– Comment est-il ? Petit, gros, rouge ?

– Non, ma foi ! Ça m'a plutôt l'air d'un beau gars. Quant à dire à quoi il ressemble c'est plutôt difficile d'avoir une opinion. Il porte un masque, le chapeau jusqu'aux yeux et le manteau jusqu'au nez. Mais si vous voulez mon opinion, Madame, c'est quelqu'un de bien.

– Qui s'introduit la nuit chez les gens par les toits ?... C'est bon. Allez le chercher, Malbrant, mais tenez-vous prêt à donner l'alarme.

Elle attendit, curieuse malgré tout, et dès le seuil n'eut pas de peine à reconnaître la silhouette qui entrait.

Chapitre 2

– Vous !

– Hé oui, répondit la voix de Desgrez.

Angélique fit signe à l'écuyer.

– Vous pouvez nous laisser.

Desgrez rabattit son chapeau, ôta son masque et son manteau !

– Ouf ! dit-il.

Il vint à elle, prit la main qu'elle ne tendait pas et lui baisa légèrement le bout des doigts.

– Ceci pour m'excuser de ma brutalité de tantôt. J'espère que je ne vous ai pas fait trop mal ?

– Vous m'avez presque brisé les phalanges avec votre canne ! Mauvais !... J'avoue que je ne comprends rien à votre conduite, monsieur Desgrez.

– La vôtre n'est pas beaucoup plus compréhensible, ni agréable, dit le magistrat avec souci.

Il attira une chaise et s'assit à califourchon. Il n'avait pas sa perruque austère, ni ses impeccables habits. Vêtu de la casaque élimée qu'il revêtait encore parfois pour de secrètes expéditions, avec ses cheveux rêches, on retrouvait sa silhouette de policier des bas-fonds. Elle se vit elle-même dans les vêtements de Janine et ses pieds nus croisés devant elle.

– Faut-il vraiment que vous veniez me voir à cette heure de la nuit ? demanda-t-elle.

– Oui, il le faut.

– Vous avez réfléchi à votre méchanceté inqualifiable et vous n'avez pu attendre le jour pour réparer vos erreurs ?

– Non, ce n'est pas tout à fait cela. Mais puisque vous me répétiez sur tous les tons que vous vouliez me voir d'urgence, autant ne pas attendre le jour.

Il eut un geste fataliste.

– Puisque vous ne voulez pas comprendre que j'en ai assez de vous, que je ne veux plus entendre parler de votre sacrée petite personne... il me faut bien venir !

– C'est très important, Desgrez.

– Naturellement, c'est important. On vous connaît. Pas de danger que vous dérangiez la police pour une plaisanterie. Avec vous, c'est toujours du sérieux : vous êtes sur le point d'être assassinée ou bien de vous suicider ou bien vous avez décidé de couvrir la famille royale d'ordures, d'ébranler le royaume, de tenir tête au pape, que sais-je ?...

– Mais, Desgrez, je n'ai jamais exagéré.

– C'est bien ce que je vous reproche. Vous ne pourriez pas faire un peu la comédie comme toute gentille petite femme qui se respecte ? Du drame, oui ! Mais enfin pas du VRAI drame ! Tandis qu'avec vous on n'a plus qu'à courir en suppliant le Ciel de ne pas arriver trop tard. Enfin me voici... et à temps semble-t-il.

– Desgrez, est-ce possible ? vous voulez bien m'aider encore une fois ?

– On verra, fit-il sombre. Parlez d'abord.

– Pourquoi êtes-vous passé par la fenêtre ?

– Vraiment, fit-il, vous n'avez pas compris ? Vous n'avez pas encore remarqué que vous êtes filée par la police depuis une semaine ?

– Filée par la police ? Moi !

– Oui. Sachez que le rapport le plus précis doit être rédigé sur les allées et venues de Mme du Plessis-Bellière. Pas un coin de Paris où vous ne vous rendiez sans être suivie de deux ou trois anges gardiens. Pas une lettre de votre main qui ne soit subtilisée et lue avec le plus grand soin avant d'être remise à son destinataire. On a disposé un réseau serré de gardes à votre seule intention à chaque porte de la ville. Quelle que soit la direction par laquelle vous chercheriez à en sortir, vous ne feriez pas cent mètres sans être rejointe. Sachez qu'un fonctionnaire très haut placé répond personnellement de votre présence dans la capitale.

– Qui donc ?

– Le propre lieutenant-adjoint de M. de La Reynie, un certain Desgrez. Vous en avez entendu parler, n'est-ce pas ?

Angélique était atterrée.

– Voulez-vous dire que vous avez été chargé de me surveiller et de m'empêcher de quitter la ville ?

– Exactement. Vous voyez que, dans ces conditions, il m'était difficile de vous recevoir ouvertement. Je n'allais pas vous enlever dans mon propre carrosse, sous les yeux mêmes de ceux que j'avais postés à vos trousses.

– Et qui vous a chargé de cette ignoble mission ?

– Le Roi.

– Le Roi ?... Et pourquoi ?

– Sa Majesté ne m'en a pas fait la confidence mais vous avez bien une petite idée à ce sujet, hein ? Je ne sais qu'une chose : le Roi ne veut pas que vous quittiez Paris et j'ai pris mes dispositions en conséquence. À part cela, que puis-je pour vous ? Qu'attendez-vous de votre serviteur ?

