Les yeux de l’homme suivirent son geste avec intérêt :

– Il avait amassé quelque bien qui lui a permis d’acheter un petit clos, hors les murs, près du prieuré de Larrey. On dit qu’il s’entend avec les moines qui seront ses héritiers... Si vous voulez le voir, c’est là que vous le trouverez... à moins qu’il ne soit mort dans la nuit.

– Ce qu’à Dieu ne plaise ! Merci de m’avoir répondu... Elle tendit trois pièces d’argent et il avança la main pour les recevoir sans quitter des yeux cette jeune femme vêtue de fin drap gris dont le visage se dissimulait derrière le voile qui couvrait sa tête. Mais elle semblait belle et, d’après son allure, on pouvait supposer qu’elle était une noble dame. Il s’attendait à ce qu’elle cherchât des yeux un meuble quelconque pour y déposer cet argent mais, sans hésiter, elle le plaça dans la paume ouverte.

– Vous ne craignez pas de toucher la main d’un bourreau ?

– Pourquoi non ? Vous faites au grand jour et sur ordre ce que d’autres font en secret ou sous le couvert de la nuit. Beaucoup d’entre nous sont des exécuteurs – et nous n’en savons rien... Adieu, Jehan du Poix. Dieu vous garde !

Il ouvrit la porte devant elle et, cette fois, s’inclina quand la jeune femme la franchit :

– S’il peut entendre la prière d’un misérable, c’est vous qu’il gardera, noble dame...

En silence et sans prêter même attention aux yeux ronds d’une commère qui les regardait passer, les trois voyageurs rejoignirent leurs chevaux. Léonarde, qui était entrée chez l’exécuteur avec une certaine répugnance, s’était hâtée de dire une prière dès qu’elle en fut sortie.

Elle l’achevait quand Fiora, un pied sur l’étrier, lui demanda :

– Vous savez, j’imagine, où se trouve ce prieuré ?

– A une demi-lieue environ de la porte d’Ouche. Voulez-vous donc y aller maintenant ?

– Bien sûr. La journée n’est pas encore avancée. Est-ce que cela vous contrarie ?

– Non, mon agneau. Je suis d’ailleurs la seule à pouvoir vous montrer le chemin. Il faut néanmoins nous hâter si nous voulons revenir avant la fermeture des portes.

Hors de la ville, on franchit l’Ouche, une jolie rivière ombragée d’aulnes et de saules. Au bord, des lavandières frappaient leur linge à grands coups de battoirs sans arrêter un seul instant de rire et de bavarder car le temps était beau, doux et incitait à la gaieté. Le long du coteau au sommet duquel se profilaient les bâtiments et la tour d’un vieux couvent, quelques arpents de vigne se chauffaient au soleil...

– Qui pourrait croire, soupira Démétrios, que ce pays est en guerre ? Tout y respire la paix et la prospérité...

Depuis des mois, en effet, le duc Charles de Bourgogne, toujours à la poursuite du rêve qui le hantait de reconstruire l’antique royaume lotharingien en réunissant par de nouvelles terres ses domaines flamands à son duché proprement dit et à la Franche-Comté, assiégeait, près de Cologne, la forte ville de Neuss dont il ne pouvait venir à bout. Et cela indépendamment du fait qu’il avait donné rendez-vous, en ce même été 1475, au roi d’Angleterre Edouard IV pour l’aider à conquérir la France, cette France dont il haïssait le roi, Louis, onzième du nom, et avec laquelle la trêve, conclue depuis trois ans, venait de s’achever sans autre espoir de prorogation. Le Téméraire méritait bien son surnom...

– La guerre est loin, fit Léonarde, et le duc ne peut tirer de ses provinces que ce que lui accordent, en hommes et en argent, les États de Bourgogne pour ce pays-ci, les États de Flandres pour ceux de par-delà... Et il faut, tout de même, bien des bras à cette terre...

– Mais le duc commence à manquer d’or à ce que l’on dit, reprit le Grec avec une sombre joie. Alors qu’il était le prince le plus riche de toute la chrétienté... S’il cherche à contracter des emprunts...

Il se tut brusquement, conscient de ce qu’il était en train de dire. Rappeler les besoins en argent frais du Téméraire au moment où Fiora s’obligeait à ce pénible pèlerinage ne pouvait qu’être douloureux à la jeune femme. C’était ramener à la surface le souvenir cuisant de l’étrange mariage conclu en trois jours, l’hiver précédent, entre l’héritière du riche Francesco Beltrami et le comte Philippe de Selongey, l’ambassadeur envoyé par le Téméraire auprès de Lorenzo de Médicis pour tenter de négocier un emprunt. Emprunt que le Magnifique avait refusé par fidélité à son alliance avec le roi de France. La dot royale de Fiora avait alors rejoint les coffres du duc de Bourgogne cependant que sa vie d’épousée se réduisait à la seule nuit de noces. Et puis Philippe s’en était reparti, à l’aube, pour aller se faire tuer, ayant, pensait-il, souillé son nom par cette union avec l’enfant de l’inceste. Fiora qui l’aimait avait beaucoup pleuré mais, à présent, il était difficile de deviner quels étaient au juste ses sentiments envers son fugitif époux. L’aimait-elle encore ou l’avait-elle ajouté au nombre de ceux dont elle entendait se venger ? Il est vrai que Selongey avait reparu discrètement à Florence au moment où s’écroulait la fortune des Beltrami, mais qu’il en était reparti encore plus vite sans chercher à savoir ce qu’était devenue sa jeune femme. Voulait-il la revoir ou bien tenter de procurer à son maître de nouveaux subsides ?

