Elle l'écoutait à peine.

– Vous auriez dû parler, répéta-t-elle. Songez à l'affreux péché que vous me laissiez commettre alors en épousant un autre homme, mon mari étant encore vivant !

Desgrez haussa les épaules.

– Vivant ?... Il y avait plutôt des chances que ce soit lui le noyé de Gassicourt. Mort brûlé ou mort noyé, qu'est-ce que cela changeait pour vous ?

– Non, non, c'est impossible ! s'écria-t-elle en se levant avec agitation.

– Qu'auriez-vous fait si j'avais parlé ? insista Desgrez durement. Vous auriez tout détruit, comme vous êtes en train de tout détruire en ce moment. Vous auriez jeté au vent toutes vos cartes, toutes vos chances, votre destin et celui de vos enfants. Vous seriez partie comme une folle à la recherche d'une ombre, d'un fantôme, comme vous êtes sur le point de le faire. Avouez donc, fit-il menaçant, que c'est cela que vous avez en tête : partir... partir chercher un mari disparu depuis dix ou onze ans !

Il le leva pour venir se planter devant elle.

– Où ? Comment ? dit-il, ET POURQUOI ?

Elle sursauta à ce dernier mot.

– Pourquoi ?

Le policier la fixait de son regard particulier qui la transperçait jusqu'à l'âme.

– C'était le maître de Toulouse, dit-il... Le maître de Toulouse n'existe plus. Il régnait sur un palais... Il n'y a plus de palais. Il était le seigneur le plus riche du Royaume. Ses richesses lui ont été enlevées... Il était un savant connu du monde entier... Désormais il est inconnu et où pourrait-il exercer sa science ?... Que reste-t-il de ce que vous aimiez en lui ?...

– Desgrez, vous ne pouvez rien comprendre à l'amour qu'un homme comme lui peut inspirer.

– Si fait, je crois comprendre qu'il savait s'entourer de séductions assez irrésistibles pour un cœur féminin. Mais une fois ces séductions disparues ?...

– Desgrez, ne me faites pas croire que vous manquez à ce point d'expérience. Vous ne connaissez rien à la façon d'aimer les femmes.

– Je connais un peu la vôtre.

Il lui posa les mains sur les épaules et la fit pivoter pour qu'elle se vît dans la haute psyché ovale, encadrée de bois doré.

– Il y a dix ans de vie sur vous, sur votre peau, dans vos yeux, sur votre âme, sur votre corps. Et de quelle vie ! Tous ces amants auxquels vous vous êtes donnée...

Elle s'arracha à lui, une flamme aux joues. Mais elle ne l'en regardait pas moins avec insolence.

– Oui, je sais. Mais cela n'a rien à voir avec l'amour que je lui porte... que je lui porterai toujours. Entre nous, cher monsieur Desgrez, que penseriez-vous d'une femme qui a reçu quelques dons de la nature et qui demeurée seule, abandonnée de tous, au dernier degré de la misère, n'en userait pas un peu pour se tirer d'affaire ? Vous diriez que c'est une imbécile et vous auriez raison. Je vais vous paraître cynique, mais aujourd'hui encore s'il le fallait, je n'hésiterais pas à user du pouvoir que j'ai sur les hommes pour parvenir à mes fins. Les hommes, tous les hommes qui sont venus après lui, qu'ont-ils représenté pour moi ? Rien.

Elle le fixait méchamment.

– Rien, vous entendez. Et même aujourd'hui j'éprouve pour eux tous quelque chose qui ressemble à de la haine. Pour eux TOUS.

Desgrez regardait ses ongles d'un air pensif.

– Je ne suis pas tellement persuadé de votre cynisme, dit-il. (Il poussa un profond soupir...) Je me souviens d'un certain petit poète crotté... Et en ce qui concerne le beau marquis Philippe du Plessis n'y a-t-il pas eu de votre part... quelque chose d'assez doux, d'assez vif ?

Elle secoua sa lourde chevelure d'un geste véhément.

– Ah ! Desgrez, vous ne pouvez pas comprendre. Il me fallait bien m'illusionner, essayer de vivre... Une femme a tant besoin d'aimer et d'être aimée... Mais son souvenir à lui est toujours resté en moi comme un regret lancinant.

Elle regarda sa main devant elle.

– Il a glissé un anneau d'or à mon doigt, dans la cathédrale de Toulouse. C'est peut-être la seule chose qui reste entre nous, maintenant, mais n'est-ce pas un lien qui a sa force ?... Je suis sa femme et il est mon époux. Je serai toujours à lui et il sera toujours à moi. Et c'est pourquoi je le chercherai... La terre est grande, mais s'il vit en un lieu de cette terre, je le retrouverai, devrais-je marcher toute ma vie... Jusqu'à cent ans !

Sa voix s'étrangla, parce qu'elle se voyait toute vieillie et ruinée d'espoir, sur une route brûlante.

Desgrez s'approcha d'elle et la prit dans ses bras.

– Là ! Là ! fit-il, j'ai encore été très féroce avec vous, ma mignonne, mais on peut dire que vous m'avez rendu la pareille.

Il la serra à la faire crier, puis s'écarta et se remit à fumer, l'air absorbé.

– Bon ! déclara-t-il au bout d'un moment, puisque vous êtes déterminée à commettre des folies, à détruire votre existence, à perdre votre fortune et peut-être votre vie et que personne ne pourra vous arrêter, que comptez-vous faire ?

– JE NE SAIS PAS, dit Angélique.

Elle réfléchit.

