– C’est normal, il veut baiser maman…

Les choses se gâtèrent avec le gros plein de sous. Un épisode qui ternit quelque peu l’admiration que nous portions à notre mère.

Elle s’était mis en tête, en effet, d’avoir une résidence secondaire comme beaucoup de ses collègues, de ses frères et sœurs, de ses relations qui se gargarisaient de leur lopin de terre au soleil ou à la neige, décrivaient chaque année les menues améliorations apportées à leur arpent, s’étendant sur leur statut de propriétaire, lui infligeant un affront qu’il lui fallait relever, faute de démériter. Elle se devait de mettre « Tara » en chantier et le gros plein de sous ferait l’affaire. Il possédait dans le Midi une importante quincaillerie qui crachait des sous et des sous dont il ne savait que faire, étant veuf et sans enfant. L’inconvénient, nous confia notre mère, c’est qu’il savait compter et qu’il allait falloir l’embobiner serré afin qu’il lâche ses bénéfices sans autre intérêt que celui de satisfaire sa Dulcinée. Car elle entendait bien ne rien lui accorder en échange. Pas un gramme de sa chair. « À l’idée que ce gros dégoûtant me touche », frissonnait-elle en s’enveloppant de ses bras, et nous frissonnions avec elle. Un Martini de temps en temps et peut-être, peut-être, s’il savait se montrer sage et patient, l’éventualité d’une chambre dans le château de notre mère d’où il pourrait la contempler, le soir, telle une nébuleuse lointaine dans le ciel étoilé.

Le rusé plein de sous vit là l’occasion de s’infiltrer et de se rendre indispensable. Il deviendrait le grand ordonnateur des rêves les plus fous de notre mère, Tara, Tara, Tara, et peu à peu se glisserait dans son lit, dans sa vie.

C’est ainsi que débuta l’épisode du chalet à la montagne.

Pour se donner bonne conscience, elle commença à parler d’un endroit au grand air où les enfants s’ébattraient, loin de la pollution citadine. Elle enseignait alors Heidi à ses élèves de primaire et se mit à rêver d’un chalet en bois, aux corniches dentelées, dans des alpages élevés, face aux cimes neigeuses et aux grands glaciers bleus. Elle devint lyrique et parla d’edelweiss, de marmottes, de névés, d’hysope, de perce-neige, de torrents impétueux et glacés, de sources claires, de chamois apeurés, d’orages fracassants, de moutons transhumants et de bonnes miches de pain tachetées de farine. Des vacances, nous ne connaissions que les colonies organisées par la mairie du 18e, les promenades deux par deux sous les sifflets des moniteurs, les sandwichs au jambon-beurre, les baignades chronométrées entre deux cordes, les maillots mouillés qui grattent et les appels militaires le soir avant de se coucher. Bientôt, si son charme opérait, nous serions « propriétaires fonciers » et libres de vagabonder dans les alpages d’Heidi.

Le gros plein de sous lui trouva vite fait vallée ensoleillée et terrain constructible. Elle dessina avec fièvre et application les plans de « Tara », lui laissant en contrepartie tenir sa main quand elle lâchait le crayon. Il voulait une chambre au premier, à côté de la sienne, elle l’assura que ce n’était pas convenable à cause des enfants et le logea au rez-de-chaussée, face au local à skis. Il bouda quelque temps puis accepta. Elle lui donna, en échange, un petit baiser sur le nez qui le fit rougir si fort que son acné tardive redoubla et qu’elle en profita pour le rétrograder au sous-sol à côté de la chaudière. « Ainsi vous aurez chaud en hiver… », minauda-t-elle, lui assurant qu’il devait rester en excellente santé et que son bien-être lui était cher. Si cher… Il n’en avait même pas idée ! Muet et bouleversé, il accepta. Et se retrouva bientôt à dormir sur une couchette en bois escamotable dans un local qu’elle appelait, entre nous, débarras.

Comme nous d’ailleurs, les quatre enfants qui nous partagions quatre bat-flanc dans deux petites chambres mansardées au dernier étage donnant sur un talus pendant qu’elle se réservait une suite présidentielle face au Mont-Blanc, à l’étage noble, le premier. Jamais je ne pensai à le lui reprocher ni ne cherchai à voir en elle autre chose que ce qu’elle était : splendide dans le sordide, franche et spontanée dans la cruauté, précise et exacte dans ce qu’elle exigeait de la vie en remboursement de ce qu’on lui avait volé. Je ne la déguisais pas en femme charmante, ne la parais d’aucune qualité mais m’entichais de sa façon ouverte de faire du mal et de prendre sa revanche. C’est ainsi qu’elle était grande et unique au monde. C’est ainsi que je l’aimais. En pirate, dure dans l’abordage, impitoyable avec ses prisonniers et rapace quant au butin.

Le gros plein de sous parlait aux maçons et payait, au menuisier et payait, à l’électricien et payait, au plombier et payait, au paysagiste et payait. Il s’échinait à ce que tout soit en ordre pour sa Dulcinée, harcelait les ouvriers, troquait sa camionnette grise contre un coupé Peugeot, mangeait sa soupe en bout de table en étouffant le bruit de ses maxillaires, retenait la cendre de sa Gauloise maïs afin qu’elle ne tombe pas sur sa chemise en nylon et descendait dormir au sous-sol pendant que nous nous égrenions, riant de sa maladresse, vers les étages supérieurs. Il nous arrivait cependant, quand le soleil était chaud, la neige poudreuse et qu’il nous avait loué à chacun une paire de skis et payé un forfait de remontée mécanique, de l’appeler « Tonton » et de déposer un baiser réticent sur son crâne chauve, là où il n’y avait pas de boutons.

