Démétrios s’avança et posa sa grande main sur l’épaule de Christophe :
– Vous ne trouvez pas que cela fait déjà assez de morts dans la famille ? Pourquoi ne pas chercher plutôt à vous faire une vie plus conforme à vos goûts et digne d’un gentilhomme ?
– D’un gentilhomme ? Je n’ai même plus de nom ni de prénom. A Cîteaux j’étais le frère Anthime, rien d’autre. Mon père entend qu’il ne reste aucune trace de notre famille...
– Eh bien, faites-vous un autre nom ! Soyez un ancêtre au lieu d’être un descendant ! De toute façon, votre départ pour la guerre pourra tout de même attendre jusqu’à demain ? Et je crois que, d’ici là, vous aurez encore beaucoup de choses à apprendre à... votre nièce ? Venez avec nous ! Il se fait tard et les portes de la ville vont bientôt fermer...
A la lueur qui s’était allumée dans les yeux de l’ex-moine – ces yeux gris des Brévailles si semblables aux siens ! – Fiora comprit qu’il mourait d’envie d’accepter et •elle insista gentiment :
– Venez, je vous en prie ! Vous n’imaginez pas combien je suis heureuse que le destin nous ait fait rencontrer...
– Moi aussi je suis heureux et pour la première fois depuis bien longtemps ! J’avais oublié ce que c’était !
Et, sans plus se faire prier mais en refusant le cheval que Fiora lui offrait dans l’intention de partager celui de Léonarde, il sauta joyeusement en croupe d’Esteban.
La jeune femme, cependant, retournait vers la tombe cachée, et, s’agenouillant :
– Je suis venue ici pour tirer vengeance de ceux qui vous y ont mis, murmura-t-elle. Lorsque ma tâche sera accomplie je reviendrai vous en rendre compte mais, en attendant, je vais faire en sorte que les autres victimes, votre mère et votre frère, retrouvent au moins la paix du cœur. Je suis votre enfant et je vous aime...
Se courbant tout à fait, elle baisa la terre sous l’herbe verte et se releva, emportant sur ses cheveux un semis de pétales blancs. Gomme l’avait fait Christophe, elle cassa une brindille et revint vers ses compagnons :
– Nous pouvons aller, fit-elle avec un sourire.
Après un dernier signe de croix, les cavaliers quittèrent la fontaine Sainte-Anne dans l’eau claire de laquelle le soleil jetait des étincelles. Ils redescendirent en silence vers Il ville.
C’était à présent au tour de Léonarde d’aller à la rencontre de ses souvenirs...
Quand elle franchit la porte Guillaume, qui ouvrait la ville au nord-ouest, le cœur battait à la vieille fille un peu plus vite que de coutume en dépit de ses allures imperturbables. Elle avait vécu près de dix ans dans cette auberge de la Croix d’Or dont on pouvait déjà apercevoir la belle enseigne peinte et découpée et elle ne l’avait pas revue depuis dix-huit années. Elle y était venue peu de temps après la mort de sa mère quand sa cousine Bertille, la maîtresse du lieu, lui avait proposé de l’y aider dans ses tâches quotidiennes. Et, en vérité, Léonarde s’était trouvée bien dans cette opulente auberge, réputée par tout le duché – et même au-delà – pour le confort de ses chambres et la perfection de sa cuisine. On y voyait beaucoup de monde, beaucoup de riches voyageurs et, souvent aussi, de grands personnages. Il était même arrivé du duc Philippe en personne de venir avec quelques gentilshommes de son entourage souper à la Croix d’Or. Inutile de dire que, ce soir-là, maître Huguet, le propriétaire, avait vidé son auberge pour la consacrer uniquement à son seigneur.
Oui, Léonarde Mercet se plaisait bien chez ses cousins. Pourtant, il avait suffi qu’un soir on mît entre ses bras un bébé maigre, une petite fille abandonnée, pour qu’elle sentît s’éveiller en elle ce qu’elle n’espérait plus ressentir : l’instinct maternel, le besoin de se dévouer, d’étreindre et de se donner de tout son être sans même envisager qu’un jour cela lui soit rendu. Et, dès le lendemain, elle tournait délibérément le dos à tout ce qui avait été sa vie jusque-là pour s’en aller à l’aventure, avec un inconnu dont elle pressentait seulement qu’il était aussi généreux qu’elle-même. Aussi, dans la litière que Francesco Beltrami avait achetée tout exprès pour ce voyage, la petite Fiora, baptisée la veille dans la chambre même du négociant, reposait entre les bras d’une Léonarde infiniment heureuse...
En revenant de la sorte à son point de départ et tandis que sa monture descendait la rue Porte-Guillaume, Léonarde pensait qu’elle avait fait le bon choix en dépit du drame par lequel s’était achevé son séjour à Florence et que, si c’était à refaire, elle recommencerait sans la moindre hésitation, car elle avait vécu dix-sept années de vrai bonheur dans le palais des bords de l’Arno. De ce bonheur, il ne restait plus aujourd’hui de réel que ce qu’elle avait connu en quittant Dijon jadis : sa tendresse pour Fiora et le devoir de veiller sur elle.
Evidemment, c’était à présent moins facile. Fiora était une femme et une femme qui connaissait la souffrance, une femme altérée de vengeance qui avait rencontré son semblable en Démétrios et qui n’aurait trêve ni repos jusqu’à ce que tout soit accompli. Léonarde s’était alors donné pour tâche essentielle de veiller à ce que l’enfant de son cœur ne sorte pas de ce dangereux chemin plus blessée encore qu’elle ne l’était en s’y engageant.