– J'ai pensé, dit-elle, qu'il faudrait peut-être essayer de retrouver ce Calistère, ex-lieutenant des mousquetaires. Lui seul, s'il a quelque mémoire, pourrait nous aider à éliminer le doute qui plane sur le noyé de Gassicourt.

– C'est fait, dit Desgrez laconique, j'ai retrouvé cet officier, je l'ai bien cuisiné et ai su trouver les arguments nécessaires pour rafraîchir sa mémoire. Il a fini par reconnaître que l'affaire du noyé de Gassicourt était venue à point pour l'aider à clore une enquête qui le mettait dans un mauvais cas. Mais que ce noyé n'avait que de très vagues points de ressemblance avec le prisonnier évadé.

– Oh ! oui, fit Angélique, haletante d'espoir. Alors ce serait la piste du vagabond lépreux qui serait la bonne ?...

– Qui sait !

– Il faudrait se rendre à Pontoise et interroger les moines de cette petite abbaye où on l'a vu.

– C'est fait.

– Comment cela ?

– C'est-à-dire, euh !... J'ai profité d'une enquête qui m'obligeait à traîner mes bottes dans ce pays, pour aller tirer la cloche du petit couvent.

– Oh ! Desgrez, vous êtes un homme merveilleux.

– Restez à votre place, fit-il, maussade. Je n'ai pas retiré de cette visite des lumières fulgurantes, non. L'abbé n'a pu me dire beaucoup plus qu'il n'en avait dit aux mousquetaires lorsque ceux-ci l'avaient interrogé. Mais un petit frère convers, l'infirmier de la communauté, que j'ai été trouver parmi ses plantes médicinales, s'est souvenu d'un détail. Pris de pitié pour le pauvre hère, il avait voulu poser un baume sur ses plaies et s'était rendu dans la grange où le vagabond, épuisé, semblait dormir d'un sommeil proche de la mort. « Ce n'était pas un lépreux, m'a dit le petit frère convers. J'ai soulevé le linge qu'il portait sur son visage. Il n'était pas rongé, mais seulement marqué de profondes cicatrices ».

– C'était donc lui, n'est-ce pas, c'était lui ! Mais pourquoi se trouvait-il à Pontoise ? Voulait-il revenir à Paris ? Quelle folie !

– Le genre de folie qu'un homme comme lui était capable de commettre pour une femme comme vous.

– Mais on perd sa trace aux portes de la ville.

Angélique feuilleta les papiers avec fébrilité.

– On dit pourtant qu'il fut signalé dans Paris.

– Cela me paraît impossible ! Il n'a pas pu y pénétrer. Apprenez que dans les trois semaines qui ont suivi l'évasion, les ordres les plus stricts étaient donnés pour surveiller toutes les issues. Puis la découverte du noyé de Gassicourt et les déclarations d'Arnaud de Calistère vinrent mettre un ternie aux inquiétudes. Le dossier fut clos. Par acquit de conscience, j'ai un peu fouillé encore dans les archives. Rien qui ressemble à cette affaire n'a plus été signalé.

Un lourd silence s'appesantit entre eux.

– C'est tout ce que vous savez, Desgrez ?

Le policier fit quelques pas à travers la pièce avant de répondre :

– Non !

Il mordillait le tuyau de sa pipe, le regard fixe. « Savoir ! » grommela-t-il entre les dents.

– Qu'y a-t-il ? Parlez ?

– Eh bien ! Voici : il y a... trois ans... ou un peu plus, j'ai reçu une visite. C'était un curé, un garçon aux yeux comme du plomb fondu dans un visage de bougie, de ceux-là qui n'ont que le souffle mais qui se mettent en tête de sauver le monde. Il s'est informé : « Était-ce bien le même personnage que ce Desgrez qui, en 1661, avait été nommé avocat dans le procès du comte de Peyrac ? » Il m'avait recherché en vain parmi mes collègues du Palais de Justice et il avait eu beaucoup de peine à me retrouver sous la défroque d'un sombre argousin. Après qu'il se fut bien assuré que j'étais l'ex-avocat Desgrez, il se nomma. C'était le père Antoine de l'ordre créé par Monsieur Vincent. Il avait été aumônier des prisons et à ce titre avait assisté le comte de Peyrac au bûcher.

Angélique revit brusquement la silhouette du petit prêtre assis devant l'âtre du bourreau, comme un grillon transi.

– Après beaucoup de circonlocutions, il me demanda si je savais ce qu'était devenue la femme du comte de Peyrac. Je lui dis que oui mais que j'aimerais savoir à mon tour qui s'intéressait à elle, une femme dont le nom même était oublié de tous. Il se troubla beaucoup. C'était lui-même, dit-il. Il avait souvent songé à cette malheureuse abandonnée, beaucoup prié pour elle et souhaitait que la vie lui eût été enfin clémente. Je ne sais pourquoi il y avait quelque chose dans ses protestations qui sonnait faux. Dans mon métier, on discerne à une nuance près les réticences. Cependant, je lui dis ce que je savais.

– Que lui avez-vous dit, Desgrez ?

– La vérité : Que vous vous étiez fort bien tirée de vos ennuis, que vous aviez épousé le marquis du Plessis-Bellière et que vous étiez, pour lors, une des femmes les plus enviées de la Cour de France. Chose curieuse, loin de le réjouir, ces nouvelles parurent l'atterrer. Peut-être craignait-il que votre âme ne se trouvât désormais en perdition car je lui laissai entendre que vous étiez sur le chemin de supplanter Mme de Montespan.