— Allez, monsieur, il paraît que vous êtes attendu. Vous pouvez me confier votre cheval : je saurai en prendre soin. On dirait que l’orage le rend nerveux…
— Oui. Prenez garde à ses réactions ! Il s’appelle Sahib.
— N’ayez crainte ! Lui, au moins, ne sera pas mouillé.
Tandis que Guillaume mettait pied à terre, il saisit la bride d’une main experte et de l’autre flatta la tête de l’animal avant de le conduire vers ce qui devait être une écurie.
La pluie, à présent, tombait en grandes rafales qui flagellaient les pavés disjoints et envahis d’herbe de ce qui avait été la cour d’honneur, mais l’adolescent y paraissait insensible bien qu’il fût seulement vêtu d’une culotte brune et d’une chemise ouverte sur la poitrine. Ayant remarqué que le voyageur appuyait sur une canne une légère boiterie, il le précéda sous l’averse d’un pas de sénateur qui agaça Tremaine :
— Je ne suis pas impotent ! cria-t-il. Cours ! je saurai bien te suivre !
Le garçon alors fila comme un trait d’arbalète vers une porte de côté demeurée ouverte et s’y tint en sentinelle jusqu’à ce que le visiteur fût entré. C’était un tout petit vestibule mal éclairé par une imposte : l’un de ceux dont on se sert pour les retours de chasse solitaire afin de ne pas maculer de boue les marbres de l’accès principal. Il donnait d’un côté sur une cuisine, de l’autre sur un vaste salon qui avait dû être somptueux. Cela se devinait aux ors ternis des boiseries Grand Siècle, aux peintures écaillées des grands panneaux dans la manière de Lebrun qui représentaient, si l’on en croyait les vestiges, des divinités sylvestres dansant sur la mousse. Deux lustres aux cristaux brisés pendaient du plafond à caissons dont la fureur des sectionnaires d’Alençon n’avait pas réussi à effacer complètement la richesse initiale de coloris.
Les rares meubles de cette pièce étaient groupés à l’une des extrémités aux abords d’une belle cheminée de marbre dont les cariatides avaient été privées de visage par la masse égalitaire d’un quelconque sans-culotte. C’étaient, pour la plupart, des reliques oubliées dans les greniers et remises en service malgré leur délabrement, mais Guillaume ne les vit pas, fasciné dès l’abord par ce qu’il découvrait : une image, quasi espagnole dans sa sévérité, que le Greco eût peut-être aimé peindre. Assis dans un antique fauteuil à haut dossier dont le cuir libérait ses crins par quelques crevés, le bailli de Saint-Sauveur, aussi droit qu’un personnage de portrait, le regardait venir. Sous la robe noire frappée de la croix blanche à huit pointes indiquant sa dignité dans l’ordre de Malte, il ressemblait à son propre fantôme. Pourtant, jamais Tremaine ne lui avait vu si grande mine. Les cheveux blanchis, le teint plombé, certaine crispation des traits aussi disaient la souffrance et la maladie, mais la bouche amincie gardait son pli dédaigneux, le profil en proue de navire sa superbe et les yeux gris leur dureté de granit. De toute évidence, si le corps s’en allait vers sa destruction, l’âme n’avait rien perdu de sa trempe.
La main posée sur le dossier du siège, une femme au visage hermétique se tenait debout à son côté, un peu en retrait. Grande et de belles proportions, elle était de celles dont on ne peut dire si elles sont belles ou laides. Plutôt laide, peut-être, en dépit d’un regard sombre où passaient des brillances. Imposante en tout cas, évoquant même assez bien l’ange de la mort dressé au-dessus du vieil homme. Du moins, Guillaume la ressentit-il ainsi…
Cependant, la voix du vieux bailli se faisait entendre alors même que Tremaine était encore à l’entrée du salon.
— Ainsi, monsieur Tremaine, vous avez réussi à découvrir ma tanière ? Je vous en fait mon compliment : ce n’est pas si aisé. D’autant que vous ignoriez mon retour ?
— C’était plus facile que vous ne le pensez. Pour avoir de vos nouvelles, il m’a suffi de me rendre à Carrouges. J’y ai appris que vous aviez regagné votre demeure ancestrale. Avec un peu d’étonnement, d’ailleurs : d’où vient que vous n’ayez pas jugé bon d’en avertir vos amis des Treize Vents ? Mais peut-être ne sommes-nous plus amis ? J’aurais tendance à le croire dès l’instant où vous me donnez du « monsieur Tremaine ». Jadis, vous disiez Guillaume.
L’ombre d’un sourire vint éclairer le visage las, cependant qu’une des mains, nouées par les rhumatismes, se tendait vers une vieille chaise d’ébène :
— Les temps ont changé et moi aussi. Pourquoi serais-je allé faire parade de ma déchéance devant vous et les vôtres ? J’aurais souhaité que vous gardiez l’image d’autrefois, mais puisque vous voilà, prenez donc place ! Theodosia voudra bien nous apporter le mait’cidre de la bienvenue, ajouta-t-il en se tournant, avec une visible difficulté, vers la grande femme brune qui s’inclina sans un mot et sortit, suivie des yeux par Tremaine.
Celui-ci, cependant, ne posa pas de questions. Il s’assit ainsi qu’on l’y invitait.
