Eh bien ! On peut dire que c’est un vrai miracle !

Une même impulsion les jeta dans les bras l’un de l’autre sous l’œil surpris et vaguement scandalisé du pasteur qui, du coup, se tassa un peu plus contre son voisin sans que les deux autres s’en soucient. En retrouvant l’ami de son enfance, le joyeux compagnon de tant de belles virées dans les rues de la Basse-Ville, dans le port et la fabuleuse campagne au cœur de laquelle la rivière Saint-Charles rejoint le maître-fleuve, le royal Saint-Laurent, Tremaine avait la sensation de serrer sur son cœur tout le cher, le vieux pays qu’il croyait à jamais perdu. C’était prodigieusement exaltant mais aussi d’une infinie douceur au point qu’il sentit les yeux lui piquer comme s’il allait se mettre à pleurer. Sa consolation fut de constater que François, lui, pleurait sans retenue :

 — Tu ne peux pas savoir ce que j’ai été heureux, tout à l’heure, en te reconnaissant, murmura celui-ci, étouffant le reste de son émotion dans un vaste mouchoir à carreaux.

 — Oh, je juge très bien par moi-même ! fit Guillaume en riant.

Ils avaient le même âge, à quelques mois près, et leur amitié s’était nouée jadis le jour où tous deux avaient effectué une entrée simultanée au collège des Jésuites de la Haute-Ville avec un enthousiasme équivalent : ni l’un ni l’autre ne se sentaient de dispositions pour les études. Singulièrement pour le latin, que Guillaume détestait, lui préférant les mathématiques et surtout les sciences naturelles ; mais le docteur Tremaine souhaitait voir son fils lui succéder un jour et, si l’on voulait exercer la médecine, le latin était incontournable. François Niel ne l’aimait pas davantage et réservait toute sa ferveur aux mathématiques, pour lesquelles il éprouvait une sorte de penchant. Mais ce que les deux gamins préféraient à tout, c’était se mêler à la vie du port, courir ses ruelles et ses boutiques où il y avait toujours quelque chose à glaner, assister au chargement et surtout au déchargement des navires ventrus, bourrés de marchandises et de passagers, auréolés par leur traversée du grand océan et par les senteurs de la mère patrie, la vieille terre de France dont on disait tant de merveilles. Ils aimaient aussi se hisser sur un arbre pour contempler, avec les yeux de l’amour, l’immense estuaire, les îles et le majestueux paysage doucement vallonné qui l’encadrait. Tous deux rêvaient de naviguer, s’intéressant aussi bien aux vaisseaux de haut bord qu’aux brigantins de commerce, aux simples barques de pêche ou même aux canots indiens que l’on voyait paraître au printemps chargés de fourrures malodorantes... Fascinés au point de faire l’école buissonnière plus souvent qu’à leur tour, ils savaient en assumer les conséquences lorsqu’ils regagnaient enfin le collège, offrant leurs derrières au martinet du censeur avec une philosophie quasi bouddhique : le jeu, selon eux, en valait largement la chandelle...

Sachant lire et écrire, François se fût contenté d’entrer tout simplement en apprentissage chez son père, mais il était fils unique et Simon Niel tenait à ce que son héritier fît les études qui lui permettraient de s’élever dans la hiérarchie sociale et d’atteindre au titre de négociant voire à des responsabilités municipales. Les Anglais, en assiégeant Québec, vinrent bouleverser ces beaux projets : lorsque leur bombardement eut détruit la maison et l’entrepôt de Niel avec la majeure partie de la Basse-Ville, celui-ci décida de rejoindre son frère qui tenait, au-delà de Montréal, un vaste magasin de fourrures et de marchandises de traite : il pensait ainsi sauver, en même temps que sa famille, une fortune déjà coquette. De toute façon François n’avait plus grand-chose à espérer du collège des Jésuites, plus qu’à moitié détruit lui aussi.

