Le vieux valet basque parlait ainsi, appuyé à la margelle du puits moyenâgeux, au fond du jardin, un soir où elle l'avait rencontré alors qu'elle venait de prendre possession de l'hôtel du Beautreillis.

– « Qui ne reconnaîtrait son pas ?... Le pas du Grand Boiteux du Languedoc !... J'ai allumé ma lanterne et quand je suis arrivé au tournant de la galerie, je l'ai vu. Il s'appuyait à la porte de la chapelle et se tournait vers moi... Je l'ai reconnu, comme un chien reconnaît son maître mais je n'ai pas vu son visage. Il portait un masque... Tout à coup, il s'est enfoncé dans le mur et je ne l'ai plus vu... »

Angélique s'était enfuie, terrorisée, refusant d'écouter les divagations de ce pauvre vieux presque innocent, qui croyait avoir vu un fantôme...

*****

Elle se dressa sur son lit et agita violemment sa sonnette. Janine se présenta. C'était une fille rousse et maniérée, qui avait remplacé Thérèse. Elle renifla d'un air pincé et surpris les relents de tabagie qu'avait laissés Desgrez dans l'appartement et s'informa de ce que désirait Mme la marquise.

– Va me chercher tout de suite le vieux valet... Comment s'appelle-t-il ? Ah oui. Pascalou. « Grand-père Pascalou ».

La servante haussa ses sourcils pâles d'un air étonné.

– Tu sais bien, voyons, insista Angélique, un très vieux, qui tire les seaux d'eau au puits et porte les bûches pour les feux...

Janine eut l'expression résignée de quelqu'un qui ne comprend pas mais qui va s'informer. Elle revint quelques instants plus tard en annonçant que le grand-père Pascalou était mort depuis deux ans.

– Mort ? répéta Angélique, atterrée. Mort ! Oh ! mon Dieu ! C'est terrible !

Janine trouvait que sa maîtresse se montrait bien bouleversée subitement pour un événement qui, deux ans auparavant, lui était passé inaperçu. Angélique la retint pour s'habiller. Elle se laissa revêtir machinalement. Ainsi le pauvre homme était mort, emportant son secret. Elle était à la Cour à cette époque et ne s'était même pas trouvée présente pour tenir la main du fidèle serviteur, à sa dernière heure. Elle payait chèrement d'avoir manqué à ce devoir. Les paroles entendues jadis restaient gravées dans sa mémoire en lettres de feu.

« Il s'appuyait à la porte de la chapelle... »

Elle descendit, suivit la galerie aux arceaux gracieux que pastellisait le reflet des vitraux et ouvrit la porte de la chapelle. C'était plutôt un oratoire, avec deux prie-Dieu en cuir de Cordoue, un petit autel de marbre vert que surmontait un magnifique tableau d'un peintre espagnol. Une odeur de cierge et d'encens y régnait. Angélique savait que lorsqu'il était présent à Paris, l'abbé de Lesdiguières y célébrait sa messe. Elle s'agenouilla.

– Oh ! mon Dieu, dit-elle à voix haute, j'ai commis bien des fautes, mon Dieu, mais je vous en supplie, je vous en supplie...

Elle ne savait plus dire autre chose.

Il était venu là une nuit. Comment avait-il pénétré dans cet hôtel ? Comment avait-il pénétré dans Paris ? Que venait-il chercher dans cet oratoire ? Les yeux d'Angélique firent le tour du petit sanctuaire. Tous les objets qui s'y trouvaient dataient du comte de Peyrac. Le prince de Condé n'y avait pas touché. À part l'abbé de Lesdiguières et un petit laquais qui lui servait d'enfant de chœur et faisait le ménage, peu de gens y pénétraient.

S'il y avait une cachette dans cet oratoire, le secret pouvait s'en être conservé assez facilement... Angélique se leva et se mit à chercher minutieusement. Elle explora le marbre du maître-autel, introduisant l'ongle dans chaque fissure, dans l'espoir d'y déclencher un mécanisme secret. Elle étudia chaque motif des bas-reliefs. Elle frappa avec patience les carreaux d'émail du dallage puis les boiseries qui recouvraient les murs. Sa patience fut récompensée. Vers la fin de la matinée, il lui parut qu'un emplacement du mur derrière l'autel rendait un son creux. Alors elle alluma un cierge, approcha la flamme. Habilement dissimulée dans le dessin d'une moulure, elle distingua les traces d'une serrure. C'était là !

Fébrilement, elle s'évertua à trouver le secret pour l'ouvrir mais dut y renoncer. En s'aidant d'un couteau et d'une clef pris parmi les bibelots de sa ceinture, elle parvint à faire craquer le bois précieux. Elle passa la main à l'intérieur et trouva un loquet, qu'elle fit sauter. La petite porte de la cachette s'ouvrit en grinçant. À l'intérieur, dans une excavation, elle aperçut une cassette. Point ne fut besoin d'ouvrir celle-ci. On avait déjà forcé sa serrure. La cassette était vide...

Angélique serra sur son cœur le coffret poussiéreux.

– Il est venu ! Il a pris ici l'or et les bijoux qu'il savait y trouver. Dieu l'a conduit ! Dieu l'a préservé.

Mais ensuite ?...

Riche de la petite fortune qu'il avait retrouvée au péril de sa vie dans son propre hôtel condamné, qu'était devenu le comte de Peyrac ?...

