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Angélique écartait les chiffres du minutieux Arnaud de Calistère et se penchait sur le rapport que celui-ci avait rédigé d'une plume anxieuse :
...« Vers la minuit, en aval de Nanterre, la barge qui nous transportait avec le prisonnier fit halte et se fixa à la berge. Chacun de nous prit un peu de repos ; je laissai une sentinelle près du prisonnier. Celui-ci, depuis le moment où nous l'avions reçu des mains du bourreau, n'avait pas donné signe de vie. Nous avions dû le porter le long du souterrain qui menait de la cave de la Vigne-Bleue au port. Depuis il gisait sous la barge, respirant à peine... »
Elle imagina le grand corps torturé, déjà enveloppé dans la robe blanche des condamnés comme dans un linceul.
« Avant de sacrifier au sommeil, je m'étais informé de ses besoins. Il n'avait pas paru m'entendre. »
En fait le sieur de Calistère, tandis qu'il se roulait dans son manteau pour « sacrifier au sommeil », s'attendait à retrouver le lendemain son prisonnier plutôt mort que vivant. Or, il ne l'avait plus retrouvé du tout !
Et Angélique éclatait de rire. Joffrey de Peyrac vaincu, mourant, mort, c'était une image qui lui avait toujours paru fausse, incongrue. Elle ne parvenait pas à le « voir » ainsi. Elle le voyait plutôt tel qu'il avait dû demeurer jusqu'au bout, son esprit aux aguets veillant dans son corps épuisé, tout son instinct tendu à refuser la mort, décidé à jouer la partie sans faiblesse jusqu'au dernier instant. Un miracle de volonté. Mais tel qu'elle l'avait connu, il était bien capable de cela et de plus encore. Au matin, on n'avait retrouvé dans le foin que l'empreinte de son corps. La sentinelle avait dû avouer piteusement que, veillant un moribond, elle ne s'était pas crue obligée à une vigilance extrême et, ma foi, la fatigue aidant, elle aussi avait sacrifié à la déesse du sommeil.
« La disparition du prisonnier n'en demeure pas moins inexplicable. Comment cet homme, qui n'avait plus la force d'ouvrir les yeux, a-t-il pu se glisser hors du bateau sans attirer notre attention ? Et qu'a-t-il pu devenir ensuite ? S'il a pu se traîner jusqu'à la berge, dans son état, à demi nu, il lui était impossible d'aller bien loin sans se faire reconnaître. »
Ils avaient entrepris aussitôt des recherches et, ayant alerté des paysans, leur avaient réclamé le secours de leurs chiens. Ceux-ci avaient longtemps rôdé sur la rive. On en concluait que le prisonnier après avoir, par un effort surhumain, réussi à se glisser hors de la péniche, avait été emporté par le courant. Trop faible pour lutter, il s'était noyé. Cependant, un paysan étant venu plus tard se plaindre que sa barque, à l'attache, lui avait été volée cette nuit-là, le Lieutenant des mousquetaires n'avait pas voulu négliger ce nouvel indice. La barque avait été retrouvée près de Porcheville. On avait ratissé la région. On avait interrogé les gens du pays, leur demandant s'ils n'avaient pas rencontré un homme maigre, boiteux, errant ? Quelques réponses affirmatives avaient mené les mousquetaires jusqu'à un petit couvent blotti dans les peupliers, où le père abbé avait reconnu qu'il avait hébergé trois jours auparavant un de ces lépreux errants comme on en trouvait encore dans les campagnes : un pauvre hère couvert de plaies et cachant son visage sans doute trop hideux derrière un linge crasseux. Cet homme était-il grand ? Boitait-il ? Oui... peut-être ? Les souvenirs des moines restaient vagues. S'exprimait-il d'une manière choisie, en des termes peu habituels pour un vagabond ? Non. L'homme était muet. Il poussait de temps en temps des cris rauques comme le font les lépreux. Le père abbé lui avait parlé de l'obligation qu'il avait de le conduire à la prochaine léproserie. L'homme ne s'était pas rebiffé. Il était monté dans la carriole du frère convers mais avait trouvé le moyen de lui fausser compagnie. Comme on traversait un bois, on perdait sa trace. On le retrouvait du côté de Saint-Denis, aux abords de Paris. Était-ce le même lépreux ou un autre ? Toujours est-il que par les soins d'Arnaud de Calistère, possesseur de pouvoirs extraordinaires remis par le Roi, toute la police de Paris avait été alertée. Pendant les trois semaines qui suivirent la disparition du prisonnier dont était chargé le Lieutenant, les portes de Paris ne laissèrent pas une carriole pénétrer dans la ville sans l'avoir fouillée de fond en comble, ni entrer un piéton ou un cavalier sans lui avoir mesuré les deux jambes et examiné chaque trait de son visage.
Le dossier que feuilletait Angélique était encombré de rapports rédigés par la plume studieuse d'un quelconque sergent du guet, signalant qu'« en ce jour il avait appréhendé un vieillard à la jambe basse, mais qui était courtaud et qui n'était pas beau mais pas défiguré non plus... ou un seigneur masqué, mais qui était masqué pour aller voir une dame et dont les jambes étaient de la même taille », etc...
