La colère, Marianne l’éprouvait jusque dans ses propres nerfs, montait en lui. Elle redressa la tête, serra l’une contre l’autre ses mains gantées comme elle avait coutume de le faire dans les moments difficiles. D’autant plus calme en apparence qu’elle était plus inquiète en réalité, elle répondit :
— C’est l’un de mes parents qui a arrangé ce mariage... au nom de l’honneur de la famille.
— Un de vos parents ? Mais je croyais... Oh ! J’y suis ! Gageons qu’il s’agit de ce cardinal de San Lorenzo, cet insolent auquel cet imbécile de Clary a offert, pour vous plaire, sa voiture malgré mes ordres ! Un intrigant comme tous ses pareils !
Marianne se permit un sourire. Gauthier de Chazay était hors de portée de la colère impériale. Il n’avait rien à perdre à l’aveu qu’elle allait l’aire.
— Gagez, Sire, vous gagnerez ! C’est, en effet, mon parrain qui, en sa qualité de chef de notre famille, a choisi pour moi. Ce qui, aussi, était normal !
— Ce n’est pas mon avis.
Brusquement, Napoléon se leva et se mit à arpenter le tapis de son cabinet en une de ces promenades nerveuses dont il avait le secret.
— Ce n’est pas mon avis du tout, répéta-t-il. C’était à moi, le père, de choisir l’avenir de mon enfant. A moins, ajouta-t-il cruellement, que je ne m’abuse sur cette paternité ?
Aussitôt Marianne fut debout et lui fit face les joues en feu, les yeux fulgurants :
— Je ne vous ai jamais donné le droit de m’insulter, pas plus que de douter de moi ! Et j’aimerais, maintenant, savoir quel genre de dispositions Votre Majesté aurait bien pu prendre envers cet enfant, sinon contraindre d’abord sa mère à un mariage quelconque.
Il y eut un silence. L’Empereur toussota et détourna les yeux de ce regard étincelant qui s’attachait à lui, interrogateur jusqu’à l’insolence.
— Bien entendu ! Il ne pouvait en être autrement puisque, malheureusement, il ne m’était pas possible de reconnaître l’enfant. Du moins vous aurais-je confiés, l’une et l’autre, à l’un de mes fidèles, quelqu’un que j’eusse connu à fond, dont je serais sûr... sûr !...
— Quelqu’un qui eût accepté, les yeux fermés, la maîtresse de César... et la dot assortie. Car vous m’auriez dotée, n’est-ce pas, Sire ?
— Naturellement.
— Autrement dit : un complaisant ! Ne comprenez-vous pas, s’écria Marianne avec passion, que c’était cela, justement, que je n’aurais jamais pu supporter : être donnée... vendue plus exactement, par vous, à l’un de vos serviteurs ! Devoir accepter un homme de votre main !
— Votre sang aristocratique se serait révolté, sans doute, gronda-t-il, en mettant votre main dans celle de l’un de ces parvenus de la gloire dont j’ai fait ma cour, de l’un de ces hommes qui doivent tout à leur vaillance, au sang versé...
— ...et à votre générosité ! Non, Sire, je n’aurais pas rougi, en tant que Marianne d’Asselnat, d’épouser l’un de ces hommes, mais j’aurais préféré mourir plutôt que d’accepter d’être livrée, par vous, vous que j’aimais, à un autre... En obéissant au cardinal, je n’ai fait que suivre les usages de la noblesse qui veulent qu’une fille accepte, aveuglément, l’époux choisi par les siens. Ainsi, j’ai moins souffert.
— Voilà pour vos raisons ! fit Napoléon avec un froid sourire. Donnez-moi donc maintenant celles de votre... époux ! Qu’est-ce qui a pu pousser un Sant’Anna à épouser une femme enceinte d’un autre ?
Négligeant volontairement la grossièreté de l’intention, Marianne riposta du tac au tac :
— Le fait que l’autre soit vous ! Eh ! oui. Sire, sans vous en clouter vous avez été ma dot ! C’est l’enfant du sang de Bonaparte que le prince Corrado a épousé, en fait.
— Je comprends de moins en moins.
— C’est pourtant simple, Sire ! Le prince est, à ce que l’on dit, atteint d’une grave maladie que, pour rien au monde, il n’accepterait de transmettre. Il s’était donc volontairement condamné à voir mourir avec lui son vieux nom... jusqu’à ce que le cardinal de San Lorenzo vînt lui parler de moi. Il répugnait à une quelconque adoption, par orgueil de race, mais cet orgueil ne joue plus du moment qu’il s’agit de vous. Votre fils peut porter le nom des Sant’Anna et assurer la continuité.
A nouveau, le silence. Lentement, Marianne se dirigea vers la fenêtre ouverte. Elle étouffait tout à coup, saisie de la bizarre conscience d’avoir menti quand elle avait évoqué Corrado Sant’Anna. Malade, l’homme qu’elle avait vu monter si magistralement lldérim ? C’était impossible ! Mais comment expliquer à elle-même ? Cette réclusion volontaire, ce masque de cuir blanc qu’il portait pour ses chevauchées nocturnes ? Elle revoyait maintenant, avec une curieuse netteté, sur le fond ensoleillé du parc impérial, la haute et vigoureuse silhouette aperçue sous l’ample manteau noir claquant au vent de la course. Un malade, non ! Mais un mystère, et il n’était jamais bon d’offrir un mystère à Napoléon.
Ce fut lui qui rompit le silence.
— Soit ! dit-il enfin. J’admets ces raisons, elles sont valables et je peux les comprendre. Au surplus, nous n’avons jamais rien eu à reprocher au prince qui, depuis notre prise de pouvoir, s’est toujours comporté en sujet loyal. Mais... vous avez tout à l’heure prononcé une phrase étrange...
