Par une manœuvre compliquée mais impeccable, les quatre galères avaient viré de bord afin de présenter leurs poupes en direction des pontons, et stoppaient à une trentaine de toises. Maintenant le chevalier de Nesselhood était suspendu tel un pantin humain au centre de la poutre. Une ceinture de cuir le retenait au bout d'une corde, et de ses poignets et de ses chevilles partaient, comme des fils d'araignée, les câbles qui le reliaient à l'arrière de chacune des quatre galères.

Le public haletait d'un même souffle ; toute une foule hystérique, sous l'œil rond des canons braqués de la forteresse.

– La Illa Ha illa la !...

La clameur pointue s'éleva sous le ciel de feu.

Angélique se couvrit le visage de ses mains.

Les hululements des femmes et des enfants se frappant la bouche en cadence, vrillaient l'air de mille endroits différents.

– Le chœur des cigales de l'Enfer, dit la voix du grand Mage.

Il souriait. La folie gagnait les spectateurs, les dressant, déchaînés. Plus encore qu'à un supplice c'était à une compétition qu'on assistait, au triomphe de la première galère qui réussirait à arracher un membre du corps pantelant et à dominer la force des autres. Les comités à bord couraient comme des bourdons en furie, hurlant, abattant leurs fouets sur les dos nus et sanglants des galériens. Ce soir on dénombrerait des morts dans les chiourmes.

L'immense clameur ne cessait de rouler, couvrant le cri rauque du supplicié.

– Dieu ! Dieu ! Miséricorde !...

– La Illa Ha illa la !...

– Mon Dieu, suppliait Angélique. Mon Dieu, vous qui avez créé les hommes !

Une voix demanda, venue de très loin :

– La croyance des Chrétiens n'accorde-t-elle pas le Paradis à ceux qui meurent pour la Foi ?

Le grand Mage était le seul à demeurer impassible, parmi le courant de violence qui ravageait et tordait les gens autour de lui. D'un œil sagace, il considérait l'âpre lutte des galères, puis reportait un intérêt discret sur la captive chrétienne, à ses côtés. Elle ne tremblait pas, elle ne s'évanouissait pas, mais il ne voyait d'elle qu'une ample chevelure épandue, couvrant ses épaules, et son front incliné dans l'attitude de ces pleureuses bibliques que peignent les Chrétiens idolâtres, sur leurs livres de prière, les missels, dont le Jésuite lui avait laissé un exemplaire en souvenir.

Cependant lorsqu'une clameur triomphante tonna, puis une autre, il la vit redresser la tête et, au vu de tous les Infidèles, elle traça sur elle le signe de la Croix. Deux cadets de Mezzo-Morte l'aperçurent. Ils bondirent comme des loups, l'écume aux lèvres. Mais le grand nègre se dressa de toute sa haute stature, et tirant son poignard, les yeux étincelants, leur enjoignit impérativement de se tenir tranquilles.

Angélique n'avait pas eu conscience de cette courte scène. Au silence morne et comme épuisé qui tombait sur la foule, elle savait que c'était fini. Quatre galères fuyaient vers le large, traînant dans leur sillage sanglant les lambeaux du corps du chevalier-martyr. Elles accompliraient une sorte de vogue triomphale dans la direction du soleil levant, où se trouve La Mecque, pèlerinage des Croyants, puis reviendraient à l'heure où la prière du muezzin du haut du minaret incline l'Islam prosterné.

Mezzo-Morte, le renégat, vint se planter devant Angélique. Elle refusait de le voir, regardant au loin s'éloigner les galères. Elle était pâle, mais il enragea qu'elle ne se montrât pas plus bouleversée et abattue. Un rictus féroce tordit sa bouche.

– À vous, maintenant, dit-il.

Chapitre 5

Un petit cortège montait du chemin qui du quartier de la Marine conduisait à l'une des portes de la ville. Ce chemin était bordé d'un côté par les remparts, de l'autre par des masures séparées de ruelles étroites comme des gouffres, où le crépuscule déjà s'amoncelait. Angélique marchait en butant parfois sur les cailloux pointus, précédée de Mezzo-Morte, qu'escortait sa garde habituelle. À la porte Bab-Azoum, ils firent halte. Les officiers des gardes vinrent s'incliner devant le Grand Amiral qui fréquemment se livrait à des inspections de ce genre. Mais tel n'était pas son but ce soir. Il semblait attendre quelqu'un. Peu après, d'une rue, déboucha un cavalier suivi d'une garde noire armée de lances. À son manteau versicolore Angélique reconnut son voisin noir du spectacle des galères. Il mit pied à terre, salua Mezzo-Morte qui lui rendit son salut, encore plus profond que le sien. Le redoutable Italien semblait porter au sombre prince qui le dépassait de trois têtes, une grande considération. Ils échangèrent des salamalecs et de nombreuses protestations d'amitié en arabe. Puis d'un même mouvement se tournèrent vers la captive. Les mains tendues, paumes tournées vers le ciel, le Noir la salua encore. Les yeux de Mezzo-Morte scintillaient d'un sardonique plaisir.

