Je l’aimais d’un amour brutal, dévastateur. Je lui proposai de m’ouvrir les veines pour elle, de courir le monde pieds nus à ses côtés, de convoquer les orages et la foudre, de lui servir de souffre-douleur, de la couvrir de lis et de glaïeuls. À chaque refus, je préméditais le pire, à chaque sourire, je me reprenais à espérer. Elle me considérait avec pitié et condescendait, de temps en temps, à être ma copine. De temps en temps seulement car elle était volage et en aimait une autre. J’étais très malheureuse. Je souffrais mais ça ne m’empêchait pas de jouer au ballon prisonnier, de manger des craies, de déclencher des chahuts, de sauter à la corde, de me pâmer devant le tee-shirt rouge de Johnny sur son dernier 45 tours. Je mélangeais allègrement mon amour blessé et mon trop-plein de vie. Ce qui ne plaisait pas du tout à Nathalie qui, un jour, me déclara…

On était allées toutes les deux dans un cagibi où étaient rangées les cartes de géographie. C’est le prof qui nous avait désignées pour chercher celle de l’Italie. Quand j’avais entendu nos deux noms, mon cœur avait bondi. Le temps de me lever de mon bureau, de traverser la classe, le couloir et de me retrouver seule avec elle dans le local à cartes, j’étais déjà triste : le retour était proche et je n’avais que quelques minutes seule avec elle. J’aurais voulu la contempler, la regarder passer sa langue sur ses lèvres ou parler en battant l’air de sa main droite. Elle battait toujours l’air de sa main droite quand elle parlait, comme si elle parcourait à vive allure un classeur bien rangé à la recherche d’un document qu’elle était sûre d’avoir archivé et qu’elle ne trouvait plus.

Triste, abattue, donc lointaine, absente, je la regardais à peine, sachant que j’allais la perdre dans un instant. Pas le temps de m’installer dans une dévotion amoureuse et gourmande, de compter ses taches de rousseur ou d’observer la pointe de ses cils, de faire enfler les voiles de mon galion et de l’emmener au bout du monde. Moi, c’est en Italie que j’aurais voulu aller avec elle. Pas dans ce cagibi qui sentait les toilettes proches, et les produits d’entretien au chlore et à la Javel.

On a décroché la carte plastifiée géante en silence, sans chuchoter, sans se pousser du coude, sans échanger le moindre regard coulé et, au moment de sortir du cagibi à cartes, elle a soupiré :

– J’aime quand tu es triste…

Je n’ai rien répondu parce que, sur le moment, je n’ai rien compris.

Je me suis appliquée à rester triste toute la journée et le soir, dans mon cartable, elle avait glissé une invitation à venir goûter chez elle le lendemain. Je poussai des cris de guerrière, cassai ma tirelire, me chargeai de cadeaux et me jetai sur elle quand elle ouvrit la porte. Elle me lança un long regard noir et je compris que je l’exaspérais. On passa l’après-midi à chercher à quoi on pourrait bien jouer. Je redoublai d’exubérance pour vaincre sa résistance mais, plus je me dépensais, plus elle se recroquevillait et m’évitait. Je ne fus plus jamais invitée.

En m’enfermant dans ma tristesse, dans le local à cartes, je m’étais éloignée d’elle, provoquant, dans sa certitude tranquille d’être aimée, une blessure légère, un trouble délicieux qui lui avait suggéré que, peut-être, elle m’avait perdue et qu’il fallait me reconquérir. De l’amour, elle aimait l’incertitude et la souffrance. Dans l’amour, je voulais me fondre, me réchauffer, tout offrir pour tout trouver. Moi qui, d’habitude, la collais, réclamais son attention comme une mendiante insistante, j’avais mis de l’espace entre elle et moi, et cet espace, elle n’y était pas habituée. Je lui avais donné le goût de me convoiter mais n’avais pas su l’entretenir.

Je n’avais pas le temps de découvrir toutes ces nuances délicieuses de l’amour. Dès que je rentrais à la maison, l’ordre brutal de ma mère reprenait le dessus. Débit-crédit, débit-crédit, lamentations et cris, leçons, bain, piano, pâtes à l’eau, et à huit heures et demie : au lit. Elle se penchait à toute vitesse sur nos oreillers, soufflait un baiser qui ne se posait jamais, faisait claquer l’interrupteur et un ordre retentissait : « Dormez maintenant, demain y a école. »

Je n’étais pas toujours cette petite fille qui courait après l’amour et n’en attrapais que des bouts. Il m’arrivait parfois d’être une autre, une inconnue dont la sauvagerie me stupéfiait. Une fois de plus, j’étais troublée et ne comprenais pas.



On marche toutes les deux sur l’avenue. C’est un samedi. Il est convenu que, chaque samedi après-midi, je la promène. Convenu aussi que sa mère me donne un billet en échange. C’est mon argent de poche. J’ai treize ans et je dois le gagner.

Au début, je la promène et la regarde à peine. C’est une petite fille ingrate, le cheveu terne, l’œil qui coule, le teint gris, habillée à bas prix. Elle a les épaules rentrées de celles habituées à recevoir des quolibets, celles qui avancent de biais et aspirent l’air de côté pour ne pas déranger.

