— Lequel ?

— Lorsque, le 10 août 1792, la famille royale a dû fuir les Tuileries saccagées et noyées dans le sang des valeureux gardes suisses, elle s’est réfugiée d’abord au bout des jardins, à l’Assemblée, où on l’a installée dans la loge du logographe mais, ensuite, c’est au Temple qu’elle a été conduite…

— Je sais cela, fit Guillaume avec impatience.

— Laissez-moi donc continuer ! Vous ne savez peut-être pas qu’avant d’être menée au Donjon pour la nuit – et malheureusement les jours suivants ! –, elle a soupé au palais du Grand Prieur de France pour l’ordre de Malte qui était alors le prince de Conti, mais qui, bien sûr, n’était plus là pour l’y accueillir. La Religion3 eût-elle gardé quelque pouvoir dans ce pays devenu fou que le roi et les siens n’eussent jamais mis le pied dans la sinistre tour, mais le palais n’était plus qu’un bâtiment tombé aux mains des rapaces, et il n’a pas pu garder ce dépôt sacré. En confiant son fils au Grand Maître et à notre île-forteresse, il m’a semblé que ce serait une façon comme une autre de ramener les choses à leur point de départ. Avec l’accord de Sa Sainteté et une lettre de sa main, nous avons embarqué de nuit, à Civitavecchia, sur une tartane qui nous attendait…

— Apparemment, vous êtes arrivés tous deux à bon port ! constata Tremaine, qui ne désarmait pas, mais le bailli, repris par ses souvenirs, se trouvait trop loin pour ressentir l’ironie du ton. Ses yeux fatigués regardaient alors bien au-delà des murs lépreux, du jardin que la tempête achevait de rendre à la sauvagerie. Il voyait une île au soleil de la Méditerranée, des flots bleus, des murailles blanches, un étendard rouge frappé d’une croix claquant sur un ciel azuré…

— J’avoue que ce fut pour moi une grande joie, murmura-t-il. Après tant d’années !… Vous ne connaissez pas Malte, Guillaume ?

— Non, mais vous m’en avez parlé si souvent jadis qu’elle m’est devenue un peu familière, se hâta de dire Tremaine, peu désireux d’entendre une nouvelle description de ce fameux bastion de la Chrétienté planté au cœur des eaux barbaresques.

En effet, au cours de ses séjours aux Treize Vents, le bailli s’était montré prolixe à cet égard. Aussi Guillaume enchaîna-t-il avec un rien de précipitation :

— Et comment cela s’est-il passé là-bas ?

Redescendu de ses rêves, M. de Saint-Sauveur parut se recroqueviller sur lui-même.

— Plutôt mal ! Celui en qui j’avais placé tous mes espoirs s’en allait vers la mort. En partie paralysé du côté gauche depuis une attaque d’apoplexie survenue en 1791, sans d’ailleurs que son intelligence s’en fût trouvée amoindrie, le Grand Maître n’avait plus que peu de jours à vivre et cet état plongeait l’Ordre ainsi que la population de Malte dans une profonde affliction. Cependant, il nous accueillit, moi et le royal fardeau que je lui apportais, comme une particulière bénédiction, bien que ce souci s’ajoutât à tous ceux qu’il supportait déjà du fait des familles françaises, mais surtout provençales, qu’il abritait depuis la Terreur. Le bruit des victoires de Buonaparte venait de surcroît, car il devinait en lui un appétit de conquête insatiable. Certains de ses espions rapportaient même que le Corse caressait l’idée de se lancer un jour à l’assaut de l’Égypte et cela l’effrayait : la position stratégique de Malte a toujours été un point d’appui important sur la route d’Alexandrie.

— Il semble qu’il ait eu raison de craindre…

— Les mourants ont de ces pressentiments… Avant de fermer les yeux à la lumière de ce monde, il a dit : « Je suis le dernier Grand Maître d’un ordre illustre et indépendant… » Ce qui s’est passé depuis laisse supposer qu’il avait raison, et que l’Ordre ne sera plus jamais indépendant…

— On doit, en effet, rendre justice à sa clairvoyance, mais que fit-il de votre protégé ?

— Lorsque nous fûmes auprès de lui, il prit un temps de réflexion. L’incorporer à l’Ordre ne se pouvait. À douze ans, il était trop jeune. En outre, présenté comme un mien cousin, il était impossible d’apporter les preuves des quartiers de noblesse exigées. Enfin, l’île comportait alors des éléments peu sûrs entourant le détestable Caruson, l’homme du Directoire qui s’efforçait de travailler les esprits… même ceux de certains des nôtres. C’est alors que M. de Rohan-Polduc prit une étonnante décision : conduire le Roi Très Chrétien dans le seul asile au monde où nul n’aurait l’idée d’aller le chercher : en terre infidèle.

— Quoi ? Il ne l’a tout de même pas envoyé chez les Turcs ?

— Cela paraît impensable, n’est-ce pas ? Sauf peut-être lorsque l’on se souvient que François Ier fut l’allié de Soliman. De toute façon, ce fut un trait de génie…

— Qui demande tout de même quelques explications !

— Voici. Parmi les familles provençales réfugiées chez nous, il se trouvait un couple, dont je tairai le nom, qui souhaitait rejoindre à Smyrne un frère installé là-bas depuis peu avec l’intention d’y refaire sa fortune.

