Chapitre 2
Pour les galères venant du large ce fut d'abord le silence subit. On ne percevait plus que le bruit de l'étrave dans une eau qui se calmait peu à peu. Angélique redressa sa nuque engourdie. Elle vit que le baron de Nesselhood avait le visage tourné vers l'avant.
– Alger, murmura-t-il.
Et soudain, ils commencèrent à entendre la ville. Elle envoya vers eux la rumeur grondante, sa voix faite de mille voix.
Entre deux môles prolongés de tours, elle apparut blanche, aride. La galère capitane pénétra dans le port traînant derrière elle, dans les flots, la bannière de l'Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem.
Le pavillon en lamé d'or du reis Ali-Hadji, au sommet du mât, se joignait aux multiples banderoles qui flottaient au vent. L'étendard rouge à figurine blanche et le pavillon vert aux croissants de lune étaient déployés. La première galère tira un coup de canon, auquel répondirent les canons des forts d'Alger. La foule s'assembla sur le quai, poussant des cris aigus de joie.
Les captifs furent descendus à quai, les deux chevaliers de Malte les premiers, dans leurs cottes de mailles rouges de combat, puis les mariniers et les soldats, enfin les passagers. Angélique fut isolée du groupe par des janissaires en armes. Les autres, enchaînés deux par deux et escortés par l'équipage triomphant des Barbaresques, furent poussés le long de la rampe de la Marine et acheminés vers le Jemina, la demeure du Pacha, auquel ils devaient d'abord être présentés afin que celui-ci pût faire son choix parmi eux.
La foule continuait à les presser de toutes parts. Une clameur aiguë, lancinante, jaillissait de cette masse de spectres blancs, aux faces d'ocré où roulaient des yeux terribles. Il s'y mêlait des faces blêmes d'esclaves chrétiens, barbus et déguenillés, qui braillaient dans toutes les langues. Ils criaient leurs noms avec l'espoir que dans le nouvel équipage capturé se trouvaient des compatriotes qui pourraient leur donner des nouvelles de leurs familles.
– Je suis Jean Paraguz, de Collioure... Connaissez-vous les miens ?
– Je suis Robert Toutain, de Sète...
Les janissaires turcs, aux paupières bridées et aux shakos emplumés, brandissaient des fouets de nerfs de bœuf dont les coups tombaient au hasard, tandis que sur Alger-laBarbaresque, le soleil d'Afrique achevait de tirer son tendelet de soie d'or. Dès l'arrivée au batistan, Angélique fut conduite à l'étage dans une petite pièce obscure, blanchie à la chaux. Elle se recroquevilla dans un coin, écoutant les rumeurs démentes qui venaient du dehors.
Peu après le rideau se souleva et une vieille musulmane, brune et ridée comme une nèfle, se présenta.
– Mon nom est Fatima, dit-elle avec un beau sourire sympathique, mais les captives m'appellent Mireille-la-Provençale.
Elle apportait deux galettes de miel, de l'eau vinaigrée et légèrement sucrée, ainsi qu'un carré de dentelles pour mettre sur son visage afin de ne pas le hâler. Précaution qui venait un peu tard. Angélique se sentait cuite par le soleil, et même des sensations de brûlures lui démangeaient le front. Elle aspirait aussi à se laver. Sa robe était toute fripée par les embruns et le goudron fondu des planchers.
– Je te conduirai aux bains après la vente des autres esclaves, dit la vieille femme. Il faut attendre un peu car cela ne peut avoir lieu avant la prière d'Ed Dohor.
Elle parlait le franco, ce sabir des esclaves fait d'espagnol, d'italien, de français, de turc et d'arabe.
Mais peu à peu le français, qui avait été sa langue natale, lui revint. Elle raconta qu'elle était née près d'Aix-en-Provence. À seize ans, elle était entrée en service chez une grande dame marseillaise. C'était en accompagnant sa maîtresse qui allait rejoindre son époux à Naples, qu'elle avait été razziée par les Barbaresques. Petite servante sans attraits elle avait été vendue quelques sequins à un musulman pauvre, tandis que la grande dame était gardée pour un harem princier.
Mireille-Fatima, devenue vieille et veuve, gagnait maintenant quelques piastres en allant au batistan s'occuper des nouvelles captives. Des marchands, soucieux d'exposer une marchandise attrayante, demandaient ses services. Elle lavait, peignait, réconfortait les malheureuses, souvent mises à mal par une traversée épouvantable et la terreur de leur nouvelle condition.
– Que je suis fière, s'exclama-t-elle, d'avoir été désignée pour m'occuper de toi ! Tu es cette Française que le pirate Rescator a achetée 35 000 piastres et qui s'est enfuie aussitôt. Mezzo-Morte avait juré de te capturer avant que son rival ne remette la main sur toi.
Angélique la regardait avec des yeux horrifiés.
– Ce n'est pas possible, bégaya-t-elle. Mezzo-Morte pouvait-il savoir où j'étais ?
– Oh ! il sait tout. Il a des espions partout. Avec Osman Ferradji, le Grand Eunuque du Sultan du Maroc qui est venu sur la côte pour trouver des femmes blanches, ils ont frété une expédition pour te capturer.
– Mais pourquoi ?
– Parce que tu as la réputation d'être la plus belle captive blanche de la Méditerranée.
