– C'est la même, hoquetait-il, entends-tu, Ali-Hadji, c'est la même !...

Le reis arabe, quoique avec plus de discrétion, riait aussi. Angélique avec patience répéta ce qu'elle avait déjà exposé et qui pourrait les ramener, espérait-elle, à une plus saine raison : elle avait de l'argent, elle pourrait en faire venir de France pour son propre rachat. Mezzo-Morte se dédommagerait largement des frais d'expédition du guet-apens organisé par lui à l'île de Cam... Le rire de l'Italien se cassa net, sa voix se fit incisive.

– Car vous jugez que c'est un guet-apens ?

Elle fit un signe affirmatif. Mezzo-Morte leva le doigt et dit que dans sa longue carrière de marin et de razzieur, c'était la seule femme qu'il eût rencontrée ayant un jugement sûr et le conservant malgré le trouble de la captivité.

– C'est bien la même. Ali-Hadji. Cette Française qui avait rendu fou cet idiot d'Escrainville qui n'a pu en venir à bout, à ce qu'il paraît, et que le Rescator a payée le prix qu'on ne vit jamais payer une esclave et pour la perdre ensuite... parce qu'elle a mis le feu au port. Haha !

Il observa Angélique avec acuité, détaillant sa silhouette dans sa robe fatiguée, son visage rougi par le soleil, ses cheveux qu'elle n'avait pu coiffer et que le vent emmêlait. Elle soutint son regard avec fermeté. Mezzo-Morte était un rustre, mais il avait reçu en don du Ciel, avec un flair de marin infaillible, celui de sentir les êtres, ce qui l'avait mené assez rapidement à les dominer. L'apparence piteuse de sa captive ne le trompa pas. Ses yeux de bandit calabrais se mirent à briller comme du jais et un rictus féroce et sardonique découvrit ses dents blanches.

– Je comprends maintenant, fit-il à mi-voix. C'est bien la même, Ali-Hadji, la même femme de la lettre, et la même qu'« IL » a achetée à Candie. C'est vraiment trop beau, c'est inespéré ! Maintenant je le tiens, le Rescator, maintenant il lui faudra bien s'humilier, passer par les fourches caudines. J'ai trouvé le défaut de la cuirasse, celle de tous ces imbéciles : « la Femme ». Ah ! il nous dominait. Ah ! il s'amusait à nous désorganiser notre trafic d'esclaves. Ah ! Il se croyait déjà le maître, avec son argent inépuisable. Sans lui, je serais déjà grand amiral du Sultan, mais je sais qu'il m'a desservi près du Grand Seigneur. Il se glissait partout et du Maroc à Constantinople, les mains pleines d'or et d'argent, il n'avait que des alliés. Mais maintenant, je le réduirai à merci. Il devra quitter la Méditerranée, entends-tu, Ali-Hadji. Il quittera la Méditerranée et JAMAIS N'Y REVIENDRA !

Il étendit les bras comme en extase.

– Et alors je serai LE MAÎTRE. J'aurai vaincu mon pire ennemi, le Rescator... Mon pire ennemi.

– Vous avez beaucoup de pires ennemis, ce me semble, dit Angélique, ne pouvant dissimuler son ironie.

Son ton cinglant coupa net le délire du renégat.

– Oui, beaucoup en effet, riposta-t-il, glacial, et vous verrez bientôt comment je les traite. Per Bacco, je commence à comprendre comment vous avez failli rendre fou ce pauvre Escrainville qui n'a déjà pas la tête très solide. Asseyez-vous donc.

Angélique se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit sur le matelas de velours vert qu'il lui désignait. Elle ne voyait plus clair. L'amiral d'Alger s'accroupit à la turque près d'elle et prenant le coffret de rahat-lokoum le lui tendit. Dans son état de faiblesse et d'inanition Angélique accueillit avec joie ces friandises à base d'algues qui lui avaient fort déplu à Candie. Elle avança la main, mais la retira aussitôt, frappée d'une vive douleur. Sur sa chair quatre longues raies saignaient. Les ongles rouges d'un des mignons de l'amiral l'avaient griffée cruellement. L'incident rendit sa bonne humeur à Mezzo-Morte.