— Comment est-ce possible ? J’ai ouï dire que le sultan déteste les étrangers…

— Sauf les Français qu’il souhaite au contraire attirer chez lui…

— Flatteur mais inattendu, commenta Tremaine, qui commençait à se demander si le bailli n’était pas en train, avec sa belle histoire, de lui faire prendre le change, comme disent les chasseurs, en le menant sur des chemins bizarres…

— Vous comprendrez mieux quand vous saurez qu’une femme, une Française, règne sans partage sur le cœur de Selim et sur le palais de Topkapi. C’est une ancienne favorite de son père, le vieux Abdul-Hamid, dont elle a eu un fils. On l’appelle la sultane blonde, et on la dit extraordinairement belle. Sa splendeur lui a valu d’être capturée jadis par les Barbaresques d’Alger, puis conduite presque aussitôt au harem de Constantinople. Elle se nommait alors Aimée Dubucq de Rivery, née à la Martinique et cousine de cette vicomtesse de Beauharnais que Buonaparte a épousée. Grâce à elle, Selim voit nos compatriotes d’un œil favorable. Il leur accorde volontiers le droit de s’installer et de pratiquer commerce ou culture, principalement à Smyrne qui fut grecque, romaine et byzantine avant d’appartenir à l’Ordre et, finalement, à l’empire ottoman. La région est riche, le site superbe, le port important, actif, et les civilisations qui s’y sont succédé ont laissé de nombreuses traces. C’est vers ce lieu qu’au soir du 10 juillet 1797, j’ai vu partir mon roi auquel j’ai dit adieu sur les remparts de La Valette. Non sans chagrin : on ne vit pas impunément durant deux années auprès d’un enfant aussi attachant sans y attacher son cœur, mais il allait passer désormais pour le fils de ce couple auquel on le confiait, et je ne pouvais plus lui être d’aucune utilité… bien au contraire…

— Et ensuite ?

— Rien qui vous importe vraiment ! Je demeurai à Malte afin de contribuer de mon mieux à la défense de l’île si elle venait à être attaquée. J’aurais accueilli comme une faveur du Ciel la mort au combat sur une terre vénérée. Je n’ai trouvé en face de l’ennemi qu’une blessure : elle a fait de moi un invalide. Le Grand Maître, lui, est mort trois jours après le départ de notre prince, ruiné par les nombreux secours distribués sur sa fortune personnelle. Il faut dire que nous avions tant de réfugiés ! De tout ce que Monseigneur de Rohan-Polduc possédait jadis, il ne restait plus qu’une canne à pommeau de cristal et trente-cinq cachets de même matière gravés. Le bailli de Hompesch qui lui succéda ne lui ressemblait en rien et mena l’île à sa perte. Vous savez la suite4 !…

— On ne peut qu’admirer un tel homme, concéda Guillaume, mais pour en revenir à votre protégé, je comprends mal ce qu’il faisait en Cotentin ces temps derniers si, comme vous me le dites, il est allé vivre à Smyrne.

— Comment voulez-vous que je le sache ? Qu’il ait aimé Elisabeth n’a jamais fait de doute pour moi. On dit que l’amour, comme la foi, déplace les montagnes. Il peut aussi franchir les mers…

Guillaume réfléchit un instant puis revint à la charge :

— A-t-il, selon vous, pu garder le souvenir de ceux qui vous ont aidé dans son évasion ?

— Cela m’étonnerait : il était si jeune !

— Mais d’esprit net si je ne me trompe. Il peut chercher à les retrouver. Si vous consentiez à me confier quelques noms ?

M. de Saint-Sauveur parut se raidir davantage encore cependant qu’un sourire désabusé arquait ses lèvres blanches :

— Les noms sans les adresses ne signifient rien. Je vous avais parlé, je crois, de lady Atkyns, de l’avocat Cormier, dont j’ignore s’ils sont toujours vivants. En ce cas, l’une doit être en Angleterre : elle y possédait un château à Kettenringham. L’autre, en réalité le comte de Cormier, était maître de grandes terres près de Nantes. Peut-être y est-il retourné ?

— Et le chef de la conspiration, ce baron… de Batz, il me semble ?

— Votre mémoire est étonnante : Jean de Batz fut en effet l’âme de l’enlèvement… mais je ne sais ce qu’il est devenu. Peut-être s’est-il retiré en Auvergne.

— En Auvergne ? Je le croyais gascon ?

— En effet, mais c’est là pourtant qu’il s’est acheté un domaine lorsqu’il a eu maille à partir avec la Convention. Un château au sud de Clermont, près d’un village nommé Authezat. En réalité, il le destinait à recevoir l’enfant du Temple avant de le faire passer en Espagne, mais au dernier moment nous avons dû changer nos plans et la Normandie nous paraissait plus sûre. Ce en quoi nous avons eu raison…

Le repas s’achevait sur un dessert de confitures et dans un silence qu’au bout d’un moment le bailli souligna non sans amertume :

— Qui croirait qu’avant la Révolution cette demeure bruissait des allées et venues des chambrières, des appels de piqueux, des abois de la meute, des rires d’enfants et du murmure des conversations que relayait le son des violons, des harpes et des hautbois ? À présent, elle ne renferme plus que des ombres dont je ferai bientôt partie et, après moi, je ne sais ce qu’elle deviendra. Nous avions des cousins, certes, dont beaucoup ont été balayés par la tempête. Le mieux sera que Morelle reprenne. Mais je vous ennuie, mon ami, avec des jérémiades hors de saison. Quand vient la nuit, je deviens lugubre et assommant. Quittez-moi, il est temps que l’on me mène au lit…