– T’es sûre ? je répète plusieurs fois, hébétée.

– Absolument sûre… Je les ai laissés passer devant, je suis allée m’asseoir derrière eux et je les ai espionnés pendant tout le film. Ne me demande pas ce que j’ai retenu du film : rien du tout. Il lui parlait, il l’embrassait, il lui mangeait la bouche et elle se coulait contre lui. Elle avait l’air très amoureuse…

– Qui ne serait pas amoureuse d’un homme qui veut tout vous offrir ? Tout vous donner ? Qui vous considère comme la huitième merveille du monde ? Elle va tomber comme moi…

– Ça va ? m’a demandé Charlie. Tu vas te remettre ?

J’ai dit oui de la tête. Pour la rassurer.

Ça n’allait pas du tout.



Je suis rentrée chez moi et j’ai fait comme le pigeon.

Je me suis roulée en boule et j’ai attendu que le mal passe.

Est-ce que ça guérit, un humain en mal d’amour ?

Je me suis souvenue de tout. J’ai repassé mille fois le film de notre histoire. Je me suis souvenue que je me demandais toujours pourquoi, pourquoi nous nous étions embrasés si fort, quelle était l’origine de notre passion. Car de cette réponse dépendait l’avenir de notre amour…

Je voulais savoir. C’était très important.

Pourquoi avions-nous éprouvé cette faim de l’autre si violente au premier regard, aux premiers mots échangés dans une fête banale, si banale, dans une réunion de gens pressés, indifférents ?

On s’était reconnus…

Mais on avait reconnu quoi ?

Aujourd’hui, j’avais la réponse. Dans une histoire d’amour, on n’est jamais deux face à face, jamais isolés dans un imaginaire libre et généreux. On est tous les autres et toutes les autres qui ont aimé avant nous. Une longue chaîne de forçats menaçants qui nous tirent en arrière et nous lestent de leurs vieux conflits, leurs vieilles fripes, leurs masques grimaçants, leurs cœurs dévastés, impuissants. Nos mères et nos pères, nos grand-mères et nos grands-pères, nos arrière-grand-mères et nos arrière-grands-pères. Ainsi de suite…

On porte, sans le savoir, leurs peurs et leurs angoisses, leurs rancœurs et leurs haines, leurs élans brisés et leurs blessures ouvertes, leurs espoirs déçus et cette scie meurtrière : on ne m’y reprendra jamais plus, jamais plus, jamais plus. Comme si l’amour n’était qu’une guerre en plus, un règlement de comptes impitoyable, une histoire de succession jamais fermée. Tous ceux qui murmurent à nos oreilles sans qu’on les entende : « J’étais là avant » nous bousculent, s’installent dans nos vies, y déroulent leurs histoires et nous bouchent nos plus beaux horizons.

On aime comme nos mères nous ont aimés.

On porte nos mères sur le dos. Notre manque de mère ou notre trop-plein de mère.

Moi, j’avais un mal fou à accepter ou à recevoir l’amour parce que, de l’amour, j’ignorais tout. Il m’a fallu tout apprendre comme on apprend à marcher, à écrire, à lire, à nager, à manger avec un couteau et une fourchette, à faire du vélo… et il s’était chargé de mon éducation. Patiemment, amoureusement. Comme une mère penchée sur les devoirs de son enfant, accordant des compliments, grognant des encouragements ou épinglant des faiblesses.

Lui, au contraire, avait été envahi d’amour, cerné d’amour, asphyxié d’amour. Nié d’amour. Écrasé par une image parfaite à atteindre qu’elle brandissait devant lui comme un sucre à un chien.

On porte chacun sa mère en soi. Nos mères s’incrustent en nous et on doit s’en débarrasser, sinon on finit en meurtrier. Tu me tues d’amour, je te tue de non-amour…

Je n’étais rien pour lui. Il ne le savait pas mais je ne comptais pas. Ce n’était pas moi qu’il aimait. Il imaginait une femme idéale, n’importe quelle femme qu’il pouvait façonner. Comme sa mère l’avait façonné. Sans le regarder. En hommage à elle.

Il m’avait prise en main, m’avait dirigée, m’avait donné beaucoup mais ne m’avait jamais vue, jamais écoutée. Il avait fait de moi sa créature comme elle avait fait de lui sa créature.

Et quand je regimbais, il disait autoritaire « tss… tss… » et m’ordonnait de me taire, de l’écouter, de lui obéir. « Je suis comme ça et c’est à prendre ou à laisser », disait-il, péremptoire.

Et moi qui avais tant besoin d’un regard posé sur moi, je m’étais laissé faire.

Émerveillée…

Ce n’est pas ça, l’amour.

L’amour c’est quand l’autre vous regarde, pose son regard sur vous et voit, au fond, des pépites que vous ignorez, les exhume et vous les apporte. Pour vous enrichir, vous agrandir, vous rendre libre. Le regard d’amour qui fait de vous une autre, vous donne de grands espaces où galoper ivre de bonheur et de fierté. Je suis moi et je suis quelqu’un de formidable parfois, de moins formidable d’autres fois.

Nos regards aveugles s’étaient croisés en un éblouissement meurtrier.



Le pigeon s’était requinqué. Il se dandinait sur le bord de la gouttière comme sur la piste d’une guinguette. Il se lissait les plumes avec soin. Quand les pigeons se graissent les plumes, disait ma grand-mère, c’est signe qu’il va pleuvoir. Ils se graissent les plumes pour que l’eau coule sur eux sans les mouiller.

Je l’observais, roulée en boule sur mon lit. Je pensais à notre belle histoire d’amour. À ma mère, à sa mère, à nous.

Est-ce que ça a un papa, une maman, une grand-mère, un pigeon ?

Il tentait ses premiers pas, maladroit, écartait ses ailes, les repliait. Il ouvrait grand son œil rougi et on aurait dit un petit marquis poudré et précieux. Il avançait sur le bord de la gouttière, étonné d’être toujours en vie.

Il avait fini ses gamelles.

Je lui en ai préparé des nouvelles.

Pour qu’il prenne des forces avant de partir. Avant de s’envoler refaire sa vie, sa vie de pigeon coriace.

C’est ça l’amour, je me suis dit en ouvrant la fenêtre et en tendant mon visage au soleil. C’est donner des forces à l’autre pour qu’il se sente libre et sûr de lui.

Mon premier amour était un pigeon, un pigeon de Paris, sale et gris, tenace et pugnace.



1- Éd. C. Bourgois et 10/18. Traduction de Philippe Garnier.