– Ah ! Ah ! les petits agneaux, fit-il avec un rire gras. Vous avez éveillé leur jalousie. Ils n'ont pas coutume de me voir m'intéresser de si près à une femme, jusqu'à partager avec elle les sucreries qui leur sont réservées. Il est vrai que la chose est inhabituelle. Pas de femme ! C'est le principe qui fait la puissance des grands chefs et des grands eunuques. La femme c'est le désordre, la faiblesse, les idées troublées, la tête à l'envers et finalement la cause des plus grosses sottises que peut commettre un homme qui, à part cela, avait tout pour triompher. Mais la méthode des eunuques pour se préserver de ce péril me paraît par trop radicale. J'ai d'autres goûts.

Il rit encore, caressa la tête crépue de son farouche favori, un jeune nègre fardé jusqu'aux yeux. L'autre favori, fardé aussi, était un Blanc aux yeux noirs. Un petit Espagnol sans doute. Ces enfants razziés sur les côtes méditerranéennes étaient destinés à devenir renégats, de gré ou de force. En employant tour à tour les caresses et les menaces, leur maître finissait toujours par obtenir leur adhésion, car ce consentement était nécessité : nul ne pouvait être circoncis avant d'avoir prononcé la formule sacramentelle : « Il n'y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. » Les nouveaux croyants pouvaient devenir ensuite les Narcisse et les Pallas des grands reis et des pachas.

– Les enfants sont fanatiques. On peut se les attacher corps et âme. Si je leur en donnais l'ordre, mes cadets vous dépèceraient comme des loups. Voyez les regards qu'ils vous jettent. Quand ils monteront à l'abordage d'une barque chrétienne, ils boiront du sang des Chrétiens. Ils n'ont pas droit au vin, que voulez-vous !...

Angélique était trop lasse pour montrer sa répugnance. Mezzo-Morte la couva d'un regard lourd. Elle l'avait mortellement offensé, tout à l'heure, et il n'était pas homme à pardonner.

– Vous êtes fière, dit-il. Je hais la fierté chez les femmes comme je la hais chez les chrétiens. Ils n'en sont pas dignes.

Brusquement il se remit à rire, d'un rire féroce qui n'en finissait pas.

– Pourquoi riez-vous ? demanda Angélique.

– Parce que vous êtes fière, arrogante, et parce que moi seul JE SAIS CE QUI VA VOUS ARRIVER. C'est cela qui me fait tant rire, comprenez-vous ?

– J'avoue que non.

– Qu'importe ? Vous comprendrez bientôt.

Chapitre 4

Cette nuit-là, Angélique dormit à bord d'une galère de Mezzo-Morte, mouillée dans le port. Fatima-Mireille se présenta pour la servir.

Angélique lui donna un de ses bracelets et lui demanda de passer la nuit auprès d'elle. La présence haineuse et jalouse des cadets à turbans jaunes qui gardaient le navire, la hantait. La vieille s'installa sur une natte, en travers de sa porte. Angélique dormit comme une masse, recrue de fatigue. Le lendemain, la vieille dut aller à terre et ne revint que le soir, très excitée. La ville était en liesse. Ce matin, on avait vu surgir une vingtaine de vaisseaux ronds que l'on croyait à jamais perdus sous les flots. C'était ce qui restait de l'énorme flotte qui avait quitté Alger deux ans plus tôt pour une expédition vers la plus grande mer, celle qu'on atteint en passant sous le feu des Espagnols, entre Ceuta et Gibraltar. Dans les lointains de l'Océan immense, les Barbaresques s'étaient engloutis et voici qu'ils revenaient, les yeux remplis de visions étranges, d'un pays de brumes s'ouvrant sur des montagnes de glace. Ils décrivaient le monde immobile et gelé où trois soleils tournent dans des halos bleus et rosés au cours d'une nuit sans fin. Bien des navires avaient péri dans des tempêtes démoniaques où tous les djinns des vents se rassemblent pour craquer les vaisseaux comme des noix. Ceux qui avaient échappé ramenaient cependant 800 esclaves, toute la colonie islandaise installée là-bas par le roi de Danemark.