La séparation fut pénible aux deux garçons : le docteur Tremaine devait ses soins à ses malades et aux blessés ; il ne pouvait donc être question pour lui d’abandonner la ville assiégée où sa maison de la rue Saint-Louis était toujours intacte, ainsi d’ailleurs que sa demeure campagnarde des Treize Vents, à Sillery. Cependant, ils l’acceptèrent courageusement en pensant que, la guerre finie, ils se retrouveraient. Aucun d’eux n’imaginait que plusieurs dizaines d’années s’écouleraient avant que le hasard les remît face à face...

Le plus étonnant était peut-être cette joie enfantine qu’ils éprouvaient de la rencontre, alors qu’ils étaient tous deux des hommes mûrs. Comme si chacun avait enfoui la belle amitié de jadis dans un coin secret de son cœur, bien protégée des effluves vénéneux de l’existence et de son fracas souvent meurtrier par l’épaisse couche de mousse, de branchettes et de feuillages dont se servent les petits animaux de la forêt pour préserver leurs nourritures d’hiver. Ce qui les unissait autrefois n’avait rien perdu de sa fraîcheur.

Pourtant la première remarque de Guillaume aurait pu tout faire basculer :

 — Puisque je te retrouve à Londres, cela veut-il dire que tu es anglais à présent ?

La note d’amertume n’échappa pas à François Niel mais sa réponse, pour être ferme, n’en fut pas moins sereine :

 — Nous autres, gens de Québec, nous ne serons jamais anglais ! Depuis que la Nouvelle-France a cessé d’exister, nous avons lutté sans désemparer pour conserver au moins notre identité, notre langue, notre religion, et je crois que nous continuerons jusqu’à ce que nous réussissions à faire de notre pays un État indépendant...

 — Vous n’y parviendrez jamais ! Ce que l’Angleterre tient, elle ne le lâche plus... Et pour l’obtenir, elle emploie tous les moyens.

 — Tu n’as jamais oublié ton frère, n’est-ce pas ? La blessure est toujours vive après tant d’années ?

 — Oublier le traître de l’anse au Foulon, celui que les Anglais ont fait sir Richard Tremayne, jamais3 ! Qu’il soit mort ne change rien à la chose. Je le maudirai jusque dans l’Éternité, lui et ceux qu’il a choisi de servir.

 — On ne peut pas dire qu’il ait laissé chez nous un bon souvenir, concéda François. Par contre, celui de ton père est resté vivace. On se rappelle encore sa générosité, ses bienfaits. On l’a mis au rang des héros des derniers combats : comme le Dieppois Vauquelin par exemple qui, au printemps de 1760, quand reparurent les vaisseaux britanniques et qu’il fut certain qu’aucun secours ne viendrait plus de France, livra à la flotte entière et avec son seul navire le combat le plus désespéré et le plus rageur que l’on vit jamais dans les eaux américaines. Il y a aussi ton ancien ami Bougainville...

 — Il est toujours mon ami.

 — On dirait que tu vas avoir plein de choses à me raconter ! Eh bien Bougainville a lutté à pied le long de la rivière Richelieu pour empêcher la jonction des forces de Haldimand et de Murray. Et puis il y a eu surtout le chevalier de Lévis qui affronta trente mille hommes avec seulement deux mille soldats. Plus noble et plus vaillant que lui, ça n’existe pas ! Je l’ai vu, le jour où il a dû se rendre à Amherst, après avoir brûlé ses drapeaux. Il est venu avec sa poignée de rescapés devant l’Anglais qui prétendait leur refuser les honneurs de la guerre. Il a tiré son épée du fourreau, l’a brisée sur son genou et en a jeté les morceaux à la figure d’Amherst. C’était si grand, si beau que les soldats anglais eux-mêmes l’ont acclamé. Si tu avais entendu ce « Hurrah » ! Il faut dire d’ailleurs qu’ils n’ont pas été si mauvais bougres, les Britishs !...