Conscient du silence qui avait suivi ses derniers mots, Démétrios, après un bref coup d’œil à Fiora qui chevauchait, impavide, à son côté, reprit la parole mais se contenta de vanter le charme du paysage et la beauté opulente de cette ville de Dijon où les ducs de Bourgogne avaient accumulé œuvres d’art et bâtiments prestigieux. Telle cette Sainte-Chapelle couronnée d’or où se tenaient les grands chapitres de la Toison d’or, l’ordre de chevalerie fondé par le père du Téméraire et dont Selongey était honoré.

En fait, Fiora n’entendait guère ses propos. La violence des drames qu’elle avait vécus, ce dernier printemps, s’atténuait en elle pour laisser place au souvenir de celui vécu jadis par ses jeunes et imprudents parents. Etait-ce la magie propre à cette terre de Bourgogne vers laquelle, depuis l’instant où elle y avait posé le pied, elle se sentait attirée ? Toujours est-il que Jean et Marie de Brévailles lui devenaient plus proches et plus chers à mesure qu’elle remontait le temps pour rejoindre leur drame.

Aux abords du prieuré de Larrey, se trouvait un petit clos dont les murs bas jouxtaient ceux du couvent. C’était un minuscule domaine composé d’une vigne, d’un grand carré potager avec quelques arbres fruitiers et d’une maison basse, abritée sous un toit à deux pentes. Un homme en sarrau de toile bise, ses longs cheveux blancs dépassant d’un bonnet de laine, y travaillait, courbé sur les ceps couverts de feuilles vertes. C’était un homme âgé mais, quand il se redressa, soutenant de ses mains ses reins qui devaient lui faire mal, on put voir qu’il était grand et encore vigoureux.

– C’est lui, dit Léonarde. Voulez-vous que je lui parle ?

– Non, merci, répondit Fiora. Je préfère y aller moi-même. Si vous voulez bien m’attendre un moment ?

Elle sauta à terre, marcha vers la barrière faite de grosses branches qui fermait l’étroit domaine, la poussa et se dirigea vers le vieillard qui, une main en auvent au-dessus des yeux, la regardait venir à lui dans un rayon du soleil.

– Pardonnez-moi d’entrer chez vous sans y être invitée, dit-elle. Vous êtes maître Arny Signart, n’est-ce pas ?

Peu habitué à des visites de cette qualité, l’ancien bourreau salua gauchement :

– Si vous savez mon nom vous savez donc aussi ce que j’étais ?

– Je le sais. C’est à ce titre que j’ai désiré vous voir...

– Je n’aime guère me rappeler ces années-là mais... à votre service, madame ! Voulez-vous vous asseoir un peu devant la maison ?

– Ne pouvons-nous marcher ? Vous avez là une belle vigne...

Sous la barbe blanche qui donnait à ce solitaire l’air d’un patriarche, naquit un timide sourire :

– Et qui donne de bon vin... Marchons donc puisque c’est votre désir...

Ils firent quelques pas entre les rangées régulières de plants que le vieil homme caressait au passage d’un geste affectueux.

– Il y aura dix-huit ans en décembre prochain, dit Fiora, un inconnu, un riche marchand florentin, vous a donné de l’or pour accomplir une mission qu’il vous avait confiée et qui lui tenait à cœur. C’est de cela que je suis venue vous parler...

Maître Signart s’arrêta et Fiora, qui marchait devant lui, se retourna. Elle vit que son visage était devenu très pâle :

– Qui êtes-vous, fit-il d’une voix soudain enrouée, pour évoquer ce terrible jour dont j’implore chaque jour le Tout-Puissant de m’ôter le souvenir ?

Lentement, Fiora fit glisser le voile blanc qui enveloppait sa tête pour mettre son visage à découvert :

– Regardez-moi ! ... Je suis « leur » fille, celle que le marchand florentin avait adoptée...

Vivement, le vieillard se signa comme devant une apparition puis cacha sa figure dans ses mains que la jeune femme put voir trembler.

– Que... que voulez-vous ? balbutia l’ancien bourreau. Quelle vengeance voulez-vous exercer sur un vieil homme ?

– Je leur ressemble donc à ce point ?

– Au point de réveiller mes cauchemars. Vous n’imaginez pas combien de fois je les ai revus, tous les deux ! Ils étaient jeunes... ils étaient beaux, ils se souriaient... et moi j’ai dû les abattre...

– C’est peut-être le meilleur service que vous ayez pu leur rendre parce qu’ils sont partis ensemble. Je hais ceux qui les ont conduits à l’échafaud mais, si on les avait enfermés, séparés l’un de l’autre et jusqu’à ce que la mort les prenne, je crois qu’ils auraient été infiniment malheureux. Quand on s’aime, il doit y avoir une douceur à partir ensemble, même par ce chemin-là...