Tant qu’il était là, ronflant près de la chaudière, le « gros job » n’enlèverait pas notre mère. C’était un rempart disgracieux dont nous avions honte en plein jour devant les autres, mais qui nous protégeait de la peur, le soir, quand le noir tombe et que les mauvais rêves se dessinent.

Nous nous trompions. Rien ne pouvait arrêter la quête inlassable de notre mère, rassurée par les corniches en bois dentelé, la vue imprenable sur le glacier bleu argenté, son parquet bien ciré, ses arpents boisés, son titre de propriétaire. Elle était reine. Il lui fallait un prince. Et le crapaud écarlate qui fumait des Gauloises maïs du bout du bec, coupait sa viande rouge à l’aide d’un Opinel qu’il tirait de sa poche, suait sous le soleil et parlait vente de clous et de tournevis, elle le savait, ne se transformerait jamais en « gros job » charmant et enivrant. Il lui fallait passer à l’étape suivante.



Je continuais à aimer éperdument…

J’emploie le mot « aimer » parce qu’il est commode mais je devrais plutôt utiliser le mot « désirer ». Car c’est de désir qu’il s’agissait. Le désir nous dilate, nous permet d’occuper un espace plus grand que celui qui nous est alloué. Le désir est à l’homme impuissant et faible ce que les bataillons armés sont à un général galonné.

Je me jetais à la tête de ceux qui allumaient en moi, sans que je sache pourquoi, une violence tranquille qui me rendait hardie. Le cœur sur la main. L’offrande au bout des lèvres. Je ne savais pas quoi donner, alors je donnais tout.

Appuyée contre le guidon de la moto d’un bellâtre qui enflammait brusquement mon corps de fillette, je lui lançai, pas si innocente que ça : « Emmène-moi sur ta moto et je ferai tout ce que tu voudras. » Il éclata de rire devant la maigreur de ma proposition et en fit grimper une autre plus ronde et plus charnue, une Brigitte Bardot de village qui débordait de partout dans son vichy rose et blanc et savait nouer à la perfection son fichu assorti à la pointe du menton.

Collée contre un apprenti charcutier dans un bal à flonflons du mois d’août, je l’attirai dans une grange, m’allongeai dans la paille et posai sa main sur ma poitrine. Lui aussi recula, rebuté par mon manque d’appas.

J’étais grande ouverte, la bouche affamée de baisers. Je voulais connaître ce désir fou que je reniflais aux pieds de ma mère, m’emparer à mon tour de ce levier puissant qui faisait tourner le monde en multipliant les prétendants. Pour cela, il me fallait au moins un partenaire.

Si, en été, je tombais amoureuse des garçons, le reste de l’année je me jetais à la tête des filles. Puisque je ne pouvais décrocher un amoureux, au moins je me dénicherais une copine, une « meilleure amie » avec qui m’accoupler et me faire les dents sur les sentiments.

Ce n’était pas si facile. Les lois de l’amitié frôlant celles de l’amour à l’âge où tout se mélange encore, où la séduction s’exerce sur n’importe quel sexe pourvu qu’on en ait l’ivresse, je ne faisais jamais l’affaire. On me trouvait toujours « trop » ou « pas assez ».

Je ne connaissais pas les nuances, les dégradés, les soupirs énigmatiques qui engendrent mélancolie et désir, les attitudes de biais où se faufile le trouble, les faux airs, les cils baissés, les longs silences remplis de promesses enfiévrées. Comme les délinquants chevronnés, élevés dans la violence, je ne connaissais de la vie que la simplicité de la brutalité, la prise de butin et le rapt des cœurs. Et je m’étonnais de rencontrer si peu de succès auprès de mes petites camarades. C’est qu’il existait une autre manière d’aimer. Et quelle était-elle ? Pourquoi étais-je la seule à l’ignorer, à ne pas savoir y faire, à cheminer sans une main amie dans les rangs ? La seule à brûler d’un feu intérieur que je devais contenir faute de pouvoir le partager et qui me faisait parfois sangloter dans le noir de ma chambre. Ma mère, quand elle me surprenait, refermait la porte en soupirant : « Et qu’est-ce que ce sera quand elle sera amoureuse ! »

J’étais amoureuse. Je ne savais pas de qui mais tout mon être réclamait de l’amour, vibrait tendu vers cet embrasement qui m’échappait sans cesse et dont je n’avais pas le mode d’emploi.

Un jour, cependant, j’attrapai un bout de lumière.

Elle s’appelait Nathalie. Elle était brune avec des taches de rousseur, des yeux noirs, des cils si longs, si recourbés que, lorsqu’on se promenait dans la rue, les gens l’arrêtaient pour savoir s’ils étaient vrais ou faux, des cheveux souples et ondulés, courts, mousseux, une bouche en accent circonflexe, pleine mais petite, un regard de fillette déjà maltraitée par la vie mais arrogante et dure. Une coriace savante et blessée.