— Daigne Votre Majesté me permettre de lui présenter, comme elle l’a ordonné. Son Altesse Sérénissime la princesse Corrado Sant’Anna, marquise d’Asselnat de Villeneuve, comtesse de Cappanori et de Galleno, de...
La longue liste des titres que lui avait valus son mariage tomba sur Marianne comme le poids d’une sentence. En même temps, ses genoux plièrent pour cette profonde révérence qui était presque un agenouillement et exigeait infiniment plus de grâce, de souplesse et de sens de l’équilibre. Les tempes battantes et les yeux troubles, Marianne entendit la fin de ses titres avec, pour seule perspective, deux jambes vêtues de soie blanche et des escarpins à boucles d’argent. Puis il y eut un silence. L’Empereur était si près qu’elle entendait sa respiration mais, terrifiée soudain, elle n’osait pas lever les yeux. Qu’allait-il dire ?
Tout à coup, une main qu’elle connaissait bien se lendit vers elle pour l’aider à se relever, tandis que, d’une voix calme, Napoléon déclarait :
— Relevez-vous, madame ! Voici longtemps, il me semble, que nous attendions votre visite.
Elle osa alors le regarder, croiser le regard gris-bleu où elle ne lut aucune colère, mais plutôt une sorte d’amusement et, du coup, elle se demanda si par hasard il ne se moquait pas d’elle. Il y avait vraiment beaucoup de gaieté dans le sourire qu’il lui adressait.
— Nous sommes heureux aussi de vous féliciter de votre mariage et de constater qu’il ne vous a pas changée. Vous êtes toujours aussi belle !
C’était à peine un-compliment. Tout juste une constatation ! Pourtant, son regard rapide parcourut le ravissant visage rougissant, les épaules et la gorge offerte qui palpitait si près de lui, mais Marianne, soudain dégrisée, ne put rien lire dans ce regard. D’ailleurs, il se tournait déjà vers Marie-Louise pour lui présenter la jeune femme et celle-ci, bon gré mal gré, dut rééditer sa révérence pour la femme qu’entre toutes elle détestait. Mais, avant de plonger, elle eut le temps de remarquer la lippe mécontente qu’accentuait encore la fameuse lèvre Habsbourg.
— Bonjour ! fit la voix maussade de l’Impératrice.
Rien de plus ! Avait-elle reconnu celle qui, au lendemain de son mariage, avait causé aux Tuileries cet affreux scandale, celle qu’elle avait surprise sanglotant aux pieds de l’Empereur et qu’elle avait appelée « la vilaine femme » ? Marianne l’aurait juré. En se relevant, elle ne put empêcher ses yeux de défier silencieusement Marie-Louise avec une joie sauvage. Il y eut un choc, presque électrique, dont Marianne jouit âprement. L’Autrichienne la détestait, elle en était certaine et trouvait à cela une grisante sensation de triomphe. La haine, d’autant plus violente qu’elle était impalpable, vibrait entre les deux femmes à la manière de l’air surchauffé d’un jour d’orage, une haine qui donnait peut-être la mesure de la crainte qui l’inspirait ? Autour d’elle, Marianne avait conscience des respirations contenues, d’une attente un peu cruelle. Allait-on voir, dès la première rencontre, s’affronter la nouvelle épouse et la dernière maîtresse ?
Mais non. Avec un hochement de tête, Marie-Louise passait et rejoignait son époux qui, durant cet instant cependant bref, avait traversé la moitié de la salle.
— Allons ! chuchota à son oreille la voix basse de Duroc. Les choses sont allées mieux que je ne l’espérais. Dès que ce sera fini, vous viendrez avec moi.
— Et pourquoi ?
— Mais voyons... parce que maintenant vous allez être reçue en audience privée. L’Empereur m’a dit de vous conduire à son cabinet de travail après la réception. Vous n’imaginiez pas qu’il en avait fini avec vous en quelques mots polis ?
Le cœur de Marianne bondit de joie. Seul ! Elle allait le voir seul ! Tout ce qui venait de se passer n’était que le reflet de l’étiquette, l’indispensable cérémonie à laquelle obligeait son nouveau rang, mais, cette fois, elle allait le retrouver en tête à tête, l’avoir un peu à elle toute seule... et tout n’était peut-être pas perdu comme elle l’avait cru en écoutant son ironique bienvenue.
Duroc, amusé, reçut en plein visage un regard où scintillaient des milliers d’étoiles. Il se mit à rire.
— Je savais bien que ceci vous plairait mieux que cela. Mais... n’ayez tout de même pas trop d’espoir. Le nom que vous portez vous mettait à l’abri d’un esclandre public. Cela ne veut pas dire qu’on ne vous dira, en privé, que des douceurs.
— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?
Duroc tira sa tabatière, prisa puis chiquenauda son superbe habit de velours violet brodé d’argent pour en faire tomber les brindilles de tabac. Ceci fait, il eut un petit rire.
— Ce qui pourrait le mieux répondre à votre question, ma chère, ce sont les débris de l’un des plus beaux vases de Sèvres de ce palais qui a connu l’anéantissement sous l’auguste main de Sa Majesté le jour où elle a appris votre mariage.
