— Pourquoi ? Parce qu’ils ne vous ont pas exterminés jusqu’au dernier ou déportés comme les Acadiens en 55 ?

 — Ce n’est peut-être pas l’envie qui leur manquait, seulement ils ne pouvaient plus s’offrir ce luxe-là. Le gouverneur Vaudreuil avait négocié des garanties pour nous. Notre chance — pardon pour le mot ! — a été que les gouverneurs anglais ne fussent pas des abrutis complets. James Murray d’abord mais surtout Carleton, devenu depuis lord Dorchester, ont compris que nous asservir ne serait pas une bonne solution. Et nous avons fini par obtenir, en 74, l’Acte de Québec que nous appelons à présent la Charte...

 — Et ça vous a donné quoi ?

 — Notre territoire a été élargi du Labrador aux Grands Lacs. En outre, la religion catholique nous est conservée avec l’obédience papale. Nous gardons aussi le droit français pour tout ce qui concerne le civil et le foncier avec l’ancien système seigneurial. Seul, le droit criminel est anglais et, bien sûr, les membres du Conseil qui nous administrent sont nommés par Londres...

 — Et vous vous en contentez ?

 — Non, mais en attendant, nous pouvons vivre, travailler. Guillaume, Guillaume, je vois bien que je te déçois mais dis-moi qui est le plus à blâmer dans notre histoire : l’Angleterre qui n’a eu de cesse d’obtenir ce qu’elle convoitait ou la France qui nous a laissés tomber, qui n’a rien fait pour nous aider et garder ces « quelques arpents de neige » comme disait je ne sais plus quel imbécile ?

 — Voltaire ! Une espèce de génie...

 — Vraiment ? De toute façon je ne le connais pas. Sais-tu qu’après nous les Indiens restés fidèles à la France ont lutté jusqu’en juillet 1766 pour chasser l’envahisseur ? Une terrible guerre indienne qui a coûté des flots de sang jusqu’à ce qu’enfin Pontiac, l’empereur indien, le chef suprême, accepte de signer la paix à Oswego avec sir William Johnson. Que sais-tu de cette épopée tragique, mon ami Guillaume ?.

 — Rien, je l’avoue. J’étais à l’autre bout du monde. Qu’est devenu Pontiac ?

 — Assassiné trois ans plus tard par un Illinois à la solde des marchands américains. Ceux-là, oui, ont été et sont restés nos ennemis ! Au point de venir un jour assiéger Québec. Et cependant ce sont ces gens-là que le roi de France a aidés à conquérir leur indépendance. Il y a de quoi rire, non ? Ce Franklin, adulé à Paris, n’avait-il pas proposé un plan pour s’emparer de la Nouvelle-France ? Et le fameux George Washington, n’a-t-il pas combattu les troupes françaises dans les vallées intérieures tandis que la flotte anglaise investissait Québec ?

 — Ça, je le sais ! Je me souviens des meurtres, des pillages et des incendies dont leurs rangers se sont rendus coupables et je n’ai jamais compris qu’on aide ces gens-là. Si tu veux mon sentiment, j’espère toujours que la France essaiera un jour de reprendre son bien....

 — Le malheur est qu’elle n’en avait pas envie. Si elle l’avait voulu, lors du traité de Pans qui a mis fin en 1763 à la guerre de Sept Ans, elle aurait pu nous récupérer contre la Guadeloupe et la Martinique ! Nous étions moins intéressants, voilà tout ! Alors chasse cette illusion ! D’ailleurs...

 — D’ailleurs ?

 — Nous n’accepterions plus ! Je te l’ai dit tout à l’heure, nous avons à présent le goût de l’indépendance chevillé au corps. Et ne viens pas me répéter que l’on ne reprend rien à l’Angleterre ! N’avons-nous pas évoqué, il y a un instant, les nouveaux États-Unis ?... A présent, ne crois-tu pas que nous avons parlé politique en grande suffisance ? J’aimerais bien entendre ton histoire.

 — Elle est longue et plutôt compliquée, fit Tremaine avec un sourire et un haussement d’épaules...

 — Commence toujours ! De toute façon, nous avons le temps, dit Niel avec un coup d’œil à la porte dont trois personnes seulement avaient franchi le seuil. Si tu n’as pas fini, on continuera à table. Ce soir tu es mon invité car je suppose que tu ne connais pas Londres.

 — Pas du tout mais je n’ai pas l’intention de m’y arrêter. Sorti d’ici, je compte prendre une voiture pour me rendre aux environs de Cambridge où je suis attendu.

 — Il m’avait bien semblé entendre, tout à l’heure, que tu avais des amis en ce pays. Tu n’es pas logique avec toi-même...

 — Écoute mon histoire et tu jugeras...

Le récit prit une bonne heure bien que Tremaine s’efforçât d’être aussi bref que possible, mais il découvrit rapidement que François, jadis le plus bavard de tout le collège, était fidèle à lui-même. Il y eut tant d’exclamations, d’interruptions, d’incidentes et d’anecdotes se rapportant à la famille Niel que, bien souvent, le narrateur éprouva des difficultés à renouer le fil de son discours. Il fallut, pour réduire Niel au silence, l’épopée tragique de la mort d’Agnès, l’épouse de Guillaume, sur l’échafaud révolutionnaire4. Le Canadien parut en ressentir une sorte d’effroi. Il se signa et permit à Guillaume d’achever son histoire sans plus l’interrompre. Et même après, il laissa s’écouler un temps avant de soupirer :

 — Qui pourrait imaginer une existence comme la tienne ? Moi qui me croyais un grand coureur d’aventures parce que j’ai fait quelques voyages et lutté avec mon père pour remettre notre maison à flot, je ne suis qu’un enfant de chœur auprès de toi...

