Angélique cria avec désespoir :

– Oh ! pourquoi lui avez-vous dit cela ?... Vous êtes un monstre !

– N'était-ce pas la stricte vérité ? Votre second mari était bien en vie alors et votre faveur si éclatante qu'elle détournait la chronique mondaine. Qu'étaient devenus vos fils ? demanda-t-il encore. Je lui dis qu'ils étaient en bonne santé et également fort bien en Cour dans la maison de Monseigneur le Dauphin. Puis, comme il se retirait je lui dis à brûle-pourpoint : « Vous devez avoir gardé en effet un souvenir remarquable de cette exécution. Cela n'est guère fréquent, des petits tours de passe-passe de ce genre ? » Il a sursauté : « Que voulez-vous dire ? ». « Que le condamné tire sa révérence au dernier moment tandis que vous bénissez un cadavre anonyme. Vous deviez être assez troublé en vous apercevant de cette substitution ? » « J'avoue que je ne m'en suis pas aperçu sur le moment... ». Alors je me suis approché de lui jusqu'à lui toucher le bout du nez. « ET QUAND vous en êtes-vous aperçu, l'abbé ? » ai-je demandé.

« Il était aussi blanc que son rabat. « Je ne comprends rien à vos allusions, a-t-il dit pour se rattraper ». « Si, vous comprenez. Vous savez, comme moi, que le comte de Peyrac n'est pas mort sur le bûcher. Et pourtant il n'y en a guère qui soient au courant de ce fait. On ne vous a pas payé pour vous taire. Vous n'étiez pas dans le complot. Mais vous SAVEZ. Qui vous a renseigné ?...

« Il a continué à faire l'ignorant. Il est parti.

– Et vous l'avez laissé partir ?... Mais il ne fallait pas, Desgrez ! Il fallait le contraindre à parler, le menacer, l'asseoir sur le chevalet, l'obliger à dire qui l'avait renseigné, qui l'envoyait. Qui ?... Qui ?...

– Qu'est-ce que ça aurait changé ? dit Desgrez. Vous étiez bien Mme du Plessis-Bellière, non ? Angélique prit sa tête entre ses. mains. Desgrez ne lui aurait pas raconté cet incident s'il l'avait jugé sans importance. Desgrez pensait comme elle. Derrière la démarche insolite de l'aumônier des prisons, c'était la présence du premier mari d'Angélique qu'il soupçonnait. D'où celui-ci avait-il envoyé son messager ? Comment s'était-il mis en contact avec lui ?

– Il faut retrouver la trace de ce prêtre, dit-elle. C'est assez facile. Je me souviens qu'il appartenait à l'ordre des...

Desgrez sourit.

– Vous feriez un excellent policier, dit-il. Je vais encore vous épargner de la peine. Ce prêtre se nomme le père Antoine. Il n'est plus à Paris. Depuis plusieurs années, il est aumônier des galériens à Marseille.

La physionomie d'Angélique s'éclaira. Enfin, elle savait où partir. Elle commencerait par aller à Marseille voir ce père Antoine.

Elle le retrouverait sans difficultés. L'ecclésiastique finirait bien par lui confier le nom du personnage mystérieux qui l'avait envoyé vers Desgrez pour s'informer du sort de Mme de Peyrac. Peut-être saurait-il le lieu où se trouvait cet inconnu ?... Elle réfléchissait, les yeux brillants et mordillait sa lèvre supérieure.

Desgrez la couvait d'un regard ironique.

– À condition que vous puissiez sortir de Paris, dit-il, répondant à ses pensées qui se lisaient si ouvertement sur son visage animé.

– Desgrez, vous n'allez pas m'en empêcher.

– Ma chère enfant, je suis chargé de vous en empêcher. Ignorez-vous que, quand j'accepte une tâche, je suis comme un chien qui croche la casaque d'un malintentionné ? Je suis prêt à vous fournir tous les renseignements qui peuvent vous intéresser mais pour ce qui est de vous laisser prendre la clé des champs ne comptez pas sur moi.

Angélique se tourna vivement vers le policier. Son regard se noya d'une supplication ardente.

– Desgrez ! Mon ami Desgrez !

L'expression du jeune magistrat demeura implacable.

– Je me suis porté garant de vous, près du Roi. Ce ne sont pas des engagements que je prends à la légère, croyez-moi.

– Et vous vous dites mon ami !

– Dans la mesure où je n'ai pas à contrevenir aux ordres de Sa Majesté.

La déception ravageait Angélique comme une lave brûlante. Elle haïssait Desgrez, comme elle l'avait toujours haï. Elle savait qu'il était tenace et minutieux dans ses travaux et qu'il saurait dresser devant elle un mur infranchissable. Limier, il finissait toujours par attraper sa proie. Geôlier, il saurait la garder. On ne lui échappait pas.

– Comment avez-vous pu accepter cette révoltante mission, sachant que j'en faisais l'objet ? Je ne vous pardonnerai jamais.

– J'avoue que j'étais assez content de vous empêcher de faire une sottise.

– Ne vous mêlez donc pas de ma vie ! cria-t-elle hors d'elle-même. J'ai pour vous et les gens de votre espèce la plus profonde détestation. Je vous vomis, vous tous tant que vous êtes : malveillants, rouauts, grimauds, grimaçants, laquais rampants du maître qui vous jette un os à ronger.

Desgrez se détendit et se mit à rire. Il ne l'aimait jamais tant que sous les traits de la marquise des Anges, cette partie secrète de sa vie enfouie sous le luxe et la considération mais qui reparaissait dans ses colères.

– Écoutez, mon petit...

Il la prit par le menton et la contraignit à le regarder en face.