Angélique serrait nerveusement ses deux mains sur ses genoux. Ainsi, le Roi s'était méfié d'elle ! Il n'admettait pas qu'elle lui désobéît. Il la retiendrait de force près de lui. Jusqu'à... Jusqu'à ce qu'elle fût devenue raisonnable. Mais cela ne serait jamais !

Desgrez la regardait et il songeait qu'avec ses vêtements simples et ses pieds nus, qu'elle croisait d'un geste frileux, le regard inquiet de ses yeux cernés cherchant une issue, elle ressemblait à un oiseau prisonnier qu'habite la passion sauvage de l'envol. Déjà la cage dorée autour d'elle des meubles précieux et des somptueuses tentures ne semblait plus faite pour cette femme dépouillée. Elle avait abandonné ses artifices mondains et dans ce décor qu'elle avait elle-même composé pourtant avec goût et passion, elle paraissait insolite, étrangère. Tout à coup elle était redevenue la bergère aux pieds nus, environnée de solitude et si lointaine que le cœur de Desgrez se serra. Une idée lui vint qu'il chassa d'un mouvement de tête.

« Elle n'a jamais été créée pour nous. C'est une erreur ! »

– Qu'y a-t-il ? Que voulez-vous de votre serviteur ? répéta-t-il à voix haute.

Le regard d'Angélique se noya d'une lumière attendrie.

– Vous voulez bien m'aider ? répéta-t-elle.

– Oui, à condition que vous n'abusiez pas des yeux doux et que vous gardiez les distances. Restez où vous êtes, intima-t-il comme elle ébauchait un mouvement vers lui. Tenez-vous sage. Ce n'est pas déjà une partie de plaisir. Ne la transformez pas en torture, insupportable diablesse.

Desgrez tira sa pipe de la poche de son gilet, et prenant sa tabatière commença à la bourrer d'un geste méthodique.

– Allez, mon petit, videz votre sac !

Elle aimait son air distant de confesseur. Tout lui parut facile.

– Mon mari est vivant, dit-elle.

Il ne sourcilla pas.

– Lequel ? Vous en eûtes deux, je crois, et tous deux bien morts, semblerait-il. L'un fut grillé, l'autre perdit sa tête à la guerre. Y en aurait-il un troisième en lice ?

Angélique secoua la tête.

– Ne faites pas mine de ne pas comprendre de quoi il s'agit, Desgrez. Mon mari est vivant, il n'a pas été brûlé en Place de Grève comme les juges l'y avaient condamné. Le Roi l'a gracié au dernier moment et a préparé son évasion. C'est le Roi lui-même qui m'en a fait l'aveu. Mon mari, le comte de Peyrac, sauvé du bûcher mais toujours considéré comme dangereux pour la sûreté du royaume, devait être conduit au secret dans une prison hors de Paris. Mais il s'évada... Tenez, voici des papiers qui attestent cette incroyable révélation.

Le policier posa doucement sa tige d'amadou sur le fourneau de sa pipe. Il tira quelques bouffées et prit le temps de rouler soigneusement son amadou, avant de repousser d'une main indifférente le dossier qu'elle lui tendait.

– Inutile ! Je les connais.

– Vous les connaissez ? répéta Angélique avec stupeur. Vous avez déjà eu ces papiers entre les mains ?

– Oui.

– Quand cela ?

– Il y a quelques années déjà. Oui... Une petite curiosité qui m'a pris. Je venais d'acheter ma charge d'exempt de police. J'avais su me faire oublier auparavant. On ne se rappelait plus cet avocat miteux qui s'était mêlé stupidement de défendre un sorcier condamné d'avance. L'affaire était enterrée, mais parfois on l'évoquait devant moi... On disait des choses. J'ai cherché. J'ai fouiné. Quand on est policier, on a ses entrées un peu partout. J'ai fini par découvrir ceci. Je l'ai lu.

– Et vous ne m'en avez jamais parlé, murmura-t-elle dans un souffle.

– Non !

Il la regardait, les yeux mi-clos derrière un filet de fumée bleue et elle recommençait à le haïr, à détester son air de chat matois ruminant ses secrets. Ce n'était pas vrai du tout qu'il l'aimait. Il n'avait aucune faiblesse. Il serait toujours plus fort qu'elle.

– Vous souvenez-vous, ma chère, dit-il enfin, de ce soir où vous m'avez fait vos adieux dans votre chocolaterie ? Vous veniez de m'apprendre que vous alliez épouser le marquis du Plessis-Bellière. Et par un de ces rapprochements étranges dont les femmes ont le secret, vous m'avez dit : « N'est-ce pas bizarre, Desgrez, que je ne puisse détruire en moi cette espérance de le revoir un jour ? Certains ont dit que... ce n'était pas lui qu'on a brûlé en Place de Grève... »

– C'est alors que vous auriez dû me parler ! cria-t-elle.

– À quoi bon ? fit-il durement. Souvenez-vous ! Vous étiez sur le point de cueillir le fruit d'efforts surhumains. Vous n'aviez rien épargné pour cela, ni le travail, ni le courage, ni les plus basses manœuvres de chantage, ni même votre vertu. Vous aviez tout jeté dans la balance de vos ambitions. Vous étiez sur le point de triompher. Et si j'avais parlé vous auriez tout détruit... pour une chimère ?...