D’un commun accord, ils décidèrent de garder secret ce qui venait de se passer, arrêtèrent la version officielle à l’usage du commun mais aussi des enfants : Elisabeth, trop blessée par son exil volontaire et les regrets qu’elle en éprouvait, s’était brusquement résolue à chercher le refuge d’un couvent. Le caractère fier et passionné de la jeune fille rendait cette éventualité tout à fait plausible. D’ailleurs, les filles de Mme de Varanville, Victoire et Amélie, ne s’en montrèrent pas autrement surprises : depuis son arrivée chez leur mère, la jeune fille semblait rechercher chaque jour davantage la solitude et le silence. Qu’elle eût choisi de se retirer du monde, au moins pour un temps, lui ressemblait tout à fait…

Guillaume savait bien que ce serait moins facile chez lui. Surtout avec Arthur dont il connaissait l’attachement farouche à sa demi-sœur. Il craignait un éclat. Ce qui ne manqua pas.

— Elisabeth chez les nonnes ? Jamais je ne croirai ça ! s’écria le jeune garçon. Elle aime trop le mouvement, la vie, la liberté. Et d’abord, quel couvent ? Si c’est à Valognes…

— Elle n’en dit rien dans le mot qu’elle a laissé pour Mme de Varanville. Et ce n’est pas Valognes. J’en viens ! mentit Tremaine.

L’œil couleur de glace bleue de ce garçon de quatorze ans se fit incroyablement dur :

— Et vous vous en tenez là ? Comment se fait-il, mon père, que vous n’ayez pas encore donné d’ordres pour vos bagages ? Je suppose que vous n’avez pas l’intention de rester paisiblement ici en attendant je ne sais quel événement ? Il faut la chercher, il faut la trouver ! Nous allons partir…

 Je vais partir, coupa Tremaine. Toi, tu restes ici. Si je t’emmenais, Adam voudrait venir aussi et, de toute façon, cette maison a besoin d’un maître au regard attentif. Tu as prouvé, la nuit de l’incendie, que tu pouvais me remplacer. Potentin se fait vieux et ses jambes ne sont plus ce qu’elles étaient…

Une flamme d’orgueil traversa la prunelle du garçon. Lui faire confiance était toujours la meilleure façon d’obtenir son obéissance.

— En ce cas, partez tranquille, je veillerai. Nous veillerons, corrigea-t-il en tendant la main vers Adam qui venait aux nouvelles…

À ses vieux serviteurs, Potentin Poupinel, l’intendant, et Clémence Bellec, la cuisinière, qui partageaient avec Mlle Le Houssois, la vieille sage-femme, et le docteur Pierre Annebrun, le plus profond de son amitié, Guillaume révéla la vérité. Béline la sachant déjà, c’eût été les insulter que vouloir la leur dissimuler.

Ils l’accueillirent dans un silence accablé dont Potentin sortit le premier :

— Qui pouvait imaginer ce retour, cette coïncidence ? le destin imagine de ces tours…

— Cela ne sert à rien d’épiloguer sur le destin, gronda Mme Bellec. Une chose est certaine : notre Elisabeth n’aurait jamais dû quitter cette maison, sa maison. « On » ne serait tout de même pas venu l’enlever d’ici, sous nos yeux. On n’aurait pas osé, j’imagine…

— Elle serait peut-être partie quand même, murmura Potentin. J’ai vu tout de suite qu’ils allaient s’aimer très fort, ces deux-là, quand le petit est arrivé ici et qu’ils se sont pris par la main.

— Quoi qu’il en soit, je vais partir, soupira Guillaume. Il faut que je les retrouve, même si je dois aller en Angleterre ou fouiller l’Europe. Ce jeune bandit royal ne me volera pas ma fille.

Comme une furie, Clémence Bellec se retourna soudain contre lui :

— Et si vous y parvenez, que ferez-vous alors, monsieur Guillaume ? Vous croyez qu’elle se laissera ramener ici, alors que l’Autre s’y prélasse toujours ? Vous allez la garder encore longtemps, celle-là ?

Armée d’une cuillère à pot qu’elle brandissait tel Jupiter sa foudre, la cuisinière désignait les poutres du plafond au-dessus duquel respirait Lorna Tremayne, la nièce de Guillaume et sa maîtresse d’une nuit, qui exigeait de lui le mariage à cause de l’enfant qu’elle attendait et dont la présence avait poussé Elisabeth à fuir les Treize Vents2.

— Le temps qu’il faudra, Clémence ! Et je compte sur vous deux pour qu’elle reçoive les soins nécessaires à son état. Voyez-vous, je pense qu’à chaque jour suffit sa peine. Le plus urgent est d’essayer de rattraper Elisabeth et de la sauver d’une situation dangereuse : si son… compagnon était arrêté, les gens de Bonaparte le feraient sûrement disparaître et Dieu sait, alors, ce qu’il adviendrait de ma fille.

À son tour, il désigna du doigt l’étage supérieur :

— Ici, vous seul savez la vérité. À aucun prix elle ne doit l’apprendre. Elisabeth est entrée au couvent, un point c’est tout !