– J'oubliais, s'exclama-t-il. J'oubliais les bons usages de la Cour du Roi de France. Je ne vous ai pas présenté, madame, mon ami Son Excellence Osman Ferradji, Grand Eunuque de Sa Majesté le Sultan du Maroc Moulay Ismaël.

Angélique jeta sur le gigantesque nègre un regard plus surpris que terrifié. Eunuque ? À la réflexion, oui, elle aurait pu s'en aviser déjà. Elle avait mis sur le compte de la race sémite la féminité de ses traits et sa voix trop harmonieuse. Son menton imberbe ne pouvait être un signe révélateur, car la plupart des Noirs ne voient pousser leur barbe qu'à un âge avancé. La haute stature trompait par l'impression de vigueur et de majesté qu'elle inspirait et il semblait moins gras que ne le sont en général les eunuques, dont bajoues et double menton donnent à leur physionomie l'aspect maussade de femmes quadragénaires. Tels se présentaient les six Noirs de sa garde particulière.

Ainsi c'était lui, Osman Ferradji, ce Grand Eunuque du Sultan du Maroc. Elle en avait beaucoup entendu parler mais elle ne savait plus où, ni par qui. Elle était si lasse, au point de ne plus se poser de questions.

– Nous attendons encore quelqu'un, la prévint Mezzo-Morte. Il jubilait, semblant se réjouir de mettre en place une excellente comédie, dont chaque acteur jouerait le rôle par lui dévolu.

– Ah ! le voici.

C'était Mohamed Raki qu'Angélique n'avait pas revu depuis le combat de l'île de Cam. L'Arabe ne lui jeta pas un regard mais se prosterna servilement devant l'amiral d'Alger.

– Allons maintenant.

*****

Ils sortirent de la ville, et hors des remparts reçurent au visage l'éclaboussure rouge d'un soleil qui se couchait derrière les collines fauves et mauves. La sente à peine tracée dans le cailloutis suivait l'enceinte à gauche, bordant à droite une pente assez raide qui, très vite, aboutissait à une faille à pic et qui, pleine d'ombres empourprées par le couchant, ressemblait à un gouffre de l'enfer. L'endroit avait un aspect maudit qu'accentuaient les vols incessants et tournoyants des mouettes, des corbeaux et des vautours. Leurs cris désolés emplissaient le ciel et le frisson de la peur gagnait avec les ombres du soir.

– Là !

Mezzo-Morte désignait sur la pente en contrebas un monticule de pierres et de cailloux amoncelés. Angélique regarda sans comprendre.

– Là ! insista le renégat.

Elle discerna alors, dépassant l'amas de ferraille, une main humaine, une main blanche.

– Ci-gît le second chevalier qui commandait votre galère, un Français comme vous, Henri de Roguier. Les Tagarins et les Andaleuces l'ont amené là pour le lapider à l'heure de la prière El Dharoc.

Angélique se signa.

– Cessez vos simagrées, hurla le renégat. Vous allez attirer le malheur sur la ville.

Il reprit sa marche et évita de lui faire remarquer plus loin un second tas de pierres blanches. Là gisait le corps mutilé du jeune homme espagnol, autre passager de la galère. Mezzo-Morte n'était pas tout à fait responsable de ces deux exécutions, dues à la fureur des Maures espagnols qui, venant d'apprendre la nouvelle d'un autodafé de l'Inquisition à Grenade, où six familles musulmanes avaient été brûlées vives, réclamaient vengeance. On leur avait livré deux victimes : un Espagnol et un chevalier de Malte. Alors pour Henri de Roguier, l'ancien page de la Cour de France, insouciant cadet de famille, et pour l'étudiant espagnol, avait commencé un douloureux calvaire à travers la ville. Précédés par les maîtres qui les avaient achetés la veille et qui, au son d'une musique barbare, faisaient la quête pour rentrer dans leurs débours, suivis par la foule hurlante, les malheureux, nus jusqu'à la ceinture, les mains attachées derrière le dos, s'étaient acheminés lentement, sous les injures et les coups des femmes et des enfants, jusqu'à l'emplacement situé hors de la porte Bab-el-Oued. Quand ils y étaient parvenus, ils n'avaient plus figure humaine. Les cheveux arrachés par poignées, la face meurtrie de coups et couverte de boue et d'ordures, le corps hérissé de petits morceaux de roseaux pointus que les enfants s'étaient amusés à leur planter dans les chairs, ils offraient l'aspect pitoyable d'infortunés livrés à une foule bestiale qui s'enivrait de sa propre férocité. La lapidation avait mis fin à leurs tortures. Angélique ne savait pas tout cela, mais elle le devinait. Était-ce vers son propre calvaire qu'elle s'élevait à son tour ?

Enfin l'escorte s'arrêta devant un haut mur de la citadelle. Des crochets en forme d'hameçon étaient plantés à intervalles irréguliers du haut en bas de la muraille. C'étaient les « ganches », Du rempart on jetait les suppliciés, qui s'empalaient dans leur chute et agonisaient ensuite pendant de longs jours. Deux corps accrochés et à demi dévorés par les oiseaux de proie, pendaient encore, lambeaux horribles, détachant leurs ombres suppliciées sur la muraille que le soleil couchant patinait de vieil or.