Chapitre 3

Lorsqu'elle voulut se rendre à Saint-Cloud pour y chercher Florimond, Angélique comprit que les avertissements de Desgrez n'étaient pas des plaisanteries. Elle dédaigna, en montant dans son carrosse, la présence de « l'admirateur » dont le visage rougeoyait sous ses fenêtres depuis trois jours. Elle ne prit pas garde aux deux cavaliers qui, surgis d'un cabaret voisin, s'élancèrent sur ses traces à travers les rues. Mais à peine avait-elle franchi la porte Saint-Honoré qu'un groupe d'hommes du guet armés entoura sa voiture, tandis qu'un jeune officier la priait fort poliment de rentrer dans Paris.

– Ordre du Roi, madame !

Elle protesta. Il dut lui présenter la lettre contresignée par le Préfet de Police, M. de La Reynie, qui recommandait de ne pas laisser Mme du Plessis-Bellière sortir de la ville.

« Et quand on pense que c'est Desgrez qui a été chargé d'appliquer cette sanction ! » songea-t-elle. « Il aurait pu m'aider mais maintenant il ne le fera pas ! Il me donnera tous les renseignements possibles sur l'ancienne affaire de mon mari, tous les conseils, mais il mettra aussi tout en œuvre pour obéir aux ordres du Roi. »

Elle serrait les dents et les poings, après avoir donné l'ordre au cocher de faire tourner les chevaux. La contrainte exaspérait son instinct combatif. Joffrey de Peyrac, perclus et traqué, avait réussi jadis à entrer dans Paris. Elle réussirait bien, elle, à en sortir aujourd'hui !... Elle envoya un messager à Saint-Cloud. Peu après Florimond arriva, flanqué de son précepteur. Celui-ci dit que, selon les instructions de Mme du Plessis, il avait commencé des pourparlers pour vendre la charge de Florimond. M. de Loane était preneur pour son neveu. Il offrait bon prix. « Nous verrons cela », dit Angélique. Elle ne voulait pas s'éloigner et s'attirer la colère du roi sans avoir pris toutes les précautions pour ses enfants.

– Pourquoi dois-je revendre ma charge ? demandait Florimond. M'avez-vous trouvé meilleur emploi ? Vais-je retourner à Versailles ? J'étais bien en place à Saint-Cloud, Monsieur1 avait remarqué mon zèle.

Poussant des cris de joie, Charles-Henri accourait. Il adorait son frère aîné et celui-ci le lui rendait bien. Chaque fois qu'il venait à Paris, il prenait en charge le petit, le faisait galoper sur ses épaules, lui mettait en main son épée. Derechef, Florimond s'extasia sur la beauté de Charles-Henri.

– Maman, n'est-ce pas le plus bel enfant du monde ? Il mériterait d'être dauphin à la place du vrai, qui est si balourd.

– Ne parlez pas ainsi, Florimond, recommanda l'abbé de Lesdiguières.

Angélique détourna les yeux du tableau que formaient ses deux fils. Charles-Henri, blond, rose et rond, levant ses yeux d'azur vers les douze années du brun Florimond. Elle éprouvait un sentiment mitigé de regrets et d'impuissance lorsque son regard tombait sur la tête bouclée du fils de Philippe. Pourquoi avait-elle fait ce mariage ? Joffrey de Peyrac avait envoyé un émissaire pour la rechercher et il avait appris qu'elle s'était remariée. C'était une situation épouvantable et sans issue. Dieu ne devrait pas laisser faire des choses pareilles !

*****

Elle cacha soigneusement ses préparatifs de départ. Elle enverrait Charles-Henri avec Barbe et ses domestiques au Plessis, dans le Poitou. Le Roi n'oserait, même dans sa colère, s'attaquer à l'enfant et aux biens du Maréchal. Pour Florimond, elle avait d'autres projets, plus secrets.

« Le Roi m'en voudra-t-il tant ? se disait-elle pour se rassurer. Oui, parce que je lui aurai désobéi. Mais pourra-t-il bien longtemps me reprocher un simple voyage à Marseille ? Je reviendrai... »

Afin d'égarer les soupçons et de donner des gages apparents de sa docilité, elle demanda son frère Gontran. Enfin, elle trouvait le temps de faire faire le portrait de ses enfants. Tandis qu'elle se penchait sur des comptes fastidieux afin de laisser toutes ses affaires en ordre, elle entendait Florimond inventer mille folies pour obtenir la tranquillité du benjamin.

– Petit ange au sourire de chérubin, vous êtes mignon. Petit gourmand gras comme un chanoine, vous êtes mignon, récitait-il, parodiant des litanies des Saints.

Et la voix de l'abbé de Lesdiguières :

– Florimond, vous ne devriez pas plaisanter de ces choses. Il y a en vous un tour d'esprit libertin qui m'inquiète.

Florimond, indifférent, chantonnait :

– Petit mouton frisé qui broute des bonbons, vous êtes mignon... Charles-Henri riait à pleine gorge. Gontran grognait, à son habitude et, sur la toile, naissaient ces têtes brune et blonde des fils d'Angélique. Florimond de Peyrac, Charles-Henri du Plessis-Bellière, en qui elle reconnaissait le reflet des deux hommes qu'elle avait aimés.

Florimond, léger comme un papillon, n'en pensait pas moins. Il vint trouver Angélique, un soir, devant le feu.