Ton bras autour de moi me soulève parfois, me pousse, me soustrait à la pression des autres. Tu regardes droit devant et me remorques comme un paquet. Soudain, tu t’arrêtes, tu me plaques contre le mur, tu appuies ton corps contre le mien. Tu me saisis par le menton, tu me forces à te regarder. Tu plonges ton regard noir, affolé, dans le mien et tu m’embrasses. Tu me meurtris la bouche de tes baisers donnés en pleine rue devant tout le monde. Tu repousses ma veste, remontes mon tee-shirt, empoignes mes seins. Non, non, pas devant tout le monde, je te dis doucement en me dégageant et je me rajuste.

– Tu as honte ? Honte de moi ?

– Non… S’il te plaît, arrête. Arrête.

Les voitures descendent la rue de Rivoli, les taxis ignorent les clients qui les hèlent, désespérés. Des touristes protestent en anglais, en japonais. Un groupe de dames âgées sort de chez Angelina avec des paquets de gâteaux à la main. Poudrées, immaculées. Si propres sur elles que je me sens sale tout à coup d’avoir été retroussée en pleine rue.

– Je suis fatiguée… Tu vas trop vite ! On pourrait prendre un taxi ?

On reprend notre marche furieuse. Un mètre nous sépare maintenant et tu ne t’en aperçois pas. Je ne franchirai pas cet espace, je te laisserai aller.

Elle a honte, c’est sûr. Elle me prend pour un fou. Elle veut me parler, m’apaiser, me comprendre. Je n’ai pas besoin qu’on me comprenne. Je vaux mieux que tous ces hommes qu’on croise, tous ces hommes qu’elle a croisés. Je ne veux pas de son amour-pitié. Je veux qu’elle m’aime comme un champion. Je suis mieux que les autres, tous ces autres qui ne la regardaient même pas. Elle ne le sait pas. Je vais lui donner des preuves. Les femmes veulent toujours des preuves. Des preuves d’amour. Rien qu’elle et moi ! Elle et moi ! Parfois je la déteste d’avoir eu ce passé avant moi. J’ai envie de la battre, de l’étrangler, que son dernier regard étonné soit pour moi.

Pauvre type ! Elle a connu trop d’hommes avant toi. Ils l’ont couverte de cadeaux, d’argent, de soirées dans les grands restaurants. Tu ne fais pas le poids ! J’irai emprunter de l’argent à la banque et je la ferai vivre sur un grand pied. Elle aura tout ce qu’elle voudra. Oui, c’est ça. Je vais m’occuper d’elle complètement…

Tu t’arrêtes brusquement et j’agrippe ton bras pour que tu ne repartes pas. Je pose ma joue contre ta manche en signe de paix. Tu m’arraches de la foule et on se réfugie derrière une colonne de pierre.

– J’ai décidé que je t’entretiendrais dorénavant ! Je paierai tout ! On prendra un grand appartement et on vivra ensemble…

– Mais tu es fou ! Je n’ai pas besoin qu’on m’entretienne ! Je n’ai pas besoin de ton argent !

Et puis plus bas, comme un aveu échappé dans cette foule bruyante et brutale :

– Tu vois, tu recommences. C’est plus fort que toi !

C’est à ce moment-là qu’elle t’a hélé, la grande fille brune. Elle a crié ton prénom et tu t’es retourné, laissant mourir sur tes lèvres la protestation que tu t’apprêtais à formuler. Elle t’a fait signe sur le pas de la librairie Galignani. On a fendu la foule pour la rejoindre. Elle s’est jetée à ton cou, t’a embrassé. Tu nous as présentées. Je ne me rappelle plus son nom. Je n’avais pas envie d’écouter votre conversation. J’étais épuisée, écœurée. Je désirais plus que tout me retrouver seule, loin de toi. En paix. Je t’ai dit que j’allais faire un tour dans les rayons, regarder les livres, et je vous ai laissés à la caisse. Elle te parlait avec animation et ton regard s’était radouci, tes épaules se détendaient et tu t’es appuyé contre un mur pour te reposer.

À un moment, je t’ai entendu éclater de rire. Un rire de bon aloi, tonitruant mais gai, pas un de tes rires sardoniques et blessants. Je me suis retournée, étonnée, mais tu ne m’as pas vue. Je crois bien que j’ai été jalouse.

Quand je vous ai rejoints à la caisse, je tenais un livre à la main. Un gros livre d’art, sur Delacroix et son séjour au Maroc. Un livre rempli d’illustrations somptueuses. Un livre cher à l’achat. Tu l’as vu et tu t’es précipité pour payer. Je t’ai repoussé doucement, j’ai dit non, laisse-moi, c’est un cadeau que je me fais. Tu as murmuré tout bas, menaçant, tu ne paies pas quand tu es avec moi, compris ? Tu ne paies jamais avec moi ! Tu as jeté des billets sur la caisse. Je les ai repoussés et j’ai sorti mon chéquier.

Elle l’a remarqué, la grande fille brune, ce geste discret de mise à l’écart. Je me suis penchée pour rédiger mon chèque, elle a dû croire que je n’entendrais pas mais j’ai parfaitement saisi ses mots, les mots qu’elle a prononcés pendant que je payais, les mots que je n’étais pas censée entendre.

