— Est-il arrivé quelque chose ?
— Ça, vous pouvez le dire ! On a cassé une roue. Et par-dessus le marché, vl’à qu’il neige !
En effet quelques flocons descendaient paresseusement du ciel sombre. Décrochant l’une des lanternes de la voiture, Jérôme examinait la roue endommagée. Hortense descendit, à la fois pour se rendre compte et pour alléger la voiture. Elle avait si froid aux pieds que c’en devenait douloureux mais elle trouva un soulagement à faire quelques pas.
— Sommes-nous encore loin de Lauzargues ? demanda-t-elle.
— Plus d’une lieue… Et j’vois pas du tout comment j’pourrais réparer c’te roue. Faudrait de l’aide.
— N’avons-nous pas dépassé un village, il y a peu ? Jérôme cracha par terre.
— Un village ? trois ou quatre cabanes abandonnées où d’ailleurs faut pas s’aventurer à la nuit close…
— Pourquoi cela ?
— Elles sont « visitées » depuis que leur maître a été dévoré par les loups, y a de ça une bonne pièce de cinquante ans…
Le frisson qui courut le long du dos d’Hortense ne devait rien à la température de la nuit.
— Il… il y a encore des loups… par ici ?
— Des fois ! Même qu’y vaudrait mieux pas s’éterniser ici. On est en plein bois… et c’est des nuits comme ils les aiment !… Écoutez, demoiselle ! remontez donc dans la carriole. Vous risquez rien là-dedans. Moi j’vais dételer un cheval et aller jusqu’au château…
— Dans ce cas vous pouvez aussi bien dételer l’autre. Je sais monter.
— Pas là-dessus ! Vous avez vu leurs fesses ? Ça vous arracherait les jambes. Et y a pas de selle d’amazone !
— De toute façon, je ne resterai pas ici toute seule ! Vous avez parlé des loups. S’ils venaient pendant votre absence je serais peut-être à l’abri mais pas le cheval qui resterait. Il n’y a qu’à abandonner la voiture…
— Avec vos paquets ? Pour qu’on la vole et aussi tout ce qui y a dedans ? V’s’êtes folle, demoiselle !
— Alors, trouvez une autre solution !
Elle s’était mise à marcher de long en large, les bras croisés sur sa poitrine pour avoir chaud. Heureusement son manteau de drap noir à pèlerine et col de velours était épais et chaud et sa capote assortie lui cachait bien les oreilles, mais cette situation ne pouvait s’éterniser. Jérôme dansait d’un pied sur l’autre, indécis sur la conduite à prendre, se contentant de regarder sa roue brisée d’un œil accablé.
— D’puis le temps que j’dis à M’sieur le Marquis qu’elle a besoin de passer chez l’charron, c’te voiture !… Ça l’empêchera pas d’crier après moi ! D’autant qu’il va être furieux qu’on le fasse attendre… Laissez-moi y aller, demoiselle…
Hortense ne lui répondit pas. Elle venait d’apercevoir dans les profondeurs de la forêt le reflet d’une flamme, une flamme qui se déplaçait comme si quelqu’un marchait une torche à la main. Elle crut d’abord à une illusion mais elle acquit bientôt la certitude que ses yeux ne la trompaient pas. Là-bas, loin sous les arbres, il y avait un feu et ce feu ne pouvait signifier qu’une présence humaine.
Elle tendit le bras dans la direction en question.
— Regardez, Jérôme ! Il y a quelqu’un là-bas ! Il faut lui demander de nous aider !
Elle s’élançait déjà, mais le cocher ne bougea pas. Même, il tourna le dos en se signant précipitamment.
— Tournez-vous, demoiselle, tournez-vous ! Ce feu, il est pas de la terre… C’est un feu maudit ! C’est l’Autre qui l’a allumé… Regardez pas, regardez pas !…
— L’autre ?
— Celui dont on prononce pas l’nom parce qu’il attire le malheur !
Comme pour lui donner raison, un chien, quelque part, se mit à hurler, mais Hortense avait trop froid pour se laisser gagner par la superstition.
— Ne dites pas de sottises, Jérôme ! Il y a beau temps que le Diable ne se promène plus en France ! Ce feu est un feu et comme seule la main de l’homme peut allumer un feu, je vais voir cet homme.
Et avant que le cocher épouvanté ait seulement songé à la retenir, elle s’élançait sous le couvert des arbres et dégringolait la pente en essayant d’éviter les branches basses, les broussailles et les rochers. Ce n’était pas facile. Le terrain descendait vite et plus d’une fois elle dut s’accrocher aux arbres dont les aiguilles piquaient ses doigts à travers le cuir mince des gants. Ses pieds enfonçaient dans la mousse trempée mais elle ne sentait rien de tout cela, fascinée par cette flamme qu’elle voyait grandir peu à peu. La voix de Jérôme qui l’appelait, gémissante et terrifiée, s’affaiblissait. La peur le retenait encore sur le chemin. Hortense, elle, n’avait pas peur. Ce qu’elle voulait à tout prix, et très vite, c’était du secours. Elle allait demander à celui qu’elle trouverait là-bas de venir au moins garder la voiture ou alors d’aller prévenir à Lauzargues… afin que l’on envoie du monde. Elle glissa sur les aiguilles de pin mouillées, heurta une roche affleurante, se fit mal et ne put retenir un gémissement. La voix de Jérôme lui parvint, plus lointaine qu’elle ne l’aurait cru.
