L'autre côté de la tenaille refermée sur Angélique était la presqu'île de la Marine, avec ses remparts bourrés de canons et de garnison, presqu'île montagneuse ne formant qu'une seule forteresse, où l'on voyait ce matin-là régner une grande activité. Des files d'esclaves accompagnés de chaouchs y traînaient des poutres, mâts et planches et installaient une sorte de tribune comme si on devait, du haut des remparts suivre des régates dans le bassin même du port d'Alger.

À bord de sa prison, Angélique remarqua aussi une agitation, prélude de la fête. Tous les cadets avaient revêtu leur tenue de parade : turban de soie jonquille et pantalon saroual de même couleur, veste verte, babouches rouges et poignards ou sabres à la place du simple couteau. Les plus âgés s'armaient de mousquets à la crosse incrustée d'or et d'argent. Certains des jeunes guerriers échangeaient des quolibets en se désignant deux petits pontons qu'on venait d'ancrer au milieu du bassin du port et sur chacun desquels un mât dressé se reliait à l'autre par une longue perche. Cela représentait l'ossature d'un porche ou d'un arc de triomphe flottant, sous lequel trois barques eussent pu passer de front mais pas une felouque cependant. Angélique se demanda qui on devait recevoir en si modeste équipage. Les regards des jeunes cadets ne lui semblaient pas rassurants. Enfin elle vit arriver sa vieille esclave qui monta allègrement l'échelle de la coupée. Ses yeux pétillaient d'excitation au-dessus de son haïk noir. Comme elle l'avait deviné, la « captive d'honneur » devait aussi être amenée au spectacle. Tous les captifs d'ailleurs étaient conviés et l'on irait jusqu'à sortir ceux de la prison souterraine ou mazmore, dont certains reverraient à cette occasion le jour pour la première fois depuis des années.

Deux esclaves suivaient, portant un gros ballot. Angélique y découvrit ses robes achetées à Malte et plusieurs autres, plus belles encore, provenant de diverses rapines de mer.

*****

Un peu plus tard elle se trouva installée en bonne place sur l'un des gradins couverts de tapis qu'elle avait vu dresser le matin au sommet de la forteresse, aux côtés d'un Noir gigantesque, vêtu comme un roi, un vrai mage d'enluminure. Une longue toge en poil de chameau, tissée et brodée de dessins géométriques aux teintes profondes où dominaient le rouge, le vert et le noir sur une trame blanche, se drapait en plis antiques sur ses larges épaules. Ce manteau étrange, une merveille de goût et de sobriété, s'ouvrait sur un caftan incarnat boutonné de multiples petits boutons jusqu'au col et rebrodé d'arabesques de fil d'or. La couleur faisait paraître plus sombre le noir bleuté du visage, étroitement encadré d'un turban de soie blanche dont les plis passaient sous le menton avant de s'élever en une haute coiffure qu'enserrait une bande de lamé or qui lui donnait des allures de diadème. Au regard d'Angélique, hypnotisée par ce somptueux voisinage, le Noir répondit en se levant et en s'inclinant profondément. Il avait le nez aquilin des sémites, leurs joues légèrement évidées sur une ossature délicate.

– Vous admirez mon manteau, je crois, dit-il.

Elle sursauta, surprise de l'entendre parler un français hésitant, mais sa voix agréable, aux inflexions un peu hautes, causa à la jeune femme une impression rassurante.

– Oui, dit-elle. Il ressemble à l'étendard des Croisés, dit-elle.

Le visage docte du grand nègre se contracta, un sourire effleura sa bouche sinueuse. Il s'accroupit de nouveau, jambes croisées à la turque, sur les coussins, et commença d'un air affable :

– Il y a fort longtemps que je n'ai plus parlé français et vous m'excuserez, noble dame... Exactement depuis la mort malheureuse de mon professeur, un Jésuite de grand renom et de grande science qu'Allah a mis sur ma route pour le bénéfice de mon esprit... Nous préférons les Chrétiens français aux Espagnols fanatiques. Leur esprit est plus proche de la souriante sagesse voulue d'Allah... Un étendard des Croisés, dites-vous en parlant de ma pauvre djellaba ? C'est ma vénérée mère qui me l'a tissée, sur le Haut-Nil, au Soudan. Elle en posa le premier fil huit jours après ma naissance et commença le manteau que je devais porter arrivé à l'âge d'homme. Et ces dessins sont ceux que toutes les femmes soudanaises exécutent depuis les temps les plus reculés. Vos Croisés chrétiens les ont en effet copiés sur leurs étendards, séduits qu'ils furent par leur grande beauté.

Angélique inclina la tête. Elle n'était pas en état d'entamer une polémique sur l'origine des tapisseries occidentales et orientales, mais la personnalité du Noir l'attirait. Il n'était pas particulièrement beau, ni laid. Son regard était franc et doux et surtout pénétré d'une profonde sagesse et d'une sorte de bienveillance non dépourvue d'une pointe d'humour. Elle ne voulut pas lui déplaire et se borna à le féliciter de la façon dont il parlait français.

– J'ai toujours eu plaisir à m'entretenir avec les Français, affirma-t-il. Ce sont des gens plaisants et sans arrogance, mais ils ont le grand tort d'être chrétiens.

