Elle te prêtait même sa voix…

La veille, tu avais explosé, tout à coup, au téléphone parce que tu ne pouvais plus te maîtriser, que tu suffoquais, mais aujourd’hui, je le savais, tu avais déjà oublié ce dîner qui t’avait fait perdre ton contrôle, ton fameux contrôle, qui avait enclenché cette folle course dans la ville.

Pour lui échapper.

Tu prenais la fuite mais tu ignorais que tu la portais sur ton dos.

Ta mère accrochée à tes épaules, qui te donnait des ordres pour avancer. À droite, à gauche, en avant, en arrière. Des ordres pour aimer : comme ci, comme ça. Pas celle-ci, celle-là.

Pour ne pas aimer.

Quand tu me regardais, ce n’est pas toi qui me regardais mais elle. Quand tu me couvrais de cadeaux, d’attentions, c’était pour lui plaire à elle. Elle qui n’en avait jamais assez, qui n’était jamais rassasiée.

Ce n’était pas moi qui me tenais face à toi.

C’était ta mère que tu devais toujours contenter.

Chaque nouvelle fille, chaque nouvel amour était un moyen pour toi de la fuir, d’arracher un amour qui te délivrerait d’elle, pensais-tu. Tu ne pouvais pas aimer, tu ne pouvais pas t’aimer : elle prenait toute la place, elle te bouchait la vue, le nez, les oreilles.

Parce qu’elle te supporte, elle ? Elle arrive à te supporter ? Ce serait bien la première ! avait dit la grande fille brune dans la librairie.

Elle arrive à supporter la mère que tu portes comme un poids trop lourd, cet amour à trois où la fille n’est jamais assez bien à ses yeux à elle, où rien n’est jamais assez parfait à tes yeux à toi.

Et toi tu te décarcasses pour que ton amour pour l’autre soit en tout point semblable à celui qu’elle te portait, cet amour qu’elle t’a appris à vénérer plus que tout.

Je ne peux pas te dire tout ça.

Je ne peux pas. Tu n’es pas prêt.

Tu as ouvert la porte de mon appartement et tu m’as poussée dans l’entrée.

Tu virevoltes, tu t’agites, tu essaies de comprendre pourquoi je me suis fermée soudain. Tu arpentes le plancher en enfonçant les talons, tu tournes, tu tournes en rond, les pouces dans ta ceinture, les pouces enfoncés jusqu’à la garde dans ta ceinture, les coudes écartés en une interrogation muette et violente. Tu poses sur moi ton regard fixe, déterminé, violent.

Tu aboies :

– Tu es toujours aux aguets, toujours à l’affût. Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Allez, parle ! C’est à cause de cette fille dans la librairie ? C’est à cause d’elle ?

Je ne peux pas te raconter ce que j’ai vu.

Je ne peux pas.

– J’ai encore failli, hein ? C’est ça. Tu l’as ton excuse, maintenant, pour rompre, pour tout casser, tu es contente ? Tu n’en as pas marre de répéter, de tuer tout ce qui t’aime, tout ce qui frémit d’amour autour de toi ?

Et soudain, c’est moi qui transpire, qui sue à grosses gouttes, qui doute. Et si c’était l’ennemi qui avait frappé ? Si je m’étais trompée et que j’étais victime d’une hallucination, mise en scène par l’ennemi de toujours ? Et si toute cette belle scène de libération au restaurant avec ma mère n’existait que dans ma tête ?

Mon frère a raison. On est foutus, ma vieille, on ne peut pas aimer, tu te racontes des histoires…

Pourtant je suis sûre : je l’ai vue accrochée à ton dos comme une sorcière malfaisante. Je pourrais écrire un rapport détaillé, circonstancié, décrire sa poudre de riz qui vire en plaques rouges, ses cheveux gris roulés en une permanente impeccable, ses larges mains gantées qui tiennent un petit sac de chaisière, ses jambes lourdes, enflées. Je l’ai vue !

Je l’ai vue…

Je l’ai vue ou est-ce l’ennemi qui l’a mise dans mes yeux ?

Tu as dû sentir que tu faisais mouche ; toute ton excitation tombe d’un coup. Tu redeviens l’homme sûr et calme qui m’aime et va me guérir. S’engouffrer dans la faille qui s’est rouverte.

Et si c’était l’ennemi ?

Tu t’approches, me prends dans tes bras. Je me raidis un peu mais me laisse faire.

– Je serai plus fort que toi, plus fort que tout ! Laisse-moi faire. Aie confiance !

Je m’abandonne contre toi. Tes mots me bercent, bercent le doute qui m’étreint soudain. J’ai envie de pleurer, de verser des litres et des litres d’eau tiède et salée contre ta veste noire. Je suis lasse, si lasse. Perdue. Je ne sais plus à quoi me raccrocher. Mais je me retiens. Ce serait trop facile. Et puis je ne suis pas encore convaincue d’avoir tort. Après tout, je mène une enquête. Un inspecteur ne doit pas pleurer. Il doit continuer son investigation, recueillir des preuves, des témoignages. Interroger tous les témoins.