— Revenez, demoiselle, revenez pour l’amour de Dieu !…
Elle se releva mais ne remonta pas la pente. Le feu – car il ne pouvait plus s’agir que d’un feu allumé sur le sol – l’attirait irrésistiblement. A son tour, elle cria.
— Monsieur ! Hé, monsieur… Venez à notre aide !
Il n’y eut pas de réponse mais un bruit de branches froissées et soudain, Hortense vit briller devant elle deux yeux qui luisaient comme charbons ardents. Elle distingua deux oreilles droites… Un grand loup roux se tenait à quelques pas d’elle, immobile…
La terreur lui étrangla la gorge, refusant tout passage à la voix. Elle se laissa tomber à terre, les jambes fauchées, tellement affolée que même en face de ce qu’elle croyait sa mort, elle ne retrouvait plus la moindre bribe de prière. La bête s’était arrêtée à quelques pas. Dans une seconde elle allait bondir, s’abattre sur elle…
Mais non. Au lieu de l’attaquer le loup s’asseyait comme s’il avait tout son temps et se léchait les babines… Cette attitude paisible ne rassura pas Hortense mais lui rendit l’usage de la voix. Elle poussa un véritable hurlement que lui renvoyèrent les échos du ravin. Habitué peut-être à ce genre de réaction chez ceux qu’il rencontrait, le loup ne bougea pas davantage…
Hortense alors entendit :
— Ne criez pas ! Vous allez énerver Luern ! Suivez-le, il vous conduira jusqu’ici !
C’était la voix, vigoureuse, d’un homme et elle venait du feu. A peine se fut-elle fait entendre d’ailleurs que le loup se levait, tournait les talons mais, avant de redescendre, se retournait pour voir si Hortense suivait… Celle-ci se releva. Elle avait moins peur mais elle était encore trop secouée pour ne pas obéir, instinctivement, à celui qui l’appelait.
Chancelante, se retenant aux arbres, elle suivit l’animal qui soudain obliqua vers la droite. En effet, si la jeune fille avait continué de descendre tout droit, elle aurait immanquablement abouti à une chute de plusieurs mètres. Un rocher plat qui n’offrait aucun obstacle à ras du sol se coupait net, formant une sorte de falaise au bas de laquelle le bois se continuait vers la clairière où le feu était allumé. En dépit du fait que ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité, elle ne l’aurait sans doute pas vu…
Quelques instants plus tard, elle atteignait, à la suite de son étrange compagnon, la clairière où l’attendait un spectacle encore plus étonnant. Un homme était là, en effet, assis sur un rocher comme sur un trône, présidant la cour la plus incroyable qui se puisse voir : une bande de loups qui la regardaient, couchés en large demi-cercle autour du feu.
— Approchez, dit l’homme. Ils ne vous feront rien. Ils ont mangé, ajouta-t-il avec un petit rire que la jeune fille jugea déplaisant.
Et, comme elle ne pouvait se résoudre à s’avancer, il se leva et vint à elle, la main tendue. Une main à la peau brunie mais fine et forte à la fois. Une main parfaitement inattendue dans ce lieu sauvage, avec de longs doigts nerveux aux ongles nets et qui ne correspondait pas du tout au reste du personnage.
Le maître des loups était un homme très grand, maigre mais certainement très vigoureux. De son visage brun, barbu et moustachu, couvert d’une forêt de cheveux noirs et drus qu’il portait assez longs, on ne voyait guère que le grand nez arrogant et surtout les yeux. Des yeux étonnants, d’un bleu pâle d’eau transparente mais, pour l’instant, aussi froids qu’une lame d’acier. Son costume grossier était celui d’un berger : culotte et veste en gros drap bleu, guêtres de fort coutil et pelisse en peau de mouton. Seule différence avec les paysans, il portait de grosses chaussures à clous, semblables à celles que portent les soldats. Un grand chapeau de feutre noir attendait sur le rocher où l’homme était assis précédemment.
Il n’avait pas lâché la main d’Hortense et la considérait avec curiosité.
— Vous avez l’air d’une vraie demoiselle. Que faites-vous dans les bois à pareille heure et par un tel temps ?
— Je me rends au château de Lauzargues. Malheureusement nous avons eu un accident : une roue cassée…
— Nous ?
— Moi et Jérôme, le cocher du marquis. Il est resté là-haut avec les chevaux.
— Vous croyez ?
— Naturellement ! Il n’a pas voulu me suivre dans ce bois. Il prétendait que ce feu était… celui du Diable !
Du geste, l’homme montra le cercle attentif des loups.
— S’il vous avait suivie, il en aurait été persuadé mais grâce à Dieu, sa lâcheté l’en a préservé. Mais, au fait, qu’allez-vous faire à Lauzargues ?…
— Y vivre. Du moins, je le crois.
— Cela n’a pas l’air de vous remplir de joie. Si c’est pour épouser le marquis, je vous comprends !
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