– J'aurais pu refuser cette mission, encore que le Roi me la confiait à cause de ma réputation. Il n'ignorait pas que pour vous retenir si vous vous étiez mis en tête de vous enfuir, ce n'était pas trop que mobiliser les meilleurs policiers de Paris. J'aurais pu refuser, mais il m'a parlé de vous avec anxiété, inquiétude, d'homme à homme... Et moi-même, j'étais comme je vous l'ai déjà dit décidé à mettre tout en œuvre pour vous empêcher de détruire une fois de plus votre existence.

Ses traits s'adoucirent et une tendresse profonde bouleversa son regard tandis qu'il contemplait le petit visage fermé retenu de force entre ses mains.

– Folle ! chère folle, murmura-t-il. N'en veuillez pas à votre ami Desgrez. Je veux vous épargner de vous lancer dans une aventure désastreuse, dangereuse. Vous risquez de tout perdre, de ne rien gagner. Et la colère du Roi sera terrible. On ne peut le braver au-delà d'une certaine mesure. Écoutez, petite Angélique,... pauvre petite Angélique...

Jamais il ne lui avait parlé avec une telle gentillesse, comme à une enfant qu'il faut à tout prix défendre contre elle-même, et elle avait envie d'appuyer son front sur son épaule et de pleurer tout bas.

– Promettez-moi, dit-il, promettez-moi de vous tenir tranquille et de mon côté je vous promets de tout mettre en œuvre pour vous aider dans vos recherches... Mais promettez-moi !

Elle secoua la tête. Elle avait envie de céder, mais elle se méfiait du Roi, elle se méfiait de Desgrez. Ils chercheraient toujours à l'emprisonner, à la retenir. Ils auraient voulu qu'elle oublie et qu'elle consente. Et elle se méfiait d'elle-même aussi, d'une certaine lâcheté, d'une certaine lassitude qui un jour lui ferait dire : À quoi bon ? Le Roi reviendrait la supplier. Elle était seule, entièrement seule et désarmée en face des forces liguées pour l'empêcher de rejoindre son amour.

– Promettez-moi, insistait Desgrez.

Elle eut à nouveau un signe négatif.

– Tête de mule ! fit-il en la lâchant avec un soupir. C'est donc désormais à qui de nous deux sera le plus fort. Eh bien ! entendu. Bonne chance, Marquise des Anges.

Angélique chercha un peu de sommeil, malgré l'aube qui blanchissait les vitres. Elle ne put s'endormir complètement et demeura dans une sorte d'état second, le corps engourdi mais l'esprit travaillant activement. Elle essayait de suivre l'odyssée mystérieuse du vagabond lépreux, imaginant la personnalité de son mari derrière cet être solitaire et rebutant qu'on avait vu clopiner sur les routes d'Ile-de-France, remontant vers Paris. Ce dernier détail aurait dû, à lui seul, condamner toutes les illusions. Comment un prisonnier évadé, au signalement précis et se sachant poursuivi, aurait-il eu l'audace de retourner vers Paris, ce guêpier ? Joffrey de Peyrac n'aurait pas été assez dément pour commettre cette folie. Ou plutôt, si ! Angélique se disait, à la réflexion, que cela lui ressemblait. Elle essayait de deviner sa pensée. Serait-il revenu à Paris pour la chercher ?... Mais quelle audace ! À Paris, la grande ville qui l'avait condamné, il ne trouverait plus ni ami, ni demeure... Sa demeure du quartier Saint-Paul était scellée, ce bel hôtel du Beautreillis qu'il avait fait construire en l'honneur d'Angélique. Elle se souvenait des fréquents voyages qu'il avait faits alors du Languedoc vers la capitale pour surveiller lui-même les travaux. Joffrey de Peyrac, proscrit, aurait-il songé à se réfugier en cette demeure ? Démuni de tout, peut-être avait-il conçu le projet de venir chercher l'or et les bijoux qu'il avait dissimulés dans des cachettes connues de lui seul ? Plus elle réfléchissait, plus cela lui paraissait évident. Joffrey de Peyrac était bien capable de risquer le pire pour rentrer en possession de quelques richesses. Avec de l'or et de l'argent, il pourrait se sauver, tandis que nu et misérable il était condamné à errer sans recours. Les paysans lui jetteraient des pierres, un jour ou l'autre on le livrerait. Tandis qu'avec une seule poignée d'or il gagnerait sa liberté ! Et il savait où trouver cet or. Dans son hôtel du Beautreillis, dont il connaissait les moindres recoins.

Angélique croyait l'entendre, suivait son raisonnement, reconnaissait son argumentation familière un peu méprisante. « L'or peut tout », disait-il. Ce principe avait été mis en échec par l'ambition d'un jeune roi, plus forte que la cupidité. Mais la règle restait commune. Avec un peu d'or, le malheureux cessait d'être désarmé. Il était revenu vers Paris. Il était venu ici : elle en était sûre maintenant. C'était plausible. À l'époque, le Roi n'avait pas encore fait main basse sur tout. Il n'avait pas encore offert l'hôtel au prince de Condé. L'hôtel était désert, demeure maudite, avec des sceaux de cire en travers de sa porte et gardé par un seul portier terrorisé et un vieux valet basque qui n'avait su où aller. Le cœur d'Angélique se mit à battre à coups irréguliers. Tout à coup,... elle tenait le fil de la certitude. « Moi je l'ai vu... Oui je l'ai revu, le comte maudit, dans la galerie du bas... Je l'ai vu. C'était une nuit peu après le bûcher. J'ai entendu du bruit dans la galerie et j'ai reconnu son pas... »