– Et elle ? elle a dit, sournoise. Elle, elle te supporte ? Elle arrive à te supporter ? Ce serait bien la première !

Et elle a éclaté de rire en se jetant à ton cou, en un geste de propriétaire, de fille qui t’avait eu et qui entendait que cela se sache.

Qu’est-ce que je pouvais dire, après ça ? Qu’est-ce que je pouvais faire ?

On est ressortis. La fièvre t’avait quitté. On marchait au ralenti. On ne fendait plus la foule, on se laissait porter par elle, par les touristes qui avançaient leur guide à la main, les enfants qui jouaient à se glisser entre les passants, les parents qui flânaient bras dessus, bras dessous, devant les vitrines, tendaient leur visage au soleil de ce mois de mai. On avançait l’un à côté de l’autre, séparés, distants.

Tu m’as arraché le livre des mains, tu voulais le porter toi-même. Je n’ai rien dit. Je me sentais si lasse, si près de perdre la partie.

On avançait côte à côte et je regardais mes pieds, découragée.

La veille encore, j’étais forte, légère, sûre d’entamer avec toi une longue marche triomphale. La veille, tous les torts étaient de mon côté et, si je refusais ton amour, c’était ma faute, ma très grande faute. La veille, j’avais tous les courages, toutes les audaces. J’avais éliminé mon ennemi, mon plus terrible ennemi. J’étais prête pour un amour tout neuf. Rien que toi et moi. Sans fantôme meurtrier.

Sous les arcades de la rue de Rivoli, je n’étais plus sûre de rien.

Plus sûre d’être assez forte pour vaincre tes fantômes à toi.

Je me suis avancée sur la chaussée et je me suis immobilisée.

Je refusais d’aller plus loin. Je refusais d’avancer.

Tu es venu te mettre devant moi, tu m’as ouvert les bras en un grand geste de patriarche, mais je ne me suis pas serrée contre toi. L’exaltation de notre course folle avait mis des couleurs sur tes joues et tu avais les pommettes rouges, enflammées. Tu transpirais. Des gouttelettes de sueur perlaient à tes tempes. Tu les as essuyées d’un revers de la main et ton regard m’a évitée.

Je restais là, butée, obstinée. Faisant attention à ne pas te toucher, à ne pas toucher un gramme de ton corps.

Tu m’as contemplée, silencieux, et tu as hélé un taxi.



Tu as couru vers le taxi qui avait ralenti et se garait un peu plus loin.

Tu as couru pour qu’il ne reparte pas.

J’ai pris mon temps pour te rejoindre. Je ne voulais plus me hâter.

Tu es parti devant moi et je t’ai vu courir.

Ta veste noire volait dans ta course, tes mocassins noirs s’écrasaient sur les côtés. Tu portais mon livre. Tu étais empêtré pour courir.

Je t’ai regardé courir et j’ai vu.

J’ai vu une femme gauche, embarrassée. Une femme lourde, d’âge mûr, essoufflée par trop de poids à porter, engoncée dans un manteau trop épais, aux pieds serrés dans des gros godillots. Une femme avec des hanches larges, des jambes énormes enveloppées dans des bas opaques comme ceux qu’on voit dans les vitrines des magasins spécialisés pour personnes âgées, des bras qui battaient l’air comme des ailerons de baleine.

Tu courais comme une vieille femme corpulente.

Ce qui jaillissait de toi, dans cette course, ce n’était pas l’homme bondissant qui tirait dans les étoiles pour qu’elles tombent à mes pieds, l’homme libre et fort qui me dessinait une vie nouvelle, légère, où j’inscrivais mon nom en or, mais une vieille femme massive qui se suspendait à tes basques, t’empêchait de t’élancer, te ralentissait dans tes efforts pour te dégager, une vieille femme que tu portais sur ton dos, qui avait pris possession de ton corps, de ta vie, de tes espoirs, de tes amours.

Une femme qui se dressait devant moi en ennemie et m’apparaissait méchante, hideuse, menaçante.

Quand je me suis assise dans le taxi, j’ai compris que j’étais prisonnière, prise en otage par cette vieille femme et toi.

Elle était là, assise entre nous. Avec son gros manteau, ses larges hanches, ses bas épais, elle reprenait son souffle. Elle s’éventait, dégrafait un à un les boutons de son manteau. Elle passait sa main sous ses aisselles, remettait de l’ordre dans ses cheveux et donnait mon adresse au taxi. Elle se retournait vers moi et me jaugeait, sûre d’elle. Elle me regardait, paisible, et glissait à mon oreille : j’étais là avant, mademoiselle.

J’ai frissonné, me suis recroquevillée à l’autre bout de la banquette et quand tu as voulu m’attirer contre toi, j’ai failli crier : la vieille femme me prenait dans ses bras.



Je ne pouvais pas te le dire. Je ne pouvais pas. C’était trop intime, trop effrayant.

Et puis, j’en étais sûre, tu ne le savais pas. Tu ne voulais pas le savoir. Tu voulais tout oublier de cet amour dévorant de ta mère pour toi. Cette mère qui te voulait parfait, qui voulait que tout soit parfait autour de toi. Tu la portais en toi. Sur ton dos, dans ta peau. Incrustée. Tatouée. Elle ne te lâchait pas d’une semelle.