— Elle sera enchantée ! marmotta la cuisinière. Elle ne pouvait rien souhaiter de mieux…

— Hum ! fit Potentin. Elle aurait intérêt, je crois, à ne pas montrer trop de contentement devant M. Arthur. Elle a beau être sa sœur, je crois bien qu’à présent il la déteste autant que nous autres. On peut lui faire confiance quand il s’agit d’être désagréable…

Le lendemain, Guillaume partit et, depuis, il cherchait…

Le son d’une cloche ramena Tremaine des profondeurs d’une songerie qui se préparait à le faire glisser sournoisement dans le sommeil. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’il était l’heure de rejoindre son hôte. Rajustant ses vêtements, il se dirigea vers l’escalier.

La table était mise dans la pièce attenante à celle où il avait été reçu. Nettement plus petite, elle était sans doute naguère encore un salon de musique si l’on en jugeait par les attributs des boiseries fendues et le cartouche oublié au-dessus de la porte. On y avait voiture le fauteuil à roulettes de l’infirme qui attendait devant une soupière fumante. Guillaume prit place en face du bailli qui, après une brève action de grâce, plongea une louche dans un potage de légumes auquel on avait ajouté, à la mode grecque, du jaune d’œuf et du blanc battu en neige :

— Vous trouverez peut-être la nourriture un peu fruste, dit M. de Saint-Sauveur, mais j’espère qu’elle vous sera réconfortante. Si pauvres que nous soyons, il nous reste tout de même un potager, un poulailler, des lapins et, en saison, du gibier dont Morel excelle à fournir notre table. Au moins ne mourrez-vous pas de faim chez nous, mon cher ami…

— Je ne l’ai jamais redouté. D’ailleurs, cette soupe est vraiment savoureuse…

— Elle est œuvre de Theodosia. Sans égaler les grands cuisiniers de l’Antiquité, le célèbre Archestrate, Agis de Rhodes, Nereus de Chio ou Chariadès d’Athènes, elle comptait parmi les meilleurs à Malte où elle servait chez le ministre de France, ce misérable Caruson dont les machinations n’ont pas peu contribué à faire tomber l’île aux mains du gouvernement consulaire en 1798…

Nullement désireux de subir une leçon d’histoire qui l’eût détourné de son but, Guillaume ne releva pas le propos et se consacra à son assiette. Ce fut seulement quand il l’eut vidée qu’il remarqua ;

— C’est la seconde fois que vous faites allusion à Malte, monsieur le Bailli. Si je vous ai bien compris, tout à l’heure, c’est là que vous avez quitté votre protégé. Consentirez-vous à me dire en quelles circonstances ?

— Pourquoi pas ? Si vous voulez bien vous reporter à l’époque où nous nous sommes embarqués dans cette crique déserte, vous vous souviendrez sans doute de ce que je vous confiai alors : nous nous dirigions sur la Hollande où je pensais rejoindre le prince de Condé à Steinstadt…

« Si l’accueil du chef des armées royalistes fut ce que l’on pouvait en espérer quant à l’émotion et à l’enthousiasme, il n’en fut pas moins marqué du signe de la raison : il était impossible de révéler aux troupes la présence de Louis XVII sous peine de mettre sa vie en danger. Nombreux, en effet, étaient ceux qui préféraient se battre pour la cause des Princes, oncles du petit roi, que pour celle d’un enfant dont les partisans du sulfureux comte de Provence ne se gênaient guère pour prétendre qu’il n’était pas le fils de Louis XVI, mais du trop séduisant comte de Fersen. Monsieur, alors réfugié à Vérone mais toujours acharné à la poursuite d’une couronne dont il rêvait depuis l’enfance et pour la possession de laquelle il avait toujours été prêt à tous les crimes, entretenait nombre d’agents – plus souvent payés de promesses que d’argent d’ailleurs ! –, et gardait des connivences jusque dans les entours de la Convention. Conclusion : il fallait mettre le jeune roi hors d’atteinte. »

Le bailli reçut donc mission de le conduire à Rome où ses arrière-grand-tantes, Adélaïde et Victoire, filles de Louis XV, recevaient du pape Pie VI une généreuse hospitalité. En fait, c’était au Souverain Pontife en personne que le prince de Condé songeait à confier le précieux dépôt.

Précieux, mais encombrant. Même après l’annonce officielle de la mort au Temple du dernier des enfants substitués au fils de Marie-Antoinette. Le comte de Provence s’était alors proclamé roi sous le vocable de Louis XVIII et, depuis la chute de Robespierre, piaffait d’envie d’aller ramasser les morceaux du trône. Il fallait qu’il continue d’ignorer l’existence du rescapé : celui-ci devait donc être caché encore plus soigneusement. Or, en 1796 et du fait de la fulgurante campagne d’Italie menée par le général Bonaparte, la situation du pape commençait à devenir inconfortable.

— Le malheur, avec ce pauvre Pie VI, que j’ai bien connu quand il n’était que le cardinal Braschi, c’est qu’il s’est toujours montré timoré et indécis, soupira le bailli. Voyant en Buonaparte un fils de l’Antéchrist et persuadé que tôt ou tard il s’en prendrait à Rome, il vécut dès lors dans la crainte qu’en arrivant au Vatican, les troupes françaises ne pussent y découvrir le prince. C’est alors que j’ai proposé la dernière solution qui me parût acceptable : emmener Louis-Charles à Malte, chez les derniers chevaliers. J’étais persuadé que sous la double protection de nos remparts et du Grand Maître, Son Altesse Éminentissime Emmanuel de Rohan-Polduc, le dernier des rois de France pourrait achever de grandir et devenir un homme digne de sa race… Je regrettai même, après tant de déboires, de ne m’y être pas résolu plus tôt car j’y voyais un symbole…