– Oh ! Je voudrais être horrible, s'écria Angélique en se tordant les mains. Difforme, affreuse, un laideron...
– Comme moi, dit la vieille Provençale. Lorsqu'on m'a capturée je n'avais pour moi que mes dix-huit ans et une grosse poitrine. Je claudiquais un peu. Celui qui m'a achetée, mon mari, était un brave artisan, un potier, qui est resté pauvre toute sa vie et n'a jamais eu de quoi se payer une concubine. J'ai trimé comme un âne, mais je préférais cela. Nous autres, Chrétiennes, nous n'aimons pas le partage.
Angélique passait sa main sur son front douloureux.
– Je ne comprends pas. Comment ont-ils pu tendre ce piège ?
– J'ai entendu dire que Mezzo-Morte avait envoyé vers toi, à Malte, son conseiller favori Amar Abbas afin de te décider à t'embarquer pour une destination où l'on pourrait te surprendre.
Angélique secouait la tête, ayant peur de comprendre.
– Non... Je n'ai reçu personne... Seul un ancien serviteur de mon mari, nommé
Mohamed Raki...
– C'était lui, Amar Abbas.
– Non, impossible !
– L'homme que tu as reçu n'était-il pas un Berbère, avec une petite barbe sans couleur ?...
Angélique était incapable d'articuler un mot.
– Attends, reprit la vieille esclave, il me vient une idée. Tout à l'heure j'ai vu Amar Abbas qui discutait sur la place intérieure du batistan avec le Oulik, Sadi Hassan. Je vais voir s'il est encore là et te le désignerai.
Elle revint quelques instants plus tard, portant sur ses bras un grand voile.
– Enveloppe-toi là-dedans. Cache ton visage. Ne montre que tes yeux.
Elle la guida le long de la galerie couverte qui faisait le tour de l'étage. De là leurs regards plongeaient sur la cour carrée du batistan.
La vente était commencée. Les nouveaux esclaves étaient nus. Leurs corps pâles et velus d'Européens, entassés, tranchaient sur l'assemblée de djellabas blanches, de caftans orangés, vieux rose ou vert Nil, des turbans crème qui sertissaient étroitement les médailles de bronze des visages mauresques et des amples potirons de mousseline dominant la face pain d'épices des Turcs. À droite, on voyait assis sur de somptueux coussins les chefs de la milice des Chaouchs et de la Taïffe et aussi tous les anciens corsaires maures ou renégats que des expéditions heureuses avaient enrichis et qui jouissaient maintenant de leur fortune près de leurs harems sans cesse renouvelés par des nouvelles captives, dans leurs maisons de campagne où des centaines d'esclaves plantaient des oliviers, des orangers et lauriers-roses. Entouré de négrillons qui l'éventaient mollement de grands éventails à long manche, un des favoris du Pacha, son Oulik ou chargé d'affaires, avait pris place. Avec les grands bourgeois et les officiers de la Taïffe, il représentait les maîtres du marché.
– Regarde, dit la vieille Mireille, l'homme qui se trouve à côté de lui et qui parle...
Angélique se pencha et reconnut Mohammed Raki.
– C'est lui, dit-elle.
– Oui, c'est bien lui Amar Abbas, le conseiller de Mezzo Morte.
– Non, non, cria Angélique désespérée, il m'a montré la topaze et la lettre.
*****
Tout le jour elle demeura prostrée, cherchant à comprendre ce qui était arrivé. Savary n'avait-il pas eu raison de se méfier du messager berbère ? Où était Savary ? Elle n'avait pas pensé à le chercher parmi la masse misérable des esclaves mis en vente. Elle savait seulement qu'elle n'avait pas aperçu les deux chevaliers.
Peu à peu les rumeurs du batistan s'étaient apaisées. Les acheteurs étaient repartis vers leurs demeures, emmenant leurs nouveaux esclaves. Le banquier hollandais apprendrait-il ce soir à tourner la noria du puits dans la cour de quelque fellah ?...
La nuit tombait sur Alger-la-Blanche.
Seul, dans le silence nocturne de l'Islam, un lieu demeurait rouge, bruyant, sonore. Jusqu'au batistan, on entendait ses clameurs.
Fatima-Mireille s'était couchée sur sa natte, près du divan où Angélique essayait de trouver le sommeil. Elle souleva sa tête ridée et dit :
– C'est la Taverne du Bagne.
Pour endormir la prisonnière, elle lui parla longuement de ce lieu unique, la Taverne du Bagne d'Alger, où le vin et l'eau-de-vie coulaient à flots. Là les esclaves venaient échanger ce qu'ils avaient dérobé contre une petite portion de nourriture, là ceux qui étaient malades ou blessés venaient se faire soigner.
Et lorsqu'à l'aube les quinquets d'huile commençaient à fumer et à grésiller, c'était là qu'on entendait les plus belles histoires du monde. Les Danois et les Hambourgeois contaient leurs pêches à la baleine, en Groenland, en quel temps le soleil paraît en Islande et quand la nuit de six mois s'achève, les Hollandais parlaient des Indes orientales, du Japon et de la Chine, les Espagnols rêvaient aux délices de Mexico et aux richesses du Pérou et les Français décrivaient Terre-Neuve, le Canada ou la Virginie. Car presque tous les esclaves sont gens de mer.
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