Le vagabond lépreux n'était pas reconnu. On le signalait pourtant dans Paris. On en avait peur. Il ressemblait au diable. Son visage devait être particulièrement affreux puisqu'il portait toujours un linge ou même une espèce de cagoule. Un policier qui l'avait appréhendé une nuit n'avait pas eu le courage de lever cette cagoule. L'être avait disparu avant qu'il ait pu appeler les soldats du guet.
Là s'arrêtaient les divagations à propos du vagabond lépreux, d'autant plus que, vers la même époque, on retrouvait à Gassicourt, dans les roseaux en aval de Mantes, le corps d'un homme noyé depuis près d'un mois. Ce corps était dans un état de putréfaction avancé. On avait seulement pu déterminer qu'il s'agissait d'un homme très grand. Le lieutenant de Calistère, poussant un soupir de soulagement faisait remarquer, dans une épître au roi, que cette conclusion avait toujours été prévue par lui comme la seule possible. L'évadé avait méconnu la clémence du roi qui l'avait arraché in extremis aux flammes. Dieu l'avait puni en le livrant à l'eau glacée du fleuve. Tout était bien !
– Non ! Non ! protestait Angélique.
Angélique repoussait avec horreur le triste épilogue. Elle se rattachait aux quelques lignes que le bailli de Gassicourt, qui avait rédigé le procès-verbal concernant la découverte de ce corps, avait ajoutées : « Quelques lambeaux d'une casaque noire étaient encore accrochés à ses épaules. »
Le prisonnier en s'évadant de la barge n'était vêtu que de sa chemise blanche. Mais le texte d'Arnaud de Calistère soulignait : « Le signalement de ce noyé correspondant exactement à celui de notre prisonnier... »
– Et la chemise blanche ? dit Angélique tout haut.
Elle défendait son épuisante espérance contre les ombres du doute. Une peur s'insinuait. Les mousquetaires avaient peut-être revêtu le supplicié d'une casaque noire avant de le traîner, à travers le souterrain, sur le bateau qui devait l'emmener hors de Paris ?
– Si je pouvais retrouver cet Arnaud de Calistère ou l'un de ses complices et l'interroger ? se dit-elle.
Elle chercha dans sa mémoire. Elle n'avait jamais entendu prononcer ce nom autour d'elle pendant qu'elle était à la Cour. Cependant, il serait relativement aisé d'apprendre ce qu'était devenu un ancien lieutenant des mousquetaires du roi. Dix ans à peine s'étaient écoulés depuis ces événements. Dix ans ! Cela paraissait très court et, en même temps, il lui semblait qu'elle avait vécu plusieurs vies depuis. Elle avait été tour à tour au bas de la misère, au sommet des richesses. Elle s'était remariée. Elle avait régné sur le cœur du Roi. Tout cela s'abolissait comme un rêve.
Une lettre de Mme de Sévigné traînait, ouverte, sur la tablette rabattue de son secrétaire, près des papiers épars :
« Voici bientôt deux semaines, ma très chère, qu'on ne vous a vue à Versailles. On s'interroge. On ne sait que penser. Le Roi est sombre... Que se passe-t-il ? »
Elle haussa les épaules.
Certes, elle avait quitté Versailles. Elle n'y reviendrait JAMAIS. C'était inéluctable. Les fantoches continueraient la ronde sans elle. Elle oubliait leur existence. Tout se concentrait sur cette vision lointaine d'un lourd chaland contre une berge glacée, au cours d'une nuit d'hiver. De là, elle recommençait à vivre. Et elle oubliait son corps que d'autres avaient possédé, son visage nouveau, ce visage d'une perfection achevée, dont l'apparition faisait trembler le roi et les marques de la vie qu'un destin brutal avait imprimées en elle. Elle se retrouvait miraculeusement purifiée, avec la naïveté farouche de ses vingt ans, femme toute neuve, adorablement tendre et se tournant vers LUI...
*****
– Un homme vous demande !
La tête aux cheveux blancs de Malbrant-coup-d'épée s'inscrivait curieusement sur la tapisserie, devant elle.
– Un homme vous demande, répéta la voix.
Elle sursauta, vacilla un peu. Elle s'aperçut qu'elle avait dû s'endormir quelques instants, très droite sur son tabouret, les mains autour de ses genoux. L'écuyer en ouvrant la petite porte dissimulée dans la tapisserie, l'avait réveillée. Elle passa la main sur son front.
– Hein ! Quoi ? Oui... Un homme ? Quel homme ?... Quelle heure est-il ?
– Trois heures du matin.
– Et vous dites qu'un homme me demande ?...
– Oui, Madame.
– Le portier l'a laissé entrer à une heure pareille ?
– C'est-à-dire le portier n'y peut rien. L'homme n'est pas entré par la porte mais par ma fenêtre. Je laisse parfois ma lucarne ouverte et comme ce monsieur est venu par les gouttières...
– Vous vous moquez de moi, Malbrant ! S'il s'agit d'un cambrioleur, j'espère que vous l'avez réduit à l'impuissance ?
– C'est-à-dire... Non, c'est ce monsieur qui m'a d'abord réduit à l'impuissance. Il m'a affirmé ensuite que vous l'attendiez et je me suis laissé convaincre. C'est certainement un de vos amis, Madame ; il m'a donné sur vous des précisions qui prouvent... Angélique fronça les sourcils. Encore une histoire de fou ! Elle songea à l'homme qui paraissait la suivre depuis une semaine.
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