 — Tout ça est déjà loin. Huit années permettent de panser quelques plaies. Mes enfants grandissent dans une maison et au milieu de gens que j’aime ; mes affaires sont prospères et j’espérais accéder dans un proche avenir à la sérénité de l’âge, mais la lettre que je t’ai montrée fait s’écrouler les défenses que j’avais cru accumuler autour de moi. En fait, elles étaient bien fragiles ! J’ai toujours espéré qu’un jour je pourais aller chercher Marie pour la ramener aux Treize Vents. Et je vais la voir mourir. Tu comprends, à présent, pourquoi je suis si pressé ? Chaque minute compte et voilà des heures que je me morfonds ici !

 — Et tu n’en es pas encore sorti. Sans compter que jusqu’à Cambridge il y a sûrement plus de quarante miles...

 — Compte en distance française s’il te plaît. Je ne connais rien au système anglais...

 — Seize ou dix-sept lieues, je pense. Et puis ta lettre dit qu’Astwell House, où tu es attendu, se trouve au-delà de la ville universitaire, sur la route d’Ely. C’est encore plus loin et les heures de diligence...

 — J’ai l’intention de louer une voiture...

 — C’est bien ce que je pensais, coupa François : tu as besoin de moi pour te mettre sur le bon chemin. Je sais où trouver un mail coach qui ne t’arrachera pas la peau du dos. Cette ville est bourrée de voleurs...

 — Si tu crois me surprendre ! Je suis payé pour le savoir depuis longtemps...

Au seuil de la porte, l’appariteur venait de reparaître et claironnait le nom de « Tremaîîîîne ». C’était au tour de Guillaume d’aller récupérer ses bagages.

 — Attends-moi à la sortie ! conseilla François Niel. Nous irons manger un morceau et nous verrons ce que nous pouvons faire ce soir.

 — Entendu !... Ça ne devrait pas être bien long !

Dangereux optimisme ! Introduit dans le dépôt où régnait un pêle-mêle invraisemblable de malles, de valises, de cabas, de cartons à chapeaux et même de paniers, Guillaume caressa un instant l’idée de s’enfuir en courant et en abandonnant ses affaires. Comment les retrouver dans ce fatras et les désigner au douanier qui le priait instamment de les lui montrer ? On avait beau lui dire qu’elles étaient groupés sous le nom des bateaux transporteurs, il eut un moment d’égarement mais il se souvint tout à coup de l’intérêt porté par ces fonctionnaires à la production opportune d’un ou même de plusieurs shillings. Ceux-ci fleurirent instantanément mais avec discrétion au creux de sa main :

 — Si vous pouviez m’assister, fit-il entre ses dents, je vous en serais très obligé...

Ce fut miraculeux : non seulement l’homme se montra d’une efficacité remarquable mais encore l’inspection obligatoire des bagages se passa au mieux et Guillaume n’eut pas le désagrément de voir ses vêtements et autres objets personnels retournés, bouleversés, étalés et mis à mal par des mains d’autant plus maladroites qu’elles ne savaient pas ce qu’elles cherchaient. Un quart d’heure plus tard, il était dehors où François, au courant depuis longtemps des us et coutumes de la maison, ne tarda guère à le rejoindre. Il faisait nuit noire à présent et, en dépit de l’éclairage assez abondant autour de Custom’s House, l’atmosphère chargée de bruine était sinistre. Bien qu’il y eût de l’animation, l’endroit suait la tristesse. Guillaume bénit à cet instant la présence confortable, rassurante de François. L’amitié d’autrefois, revenue au moment où allait disparaître l’amour de toute sa vie, le réchauffait :

 — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-il.

 — On va commencer par prendre une voiture pour aller chez moi.

 — Chez toi ? Ici ?

 — Je te l’ai dit tout à l’heure : je passe l’hiver en Angleterre et je n’aime pas la vie d’hôtel. Alors je loue, à l’année, un petit appartement chez la veuve d’un libraire, dans Paternoster Row. Je l occupe quand je viens et je le mets, éventuellement, à la disposition d’un client ou dun ami lorsque je n’y suis pas. Mrs Baxter est une excellente ménagère, une cuisinière honnête et une personne d’une grande dignité. Je trouve chez elle le calme et un confort qui me conviennent tout à fait...

 — A merveille mais je te rappelle que je n’ai pas l’intention de m’arrêter...

 — Tu prendras bien le temps d’avaler quelque chose ? En outre, il y a dans le voisinage un loueur de voitures que je pratique depuis longtemps. Tu auras ce que tu veux...

En conclusion de son discours, François héla l’un des attelages qui stationnaient non loin de là. C’était un curieux véhicule : le cocher était juché dans une niche placée derrière et au-dessus de la carrosserie. Les rênes passaient devant l’espèce de nacelle couverte peinte en noir brillant où prenaient place les passagers. On chargea les sacs des deux hommes qui s’installèrent et rabattirent sur leurs jambes les volets destinés à les protéger de la pluie...