Quand les cavaliers arrivèrent devant l’auberge, Léonarde pensa que rien n’avait changé, du moins en apparence. C’était toujours la même impeccable propreté, les mêmes rutilances de cuivres et d’étains briqués à grand renfort de son et d’huile de coude ainsi que le montraient les fenêtres ouvertes dont les petits carreaux brillaient autant qu’autrefois, les mêmes effluves gourmands qui débordaient jusque dans la rue et les mêmes dallages de belles pierres blanches du pays que l’on récurait chaque jour à grande eau. Par contre, le ventre de maître Huguet, le propriétaire qui vint à leur rencontre, était plus rebondi qu’autrefois et son haut bonnet blanc, bien amidonné, laissait dépasser des mèches grises...
Impressionné par l’allure de Fiora et de Démétrios qui allaient en tête du groupe, le digne homme fit tous ses efforts pour se plier en deux – sans grand résultat d’ailleurs – et informa les « nobles voyageurs » que sa maison comme lui-même étaient tout à leur service si toutefois ils voulaient bien lui confier ce qu’ils désiraient de lui.
– Savoir si la maison est toujours aussi bonne, mon bon cousin, déclara gaiement Léonarde qui s’était avancée auprès de la jeune femme. Nous sommes des voyageurs fatigués et... affamés !
La stupeur arrondit les yeux et la bouche de Donatien Huguet et il dut faire appel à ses besicles pour s’assurer qu’il n’avait pas la berlue :
– Par tous les saints du paradis ! Léonarde ! Est-ce bien vous ?
– C’est bien moi, en chair et en os ! Plus d’os que de chair, d’ailleurs comme autrefois mais vous, que vous voilà gras et fleuri ! L’image même de la prospérité ! Pour ne pas dire de l’abondance !
– Je ne me plains pas, je ne me plains pas ! La maison marche à souhait et nous gardons notre réputation...
Sur ce, les deux cousins s’embrassèrent avec toute l’effusion que l’on met quand on ne s’est pas vus depuis longtemps. Les baisers claquaient à la bonne franquette. Léonarde, cependant, les interrompit pour demander :
– Et ma cousine Bertille ? Où est-elle ? J’ai hâte de l’embrasser.
Le bon visage épanoui de maître Huguet parut se recouvrir de brume et même une larme monta à ses yeux :
– Ma pauvre femme nous a quittés il y aura quatre ans à la Saint-Fiacre et je n’en suis pas encore consolé. C’est ma jeune sœur Magdeleine qui m’aide à présent mais, bien qu’elle ait beaucoup de bonne volonté, elle n’est pas si entendue que ma Bertille...
On se réembrassa avec des larmes des deux côtés car Léonarde était de ceux qui savent garder leur affection au chaud sans que le passage des années y change quoi que ce soit. Elle aimait bien Bertille et, à présent, elle la pleurait d’un cœur sincère. Mais, cette fois, ce fut l’aubergiste qui rompit l’embrassade :
– Mais nous sommes là à parler famille, à nous attendrir, et nous faisons languir ces nobles personnes qui vous accompagnent...
– Il y en a une encore que vous connaissez, fit Léonarde en glissant son bras sous celui de Fiora. Vous souvenez-vous de messire Beltrami, mon cousin ?
– Comment aurais-je pu l’oublier ? Un seigneur si généreux, si aimable... et qui aimait tellement mon coq au vin de Beaune ! Par exemple, il y a belle lurette que nous ne l’avons vu..,
– Et vous ne le reverrez plus, hélas, car lui aussi a quitté ce monde mais voici donna Fiora, sa fille, dont je suis toujours la gouvernante...
En face de cette belle jeune femme dont les grands yeux gris lui souriaient, maître Huguet joignit les mains avec un étonnement plein de ferveur mais qui pourtant ne sonnait pas très juste.
– La... petite fille qui a été baptisée ici ? Doux Jésus ! Qu’elle est belle ! ... comme ma Bertille aurait été heureuse de la voir !
– Quant à ce seigneur, ajouta Léonarde, c’est messire Démétrios Lascaris, médecin personnel de Mgr Lorenzo de Médicis que celui-ci envoie au roi de France. Il y a aussi son écuyer et... un ami. A présent, tâchez de nous bien loger et de nous bien nourrir ! ...
Escorté de l’aubergiste qui avait retrouvé sa bonne humeur, tout le monde pénétra dans l’auberge où Magdelaine, qui ressemblait fort à son frère de par son tour de taille et son bon visage épanoui, embrassa Léonarde et offrit à Fiora sa meilleure révérence. Puis elle les précéda dans l’escalier pour les conduire à la plus belle chambre de la maison, une grande pièce blanchie à la chaux mais réchauffée d’une tapisserie de laine, à personnages, meublée d’un grand lit à courtines de velours vert et de quelques beaux meubles bourguignons luisants de bonne santé et de cire fine dont le parfum embaumait plus encore que le grand bouquet de genêt qui mettait un éclaboussement de soleil sur un coffre de chêne sculpté.
"Fiora et le Téméraire" отзывы
Отзывы читателей о книге "Fiora et le Téméraire". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Fiora et le Téméraire" друзьям в соцсетях.