– Je vais devenir un homme parfait ! Je vais apprendre à t’aimer, te laisser venir à moi lentement. Je ne vais plus te forcer, te harceler. Tu vas voir ! Je vais t’aimer comme tu en as envie.

– Je ne veux pas que tu sois parfait, je dis tout doucement. Pas au sens où tu l’entends… Je veux que tu sois toi, que tu mettes le doigt sur ce que tu es vraiment.

Un homme parfait, qu’est-ce que c’est ? C’est un homme debout qui occupe son territoire. Un homme imparfait mais qui sait qui il est. Qui accepte ses limites, ses richesses, qui dit je suis comme ça et je vais en tirer le meilleur. Qui n’essaie pas d’être un autre. De plaire à tout prix. À l’autre, pour oublier qu’il n’est que ça : un homme comme les autres.

– Le problème n’est pas d’être un homme parfait, je reprends d’une voix tremblante, comme si je découvrais une vérité nouvelle. Le problème, c’est de reconnaître et d’occuper son territoire. Je peux te servir à ça. Profites-en. Ça s’appelle aussi l’amour. Les moyens de devenir soi-même grâce à une autre qui te regarde et qui t’aime pour toi, pas pour une image idéale de toi. Je veux apprendre ça avec toi. Pour toi et pour moi. J’en ai besoin autant que toi, tu le sais.

Il dit oui. Il m’écoute. Il promet.

Une flamme de bonheur brûlant brille dans ses yeux. Il est chargé d’une mission, d’une nouvelle mission.

– Je voudrais rester seule, maintenant. Je suis fatiguée, si fatiguée.

– Mais je ne te gênerai pas. Je resterai là et je te regarderai dormir…

– Non, s’il te plaît…

J’essaie de cacher le sentiment de dégoût que j’éprouve pour lui. Et la vieille femme. Je ne veux pas d’étreinte à trois. Je vois toujours ses hanches larges, ses grands pieds, ses bas de contention. Elle se dresse devant moi et veut me prendre dans ses bras.

Pour m’étouffer. M’étrangler.

– Il y a deux minutes, tu me disais que tu allais cesser de me harceler… Tu as déjà oublié ? Écoute-moi quand je parle, je t’en supplie. Écoute-moi…

– Je ne te toucherai pas ! Je veux rester avec toi !

Je secoue la tête, le repousse peu à peu vers la porte, pousse son grand corps, son corps lourd, encombrant, encombré. Il résiste et tente de s’esquiver, de s’échapper pour reprendre du terrain.

– S’il te plaît, supplie-t-il tout bas avec une moue désespérée d’enfant puni, s’il te plaît…

– Non, je ne peux pas. Pas ce soir…

– C’est fini, alors ? C’est fini ?

– Non, ce n’est pas fini. J’ai besoin d’un peu de temps, d’espace.

– Mais qu’est-ce que je vais faire, moi ?

– Tu vas rentrer chez toi et demain, on s’appelle.

– Promis ?

– Promis…

Il me lance un regard effrayé, un regard qui quémande une dernière assurance, une ultime promesse. J’ouvre la porte et le repousse un peu plus loin, sur le palier. Il glisse un pied dans l’entrebâillement et demande à nouveau :

– C’est fini ?

Je lui souris et souffle un baiser. Il reste là, immobile, et la porte se referme sur lui. Je me laisse tomber sur le sol, tends l’oreille pour écouter le bruit de ses pas qui s’éloignent. Il ne bouge pas. Nous sommes chacun de part et d’autre de la porte. Il refuse de s’éloigner. Je me raidis, noue mes jambes et mes bras et attends…

– C’est moi qui t’appellerai, lance-t-il enfin d’une voix forte. C’est moi qui t’appellerai !

Et j’entends le bruit de ses pas lourds qui font craquer le parquet puis dévalent l’escalier.



Il ne m’appelle pas pendant un jour, deux jours, trois jours.

Le désir revient lentement en moi. Je pense à lui comme à un être magnifique qui me manque quand il est absent, me comble quand il est là.

Je pense à lui sans avoir peur.

J’efface la scène de la course rue de Rivoli. Je la mets sur le compte de l’ennemi. Je lui tire la langue à l’ennemi. Je n’arrête pas de le vaincre, en ce moment.

Je n’ai plus peur de la vieille femme accrochée à son dos. Je l’ai peut-être rêvée. Ou j’en viendrai à bout. Je suis bien venue à bout de ma mère. Je suis plus forte que toutes les mères, maintenant.



Greg est de passage à Paris pour la promotion de son dernier film.

Greg était de passage à Paris pour la promotion de son dernier film car finalement, Greg a tout annulé. Tous ses rendez-vous avec la presse. Il n’a pas envie de parler de son film, pas envie de le défendre.

– Ce n’est qu’un film, dit-il, un film de merde, en plus.

Je m’indigne :

– Comment peux-tu dire ça ? La critique française l’a encensé, ton dernier film !

– La critique américaine l’a descendu. Comme d’habitude. Anyway… Je gagne du blé et je fais vivre mes ex-femmes et mes enfants. Je ne suis bon qu’à ça. À leur filer du blé.

– Tu as toujours pensé ça de tes films ?

– Pas au début. Au début, j’étais émerveillé… Je trouvais tout merveilleux ! Et puis…