Je marche, elle avance près de moi. Nos corps se touchent. J’accélère, elle revient se coller contre moi. Je m’arrête, elle bute dans mes pieds en s’excusant, me lance de longs regards d’adoration muette. En attendant que le feu passe au rouge, elle se blottit contre moi. Je la repousse, elle agrippe mon bras. Je la repousse à nouveau, elle enlève son bras mais reste appuyée contre moi. Comme elle me serre de trop près, je lui demande de marcher devant. « Je t’ai à l’œil, je lui dis, je t’ai à l’œil et t’as intérêt à accélérer, je n’ai pas que ça à faire, moi, si tu crois que ça m’amuse de promener une mioche qui colle, qui suinte et qui est moche. » Elle renifle et marche devant. Elle s’applique, avance plus vite, ses genoux s’entrechoquent, elle veut effacer ce qui provoque ma colère, glisse son mouchoir sur son œil humide, le replie et le met dans sa poche. Le soin méticuleux, un soin d’horloger savoyard, avec lequel elle a replié son mouchoir et l’a fourré dans sa poche déclenche en moi une violence inouïe. Comme si toute ma colère avait trouvé un point d’appui, un alibi pour éclater. Tu aimes plier les mouchoirs, tu aimes ça ? Elle ne sait pas quoi répondre et, dans son regard moite, je lis la peur, la peur qui la met à ma merci, excite mon ardeur, l’immobilise et la prépare à recevoir le coup. Sa peur m’ouvre un immense territoire où je peux exercer ma loi. Je galope dans la pampa et le soleil ne se couche jamais sur mes terres. Je tutoie les rois et brandis mon sceptre. Je prépare le coup. Il ne va pas partir tout de suite. Il faut que je savoure auparavant la chaleur délicieuse qui me remplit, me brûle et m’inonde de plaisir. C’est là, en cet instant, que je découvre le plaisir, le plaisir physique…

Il est là, à mes côtés, l’objet de mon désir, et je ne vais pas l’écraser d’emblée de ma brutalité. Il palpite de terreur. Il a remis son sort entre mes mains et je veux le sentir transpirer, redouter le pire et l’accepter. Je veux palper sa panique, m’en emparer, la goûter, m’en pourlécher. Je me sens forte comme un lion, royale comme une infante enturbannée, et ma vie devient magnifique puisque je tiens entre mes mains une proie palpitante et consentante qui m’appartient, qui se fond en moi, dont je suis l’amante infernale. Une proie qui désormais va payer pour que je la tourmente.

Quand je remettrai l’enfant à sa mère avec un grand sourire, elle me dira : merci, ma petite, tu me rends un immense service en t’occupant d’Annick. Grâce à toi, j’ai pu faire toutes mes courses. Tu dis au revoir et merci, Annick ?

Au revoir et merci, et j’augmente mes prix parce que votre gamine, elle n’arrête pas de faire des bêtises, faut l’avoir à l’œil tout le temps. C’est pas une sinécure, vous savez.

Je la retrouve chaque samedi, j’invente chaque samedi de nouveaux tourments, de nouvelles punitions. Je me rends à nos rendez-vous comme un libertin débauché se penche sur une jeune donzelle, je me prépare, imagine mille sévices, brûle de fièvre, de plaisir contenu, clandestin, et jouis d’exercer mon vice sous les apparences de la charité.

– Allez, viens, petite Annick ! On va se promener et bien s’amuser !

L’enfant me regarde, terrifiée, embrasse sa mère sans rien dire et se livre à moi.

Alors tu vas le manger le mouchoir, tu vas le mettre en entier dans ta bouche, comme ça je ne t’entendrai plus, bon débarras, et garde les yeux baissés, tu n’as pas le droit de me regarder, t’as compris ? Pas le droit de poser les yeux sur moi ! Et si tes pieds touchent une ligne, une ligne du trottoir, je te file une baffe, mocheté ! Et cet œil qui n’arrête pas de couler ! T’as vu comme on te regarde ? C’est vraiment dégoûtant ! Marche devant, je ne veux pas qu’on croie qu’on est ensemble.

Les joues gonflées, l’œil tiré vers le bas et suintant de plus belle, elle avance, elle avance. Tu parles d’une promenade ! Mais jamais elle n’a parlé. Jamais elle ne m’a dénoncée.



On s’était habitués au gros plein de sous. Et il s’habituait à nous. À sa couchette au sous-sol. Aux chèques qu’il gribouillait pour un oui, pour un non. À sa qualité de ver sous terre qui contemple son étoile au balcon.

Il se surveillait moins. Il reprenait des frites, se versait des verres de vin rouge, se laissait tomber en soufflant dans les fauteuils-crapauds du salon, retroussait une jambe de son pantalon jusqu’au genou et se grattait, se grattait sans façon. Il restait là, une jambe couverte, l’autre découverte, exposant un mollet blanc plein de poils et de plaques rouges. On voyait tout mais on ne ricanait plus : il nous donnait des sous. On l’appelait Tonton, il maugréait nos prénoms, changeait nos roues de bicyclette, transportait le sapin de Noël sur son dos, nous offrait des canifs, des bougies, des pelotes de ficelle qu’il rapportait de son magasin, nous apprenait à tricoter des nœuds de marin, à scier des planches pour notre cabane.