— Laquelle ?
— Celle-ci : on dit le prince atteint d’une grave maladie. Cet « on dit » laisse supposer que vous ne l’avez pas vu ?
— Rien n’est plus exact. Je n’ai vu de lui, Sire, qu’une main gantée qui, à travers un rideau de velours noir, s’est tendue vers la mienne durant la cérémonie du mariage religieux.
— Vous n’avez jamais vu le prince Sant’Anna ? s’écria Napoléon incrédule.
— Jamais ! assura Marianne avec, de nouveau, la conscience d’être en train de mentir.
Mais elle ne voulait, à aucun prix, qu’il sût ce qui s’était passé à la villa. A quoi bon lui parler du cavalier fantôme... et surtout de son étrange réveil, à la fin de la nuit ensorcelée, dans un lit jonché de fleurs de jasmin ?... Elle fut d’ailleurs immédiatement payée de ce mensonge car, enfin, Napoléon sourit. Lentement, il vint vers elle, s’approcha presque à la toucher et plongea ses yeux dans ceux de la jeune femme.
— Alors, fit-il d’une voix basse, intime, il ne t’a pas touchée ?
— Non, Sire... Il ne m’a pas touchée.
Le cœur de Marianne trembla. Le regard impérial s’était soudain chargé de douceur comme, tout à l’heure, d’une implacable froideur. Elle y retrouvait, enfin, l’expression qu’il avait, au temps de Trianon, et qu’elle avait tant souhaité y retrouver, ce charme qu’il savait si bien déployer quand il le voulait, cette façon de caresser du regard qui préludait si bien à l’amour. Il y avait des jours... et des nuits qu’elle rêvait de ce regard-là ! D’où venait donc-que, à cette minute, elle n’en éprouvât pas plus de joie ? Tout à coup, Napoléon se mit à rire :
— Ne me regarde pas ainsi ! On jurerait, ma parole, que je te fais peur ! Rassure-toi, tu n’as plus rien à craindre. C’est, toute réflexion faite, une excellente chose que ce mariage et tu as réussi un coup de maître ! Pardieu ! Je n’aurais pas fait mieux ! Un mariage superbe... et surtout un mariage blanc ! Sais-tu que tu m’as fait souffrir ?
— Souffrir ? Vous ?
— Moi ! Ne suis-je pas jaloux de ce que j’aime ? J’ai imaginé, alors, tant de choses...
« Et moi ? songea Marianne en évoquant avec rancune sa nuit infernale de Compiègne, moi qui ai cru devenir folle en apprenant qu’il n’avait pas su attendre quelques heures avant de mettre l’Autrichienne dans son lit, je n’ai rien imaginé sans doute ? »
Cette brusque bouffée de rancune était si violente qu’elle ne réalisa pas tout de suite qu’il l’avait prise clans ses bras et que c’était, maintenant, de tout près qu’il murmurait, de plus en plus bas, de plus en plus ardemment :
— Toi, ma sorcière aux yeux verts, ma belle sirène, aux mains d’un autre ! Ton corps livré à d’autres caresses, à d’autres baisers... Je te détestais presque de m’infliger cela et, tout à l’heure, quand je t’ai retrouvée... si belle ! Plus belle que mes souvenirs... J’ai eu envie de...
Un baiser étouffa le mot. C’était un baiser avide, impérieux, presque brutal, tout plein d’une ardeur égoïste, la caresse d’un maître à l’esclave soumise, mais il n’en bouleversa pas moins la jeune femme. Le seul contact de cet homme dont elle avait fait le centre de toutes ses pensées, de tous ses désirs, agissait toujours sur ses sens avec l’implacable exigence d’un tyran. Entre les bras de Napoléon, Marianne fondit aussi totalement que dans la nuit complice du Butard...
Pourtant, il se détachait déjà d’elle, s’éloignait, appelait :
— Roustan !
Le superbe Géorgien enturbanné apparut, impassible et rutilant, le temps de recevoir un ordre bref.
— Personne ici avant que je ne t’appelle ! Sur ta vie !
Le mameluk fit signe qu’il avait compris et disparut. Napoléon, alors, saisit la main de Marianne.
— Viens ! dit-il seulement.
Courant presque, il l’entraîna vers une porte qui se découpait dans l’un des panneaux de la pièce, découvrant un petit escalier en colimaçon qu’il lui lit gravir à toute allure. Cet escalier débouchait dans une chambre assez petite mais meublée avec le goût douillet et raffiné qui préside en général aux pièces faites pour l’amour. Les couleurs dominantes y étaient le jaune lumineux et le bleu doux, un peu éteint. Marianne, cependant, eut à peine le temps de jeter un regard à ce qui l’entourait, à peine le temps de penser à celles qui avaient dû la précéder dans cette discrète retraite. Avec l’habileté de la meilleure chambrière, Napoléon avait déjà ôté les épingles qui maintenaient la toque de satin blanc, ouvert la robe qui glissait à terre bientôt suivie du jupon et de la chemise, le tout à une incroyable vitesse. Il n’était plus question, cette fois, de lents et tendres préliminaires, de ce déshabillage savant et voluptueux qui, au soir du Butard, avait fait de Marianne la proie plus que consentante d’un affolant désir et qui, au temps de Trianon, donnait tant de charme à leurs préludes amoureux. En un rien de temps la sérénissime princesse Sant’Anna se retrouva, uniquement vêtue de ses bas et jetée en travers d’une courtepointe de satin jaune soleil, aux prises avec une sorte de soudard pressé qui la prit sans un mot, se contentant de lui dévorer les lèvres de baisers frénétiques.
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