Tout Alger défilait pour contempler ces créatures du Septentrion, blanches comme la neige avec des cheveux d'une blondeur de lune. Les femmes entassées nues sur le quai, avec leurs chevelures irréelles flottant sur le bleu de la mer, ressemblaient à des sirènes exilées. Mais la vieille Provençale hochait la tête : elles étaient camardes, disait-elle, sans cils et sans sourcils, les yeux chassieux et qui ne semblaient pas pouvoir supporter l'éclat du soleil d'Afrique, et l'affreux voyage qu'elles venaient de subir les avait réduites à l'état de squelettes. Le premier mouvement de curiosité passé elles ne se vendraient pas cent patagons2 chacune. On n'imaginait pas un de ces bons musulmans quelque peu superstitieux mettant volontiers dans sa couche une de ces larves gelées et hébétées. Ce qu'il leur fallait aux hommes de l'Islam, c'était des femmes bien en chair, au sang chaud, le muscle souple, le tempérament affamé et jamais lassé du travail de l'amour, tout ce qu'elle avait été elle-même, Fatima, dans son jeune temps. Et Allah pouvait témoigner que son mari avait eu tant à faire pour la contenter, qu'il en perdait l'envie de courir après d'autres concubines. Elle les connaissait les mâles de l'Islam. Ils étaient avides de femmes blanches et blondes, mais pas trop blanches ni trop blondes. Angélique correspondait exactement à leur idéal. C'était pourquoi, sans doute, elle avait bénéficié d'un traitement spécial, ce qui avait failli créer une émeute entre le Divan turc et la Taïffe algéroise. Mais l'arrivée des hardis navigateurs d'Islande avait détourné l'attention. La vieille Fatima se demandait à quel haut personnage Mezzo-Morte la réservait.

– Je ne serai pas vendue car je dois payer rançon, affirma Angélique.

– L'un n'empêche pas l'autre, dit sentencieusement la vieille renégate.

*****

Alger se préparait à une grande fête le lendemain. Peut-être la captive d'honneur pourrait-elle y assister ? Angélique s'impatientait, car elle n'avait pas revu le grand amiral d'Alger et elle aurait voulu obtenir des précisions sur son sort à elle. Sur le navire-palais, elle était en réalité plus isolée et gardée que dans une prison terrestre. Mezzo-Morte s'était vanté que ce navire était de conception personnelle, empruntant à la fois à la galiote vénitienne par sa densité d'armement et la force de son artillerie, à la galère antique par ses huit paires de rames et au chébec algérois par sa ligne renflée et basse sur l'eau, malgré ses deux mâts. Bien plus qu'un palais flottant, c'était un très puissant navire de guerre, doublé d'une autre felouque d'exercice. Les deux bateaux portaient nuit et jour une garde double des féroces cadets janissaires à turbans jaunes. Ils étaient en état permanent d'alerte et prêts à appareiller en quelques minutes, au cas d'un soulèvement de la ville, une révolte servile étant toujours prévisible avec ses 30 000 esclaves chrétiens ou un coup de main de la Taïffe, syndicat des reis d'Alger, le jour où le Grand Amiral aurait cessé de leur plaire. Ou encore une rébellion des janissaires turcs en garnison d'occupation, ces terribles joldaks qui avaient maintes fois assassiné déjà soit le Dey ou le Pacha, soit le reis amiral en place, pour obtenir une augmentation de solde ou le droit au partage des prises. Mezzo-Morte régnait sur un volcan et il le savait. C'est pourquoi du reste il régnait. Car il avait tout prévu. La darse construite par le célèbre Barberousse au XVIe siècle qui protégeait le port, était minée par ses soins et, en cas d'alerte extrême, les guetteurs à ses ordres avaient mission de la faire sauter, tandis que Mezzo-Morte, à bord de ses navires chargés de ses richesses, appareillerait vers un autre destin.