Angélique répondit que les Chrétiens étaient persuadés que les païens, juifs et musulmans avaient le grand tort de ne pas être chrétiens, mais qu'elle était femme et savait que le domaine religieux n'était pas de son ressort.

Le Mage approuva cette preuve de modestie. La science de Dieu n'est pas un domaine où les esprits fragiles des femmes peuvent se hasarder inconsidérément.

– C'eût été mon ambition d'être prêtre, avoua-t-il, mais Allah en a décidé autrement. Et il m'a remis en main un troupeau moins facile à mener que les moutons que je gardais dans mon enfance.

– Vous étiez berger ?

– Oui, belle Firouzé.

Angélique tressaillit. Le Noir possédait-il la double vue ? Comment devinait-il qu'un prince persan l'avait appelée jadis Firouzé : Turquoise. Ce souvenir, en éveillant celui de Versailles et de la jalousie que le Roi avait éprouvée contre le ministre du Chah de Perse, fit mesurer à Angélique l'abîme qui la séparait d'une existence encore si proche. Combien, parmi les esclaves qui s'assemblaient là-bas sur les quais d'Alger, pouvaient faire la même comparaison ? La foule blanche et rousse, ponctuée de la noirceur des visages, montait et gonflait comme la marée, dans la touffeur ardente, précédée de la ligne blême des captifs dans leurs oripeaux, certains traînant leurs fers. Les toits des maisons étaient garnis ainsi que les embrasures des créneaux de la forteresse.

Un silence se fit. Un gros poussah maure, somptueusement vêtu, prenait place sur les gradins après s'être extrait péniblement d'une chaise à porteurs. Deux hommes, couverts sommairement d'un suaire rouge et portant pour tout attirail un long cordon noir en bandoulière, l'escortaient.

– C'est Son Excellence le dey d'Alger, dit le grand Noir en se penchant familièrement vers Angélique. Il est parent du sultan de Constantinople et possède l'honneur insigne d'avoir dans sa garde deux « muets du Sérail », de la fameuse cohorte des étrangleurs.

– Pourquoi des étrangleurs ? Que font-ils ?

– Ils étranglent, dit le nègre avec un petit sourire, puisque telle est leur raison d'être.

– Qui sont leurs victimes ?

– Nul ne le sait puisqu'ils sont muets. On leur a arraché la langue. Ce sont des serviteurs utiles. Mon maître en possède aussi.

Angélique pensa que ce devait être un haut diplomate barbaresque, peut-être un ambassadeur de ce Soudan auquel il avait fait allusion ? Le Dey le salua profondément, et Mezzo-Morte fit de même, portant la main à son turban lorsqu'il parut, précédant le Pacha Sali Hassan que son insolence faisait grimacer de rage.

Les trois maîtres d'Alger s'installèrent parmi les compagnies de joldaks en vestes et turbans écarlates, les minces de la ville et les chaouchs d'Alger et de leurs officiers. Les grands bourgeois, honnêtes marchands d'esclaves, les reis les plus réputés prenaient place à leur tour. Une clameur subite comme un ouragan courut. Les regards se tournèrent vers le fond de la baie, où abordait une escorte de cavaliers turcs précédée d'un groupe de gardes turcs plus semblables à des porte-faix, torse et jambes nus et leurs crânes rasés couverts d'une calotte rouge. Ils encadraient un prisonnier chrétien nu et chargé de chaînes. Un frisson violent secoua Angélique tandis qu'une horrible appréhension l'envahissait. Malgré l'éloignement elle était certaine de reconnaître, dans ce misérable enchaîné, le chevalier de Nesselhood, amiral de la Religion.

Au bas du quai un grand caïque engloutit le prisonnier, ses quatre geôliers, les hommes d'escorte et deux autres galériens, chargés de rouleaux de corde. Le caïque vogua vers les deux pontons au centre de la rade, où ses occupants débarquèrent. Simultanément, quatre galères quittèrent les rangs de la flotte ancrée le long des quais et de la darse glissant sur les flots lentement, elles s'approchèrent des pontons, comme des squales guettant leur proie. Alors Angélique se souvint des paroles que le chevalier germanique avait lancées un jour : « Mezzo-Morte a juré de me faire tirer par quatre galères » et encore « Souvenez-vous, Frère, que la vraie mort d'un chevalier, c'est le martyre ». Ces paroles prenaient soudain une signification aveuglante. Et aussi celles de Mezzo-Morte : « Je vous montrerai bientôt comment je traite mes ennemis. »

Elle tourna des yeux horrifiés vers le renégat. Celui-ci la fixait d'un regard où luisait une satisfaction démoniaque. Elle était là pour assister à l'un des plus affreux supplices, sur la personne d'un être qu'elle estimait et qui représentait l'un des grands noms du monde chrétien. Elle se raidit, se jurant aussitôt qu'elle ne se donnerait pas en spectacle à ces Infidèles. Elle aurait voulu crier d'horreur et s'enfuir mais elle était gardée de toutes parts et placée de telle sorte qu'aucun détail de ce qui allait se dérouler au centre de l'arène bleue ne pourrait lui échapper.