— Je ne suis pas certain de pouvoir accepter votre bienvenue, monsieur le bailli. C’est une affaire grave qui m’amène et, en fait, je n’ai qu’une question à vous poser. Où est-il ?
— Qui donc ?
— Prétendez-vous m’obliger à donner un nom que vous avez déjà deviné ? dit Guillaume avec rudesse. Je parle de ce garçon pour qui l’on peut mourir, et que j’ai cependant accepté sous mon toit…
La réplique partit comme un coup de fouet, cinglante :
— Ne renversez pas les rôles ! C’est Lui qui a bien voulu honorer votre maison d’une présence dont vous et vos descendants pourrez vous glorifier. Il était alors, il est toujours le maître où qu’il aille !
Guillaume se leva si impétueusement que la lourde chaise s’abattit derrière lui.
— Pas à ce point-là ! s’écria-t-il, laissant libre cours à la fureur mêlée d’angoisse qui l’habitait depuis tant de jours. Pas au point de se prendre pour les sultans de Versailles et de ressusciter leurs mœurs ! Pas au point de…
— Plus bas, je vous prie ! ordonna le bailli. D’aussi dangereuses paroles ne doivent pas éveiller les échos. Même dans une solitude ! Surtout dans une solitude ! Elles peuvent porter loin. Que voulez-vous de moi ?
— Je vous l’ai dit : savoir où il est en ce moment.
L’entrée de Theodosia porteuse d’un plateau chargé d’un pichet embué et de gobelets d’étain interrompit le dialogue. Elle versa le liquide blond et mousseux, interrogea le bailli du regard puis s’éloigna de nouveau, lente et silencieuse comme une ombre. Guillaume ne put s’empêcher de remarquer :
— Une personnalité surprenante au cœur de nos forêts normandes ! Celle du jeune garçon qui m’a introduit l’est à peine moins. Mais je me montre indiscret : veuillez me pardonner…
— Du tout ! Aucun secret en l’occurrence. Marcos est le fils de Theodosia. Elle a sauvé le peu de vie qui me reste et comme à cette occasion elle a tout perdu, je lui ai proposé l’abri du seul toit qui me restât sur cette terre. Elle et l’enfant semblent se plaire ici en dépit de l’humidité… Mais revenons-en à votre question et permettez-moi de vous en poser une autre. Pourquoi supposez-vous que je puisse vous répondre ?
Tremaine reposa son gobelet vide. Le cidre, délicieusement frais et parfumé, chassait un peu son humeur noire :
— Cela coule de source, il me semble ! N’étiez-vous pas son guide, son protecteur, son indispensable mentor ? Si quelqu’un peut me donner une piste, c’est vous.
Monsieur de Saint-Sauveur eut un haut-le-corps, cependant qu’un éclair de colère traversait son regard gris.
— Une piste ? Quel mot pour un prince ! Qu’est-il devenu pour vous ? Un vulgaire gibier ?
— Simplement un voleur ! Un « vulgaire » voleur ! Et tant pis si je vous choque. Il a pris ma fille, comprenez-vous ? Ma fille, enlevée sur une plage ! Celle-là même où vous avez embarqué avec lui. Voilà sa façon de reconnaître l’hospitalité reçue, les dangers courus et le sang versé.
L’armure glacée dont le bailli s’enveloppait depuis l’arrivée de Tremaine parut fondre soudain sous l’effet d’une réelle surprise.
— Votre fille ? Vous voulez dire Elisabeth ?
— Je n’en ai jamais eu d’autre. Elle séjournait alors chez Mme de Varanville et faisait chaque matin une promenade à cheval. Un jour sa monture est rentrée sans elle mais avec ceci.
D’un petit portefeuille Guillaume tira le dernier billet d’Elisabeth et l’épingle à la fleur de lys qui l’avait fixé au tapis de selle. Il tendit les deux objets au vieil homme qui parcourut des yeux le billet mais garda un moment entre ses doigts le mince bijou d’or. Finalement, il soupira :
— Que puis-je vous dire ? Si vous avez vu Alexis Le Veneur, il a dû vous apprendre que, depuis bientôt cinq ans, je vis ici, loin de tout et de tous. Comment saurais-je où se trouve mon roi ?
— Vous lui étiez tellement attaché ! D’où vient que vous l’ayez quitté… si vous l’avez quitté ? Après tout, il était en Normandie ces temps derniers et vous y êtes aussi ! Vous êtes certain de ne pas le cacher quelque part dans cette grande bâtisse ?
— Le cacher ? De qui, de quoi ? Oubliez-vous qu’on le dit mort au Temple en 1795 ? Personne ne le cherche. Quant à moi, je mourrais de honte si je devais l’abriter en si misérable demeure. Cherchez-le ailleurs, Monsieur Tremaine ! Il n’est pas ici. Dois-je engager ma foi de gentilhomme ? ajouta-t-il avec une hauteur qui gêna son visiteur.
— C’est inutile, et je vous fais excuse, mais essayez de me comprendre : depuis que ma fille a disparu je vis l’enfer. Elle n’a que seize ans et la voilà engagée dans une aventure dont elle ne mesure certainement pas la gravité. Je ne me suis pas assez méfié des sentiments qui couvent en elle depuis que votre protégé est venu aux Treize Vents. Elle l’a aimé tout de suite, d’une de ces amours d’enfant dont je sais d’expérience qu’elles peuvent marquer une vie. Elle n’a jamais pu l’oublier.
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