— Et vous croyez me faire peur ? fît Marianne. Vous ne savez pas à quel point vous me faites plaisir, au contraire. Rien, je crois, ne pouvait me rendre plus heureuse. J’ai eu peur, oui, mais c’était tout à l’heure...
C’était vrai. Peur de sa politesse superficielle, peur de son sourire de commande, peur de son indifférence... La pire de ses fureurs... mais pas ça ! C’était la seule chose contre laquelle Marianne se sentait désarmée.
Le cabinet de l’Empereur, à Saint-Cloud, ouvrait de plain-pied sur la grande terrasse fleurie de roses et de pélargoniums. Une toile rayée, prolongeant les fenêtres, et les branches de vieux tilleuls y entretenaient une ombre douce qui faisait plus éclatant le soleil où baignaient les vastes pelouses. Et bien que le décor fût sensiblement le même qu’aux Tuileries, l’atmosphère de travail s’y trouvait beaucoup adoucie par les senteurs de l’été et la beauté de ces jardins vert et or qu’une joie de vivre avait ordonnés.
Abandonnant son cachemire sur le bras d’un fauteuil, Marianne se dirigea vers l’une des hautes portes-fenêtres pour trouver dans la contemplation des perspectives un dérivatif à une attente qu’elle imaginait assez longue. Mais elle eut à peine le temps d’en atteindre le seuil que le pas rapide de l’Empereur sonnait sur les dalles de la galerie extérieure. La porte s’ouvrit, claqua... Marianne, de nouveau, s’abîma dans sa révérence...
— Personne ne fait la révérence comme toi ! remarqua Napoléon.
Il était resté débout près de la porte, les mains nouées derrière le dos à son habitude, et la regardait. Mais il ne souriait pas. Comme tout à l’heure, il ne faisait que constater un fait, non tourner un compliment destiné à plaire. D’ailleurs, et avant même que Marianne eût trouvé une réponse, il avait traversé la pièce, s’était assis à son bureau et désignait un siège.
— Assieds-toi, dit-il brièvement, et raconte !
Un peu suffoquée, Marianne s’assit machinalement tandis que, sans paraître lui accorder plus d’attention, il se mettait à fourrager dans les piles de papiers et les cartes qui encombraient sa table de travail. A mieux le regarder, la jeune femme le trouva à la fois grossi et fatigué. Sa peau mate et pâle était plus jaune, de ce jaune que prend l’ivoire en vieillissant. Les joues plus pleines accusaient le cerne des yeux, le pli un peu las des lèvres.
« Cette cavalcade, de fête en fête à travers les provinces du Nord, a dû être exténuante ! » songea Marianne, refusant résolument les insinuations de Talleyrand sur les occupations principales du couple impérial. Mais il releva brièvement les yeux vers elle.
— Eh bien ? J’attends...
— Raconter... quoi ? fit-elle doucement.
— Mais tout... ce mariage ahurissant ! Je te tiens quitte de la raison, je la connais.
— Votre Majesté... connaît la raison ?
— Naturellement. Il se trouve que Constant a un faible pour toi. Lorsque j’ai appris... ce mariage, il m’a tout dit, afin, très certainement, de t’éviter le plus gros de ma colère !
Fût-ce l’évocation de cette colère, toujours un peu à fleur de peau chez lui, mais le poing de Napoléon s’abattit soudain sur le bureau :
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? J’avais le droit, il me semble, d’être averti, et tout de suite.
— Sans doute ! Mais, Sire, puis-je demander à Votre Majesté ce que cela aurait changé ?
— Changé à quoi ?
— Disons... à la suite des événements ? Et puis, en vérité, je me voyais mal, après la façon dont nous nous étions quittés, le soir du concert, redemandant audience à Votre Majesté pour lui annoncer la nouvelle. J’aurais redouté d’être trop mal venue au milieu des fêtes de son mariage. Mieux valait disparaître et parer à l’événement par mes seules ressources.
— D’immenses ressources, à ce qu’il paraît, ricana-t-il. Un Sant’Anna ! Peste ! Ce n’est pas une mince trouvaille pour une...
— Je vous arrête, Sire ! coupa Marianne sèchement. Votre Majesté est sur le point d’oublier que le personnage de Maria-Stella n’était qu’un masque, une défroque de carnaval. Ce n’est pas elle qu’a épousée le prince Sant’Anna, mais bien la fille du marquis d’Asselnat. A notre degré de noblesse, cette union était simplement... normale ! Votre Majesté est d’ailleurs la seule à s’en étonner, d’après les échos que j’ai pu en recueillir depuis mon retour. La haute société parisienne a trouvé infiniment plus étonnant...
A nouveau le poing impérial s’abattit.
— Il suffit, madame ! Vous n’êtes pas ici pour m’apprendre comment réagit ou ne réagit pas le faubourg Saint-Germain. Je le sais mieux que vous ! Ce que je veux entendre, c’est comment vous en êtes venue à faire choix d’un homme que personne n’a jamais vu, qui vit terré sur ses domaines, caché même à ses serviteurs, une espèce de mystère vivant ! Il n’est tout de même pas venu vous chercher ici, j’imagine ?
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